Les lieux à l’anglaise

Auteur(s) : PRÉVOT Chantal
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Le sujet pourrait paraître délicat, malodorant en tout cas, mais ô combien quotidien, et d’intérêt sous le Premier Empire puisqu’il y connut, à son niveau, une révolution technique. C’est en effet à cette période que commença à se répandre les « commodités » modernes, copiées sur nos voisins d’outre-Manche chez qui le sens du confort était beaucoup plus développé. Les cabinets d’aisance privés, cet espace clos dédié à « l’évacuation des humeurs » étaient emportées, la nouveauté était là, par un flot d’eau dans une canalisation vers la fosse d’aisance. Bref des water-closets, nos familiers WC.

Les lieux à l’anglaise
Georg Emmanuel Opitz, "Tableau de Paris - Cabinet d'aisance, Palais-Royal,
Théâtre français, le bureau - Dessin © Musée Carnavalet / Roger Viollet

Ce système était bien évidemment plus ingénieux et plus pratique que les traditionnelles chaises percées ou les tinettes dans la cabane du jardin, mais aussi plus hygiénique que les habituels cabinets d’aisance des immeubles, coincés sous les escaliers ou relégués au grenier pour cause d’odeurs pestilentielles, dont le système était « à sec ». Seule la chute envoyait les matières fécales jusqu’aux fosses d’aisance creusées sous les caves. Encore fallait-il qu’elles tombassent jusque-là, ce qui n’était pas assuré, comme le racontait le grand chroniqueur parisien, Sébastien Mercier (voir l’encadré).

Ainsi les « garde-robes hydrauliques » connues depuis le milieu du XVIIIe siècle, devinrent sous l’Empire le nec plus ultra de l’habitat moderne. Un ouvrage à destination des petites filles, La petite ménagère ou l’Education maternelle dressait en 1816 le portrait-robot de l’appartement idéal : « L’appartement de la comtesse renfermait de plus [un salon et une chambre] une belle bibliothèque, une salle à manger, un vestibule, une salle de billard, une chambre de bains, et des lieux à l’anglaise ». Un réservoir, caché dans la cloison ou au-dessus du siège, s’ouvrait par un robinet et envoyait un jet d’eau dans la cuvette oblongue. Installée à l’autre extrémité de celle-ci, une bonde que l’on manipulait par une tringle, ouvrait et fermait l’évacuation. Ce nouveau marché attira des entrepreneurs, comme ce serrurier-mécanicien, M. Leignadier, qui inventa la cuvette fixe-portative, « que les locataires peuvent facilement enlever en changeant de logement » et, suprême confort, sans odeur [1].

De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration des edifices en general. Tome 2 / . Par Jacques-François Blondel © BnF Gallica
De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration des edifices en general. Tome 2 / . Par Jacques-François Blondel © BnF Gallica

Toutefois cette innovation eut des répercussions inattendues. En effet, l’apport d’eau, faisant gonfler la matière, remplissait plus vite les fosses et les faisait déborder. Les « maitres fifi », surnom donné aux malheureux ouvriers vidangeurs, le plus souvent des immigrés ruraux du centre de la France, durent faire face à un travail accru dans des conditions épouvantables. Passent encore les effluves infectes, le nez s’en accommodait, mais les vapeurs putrides provoquaient des maladies dermatologiques, des ophtalmies, et cas extrême, tuaient par asphyxie. Ce « méphitisme » était dû à un mélange de gaz d’azote, d’oxygène et de sous-carbonate d’ammoniaque produit par la putréfaction de la matière, les fosses ne possédant de système d’évacuation si ce n’étaient leurs malfaçons ou leur ancienneté qui fissuraient les parois. Tout au long de l’Empire, la Préfecture de Police émit plusieurs ordonnances réglementant les activités des vidangeurs : nécessité d’ouvrir les fosses au moins un jour avant le curage pour éventer (avec comme des conséquences olfactives non négligeables pour le voisinage !), travail de nuit (entre 11 heures du soir et 7 heures du matin en hiver, entre minuit et 5 heures du matin en été), le jour les charrettes et tinettes devaient stationner près de Mautfaucon (la grande voirie de Paris, un vaste dépotoir actuellement le parc des Buttes Chaumont) [2]. La question étant d’importance, un décret impérial du 10 mars 1809 fixa le cadre de la construction et rénovation des fosses d’aisance. Mais la législation ne réglementait pas encore la structure des appareils servant de siège, ni celle des tuyaux de chute [3].

Ces lieux à l’anglaise, que d’aucun par orgueil national préférait appeler « lieux à soupape », eurent également une autre implication majeure pour l’habitat, en initiant l’installation de l’eau courante dans les maisons, avec le succès, lent mais définitif, que l’on sait.

Beraud, Antony, "Ah!...Aye!...le cas est pressant", Estampe, 1824 © Musée Carnavalet
Beraud, Antony, « Ah!…Aye!…le cas est pressant », Estampe, 1824 © Musée Carnavalet

Les latrines, vues par Louis-Sébastien Mercier dans les années 1780, dans Le Tableau de Paris :

« Les trois quarts des latrines sont sales, horribles, dégoûtantes ; les Parisiens, à cet égard, ont l’œil et l’odorat accoutumés aux saletés. Les architectes, gênés par l’étroit emplacement des maisons, ont jeté leurs tuyaux au hasard, et rien ne doit plus étonner l’étranger que de voir un amphithéâtre de latrines perchées les unes sur les autres, contigües aux escaliers, à côté des portes, tout près des cuisines, et exhalant de toutes parts l’odeur la plus fétide.

Les tuyaux trop étroits s’engorgent facilement ; on ne les débouche pas ; les matières fécales s’amoncellent en colonne, s’approchent du siège d’aisance ; le tuyau surchargé crève ; la maison est inondée ; l’infection se répand, mais personne ne déserte : les nez parisiens sont aguerris à ces revers empoisonnés ».

Chantal Prévot, responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon (novembre 2024)

[1] Prudhomme, Miroir historique, 1807, t. V. La maison Jean-Jules Alexandre Leignadier se situait 2 rue Saint-Anne, 1er arrdt.
[2] Ordonnances concernant les vidangeurs, 13 Nivôse an XI (3 janvier 1803) ; 24 août 1808.
[3] Guerrand (R.-H.), Les Lieux. Histoire des commodités, La Découverte Poche, Essais, 1997.

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