Les protestants et le pouvoir sous le Second Empire

Auteur(s) : ENCRÈVE André
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Entre 1852 et 1870 les relations que les protestants entretiennent avec le pouvoir sont marquées par une sorte de paradoxe. Le Second Empire se veut, en effet, moderne, moderniste et modernisateur. Or le protestantisme estime qu'il représente une forme modernisée de la religion, adaptée à l'évolution de la société. Dès le XVIe siècle les protestants n'ont-ils pas conçu leur Eglise sous la forme d'une ecclesia reformata semper reformanda? Pourtant, durant les années 1850, les relations entre les protestants et le pouvoir bonapartiste ne sont pas bonnes. Après 1859 on remarque, il est vrai, une amélioration; jamais, cependant, les protestants ne constitueront une clientèle pour le pouvoir. Il convient donc de tenter d'expliquer cette situation.
S'agirait-il, tout d'abord, d'une affaire de personnes? Pourtant, Napoléon III ne professe aucune hostilité à l'encontre du protestantisme. Présenté comme agnostique par la plupart de ses biographes, il a passé une partie de sa vie dans ses pays à majorité protestante (Suisse, Grande-Bretagne). Il se veut, aussi, le successeur de Napoléon Ier, qui a terminé la Révolution en conservant les principaux acquis, et, parmi eux, la Déclaration des Droits de l'Homme; celle-ci affirme l'égalité entre les citoyens, quelle que soit, par ailleurs, leur confession religieuse. Or l'article I du titre premier de la constitution du 14janvier 1852 précise: « La constitution reconnaît confirme et garantit les grands principes proclamés en 1789 et qui sont la base du droit public des Français »(1).

On peut, cependant, citer quelques anecdotes montrant Louis-Napoléon brouillé avec tel ou tel protestant notable. C'est le cas, par exemple, de Léon de Maleville (1803-1879). Secrétaire général du ministère de l'Intérieur en 1840, il donne alors l'ordre d'arrêter Louis-Napoléon après l'affaire de Boulogne. En décembre 1848, peu après l'élection présidentielle, Louis-Napoléon le nomme ministre de l'Intérieur; mais les deux hommes se heurtent rapidement. Jean Pédézert, professeur à la faculté de théologie protestante de Montauban, et ami de Léon de Maleville, en explique la raison:
« Une grande revue eut lieu au Champ-de-Mars. Le ministre de l'Intérieur apprit et rapporta au Prince-Président comme c'était son devoir, qu'on avait beaucoup crié: Vive la République! Le Prince, mécontent dit: « Qu'est-ce qu'ils veulent en faire de leur République? » Le ministre comprit et se décida en homme qui ne voulait être ni complice ni dupe. On attribua sa retraite aux fameux cartons de Boulogne; les cartons ne furent que l'occasion, la défiance fut la cause. Le Prince, il est vrai demanda les cartons; le ministre offrit de les communiquer et refusa de les livrer. « Je vous les apporterai; nous les lirons ensemble ». […] Nouvelle demande; nouveau refus. Le Prince aurait peut-être cédé ou différé; mais M. de Maleville en avait assez […] « Je m'en vais, dit-il à ses collègues; vous serez renvoyés ». […] La rupture fut définitive(2). « En 1852 L. de Maleville refuse un poste de sénateur; en 1864 il est élu conseiller général contre le candidat bonapartiste ».

Signalons, aussi, encore plus anecdotique il est vrai, l'occasion d'un éclat entre Louis-Napoléon et la famille du banquier protestant Jean André, receveur général à Tours en 1849. Absent de la ville lors d'une visite officielle du président de la République, J. Andrémet l'hôtel de la Recette générale:
« à la disposition du préfet pour y loger des personnages faisant partie de sa famille [la famille de L. Napoléon] ou de sa maison. M. Bacciochi se permit d'abuser de leur offre pour loger chez eux une dame, présentée comme appartenant à la famille Bonaparte, tandis que c'était une personne attachée au Prince par des liens irréguliers [miss Howard]. « Les André ayant protesté, par l'entremise d'Odilon Barrot, Louis-Napoléon répond en « s'élevant contre l'étroitesse et le puritanisme de M. André, lui reprochant de s'être plaint d'un fait contre lequel il n'avait qu'à se prémunir, en s'enquérant d'avance de ce qu'était celle qu'il allait recevoir, regrettant qu'une femme d'un dévouement si sûr et d'un caractère si élevé fût tombée dans une maison où, sous le masque de la religion, on ne voyait que l'ostentation d'une vertu guindée, sans charité chrétienne ». O. Barrot n'ose pas transmettre la réponse(3)
Il n'y a cependant là qu'anecdote personnelle, sans portée politique. D'autant plus qu'on peut aussi citer les noms de protestants bonapartistes. G. Haussman naturellement, préfet de la Seine de 1853 à 1869; Achille Fould, le général (puis maréchal) Randon, Boudet qui fut ministre de Napoléon III, Ed. Thayer directeur des postes, Gautier sénateur et sous-gouverneur de la Banque de France, Jules Pagézy grand négociant nommé maire de Montpellier par l'Empire, ou le général Dautheville, député officiel de l'Ardèche, par exemple.

Remarquons, aussi, qu'en 1852 les journaux religieux protestants ne font pas grise mine au nouveau régime. Ils sont, pour l'essentiel, au nombre de trois: Le lien, les Archives du Christianisme et L'Espérance. Le 3 janvier 1853 Le lien publie, indirectement, son ralliement. Alors qu'il n'évoque pratiquement pas la vie politique, il annonce la fondation d'un nouveau journal politique (qui n'est pas animé par des protestants) intitulé Démocratie napoléonienne et il ajoute que ce journal « s'annonce comme un partisan du progrès véritable en toutes choses »(4). Le 12 janvier 1852 les Archives du Christianisme reproduisent une déclaration du Directoire luthérien de Strasbourg, qui approuve « les grandes mesures d'ordre public prises par le président de la République dans l'intérêt de la France »(5). Tandis que dès le 20décembre 1851 L'Espérance avait publié une méditation du pasteur Grandpierre qui constituait une approbation du coup d'Etat, implicite mais claire. La liberté de la presse n'est certes pas assurée en janvier 1852. Il reste que ces journaux auraient pu se retrancher derrière leur caractère religieux pour s'abstenir de toute allusion politique.

Inutile de prolonger cette énumération: il n'est pas contestable, en effet, que certains protestants notables ont soutenu le Second Empire. Mais les listes de noms propres manquent de signification profonde; car elles n'offrent qu'une série d'exemples individuels. Sur un plan plus général, on doit remarquer qu'on rencontre assez peu de protestants dans les cercles dirigeants du Second EmpireLeur nombre est nettement plus faible qu'il ne l'était sous la monarchie de Juillet, et qu'il ne le sera sous la Troisième République. L'explication de ce phénomène n'est pas simple à trouver; car le choix d'un ministre, par exemple, relève parfois d'une série de circonstances fortuites. Il est indéniable, cependant, que les milieux du protestantisme français avaient vu l'essentiel de leurs aspirations politiques satisfaites par la monarchie de Juillet. Libéraux, influencés par le système politique britannique – qu'ils jugent d'essence protestante – ils sont attachés au système parlementaire et aux « grandes libertés politiques ». Alors que Napoléon III rejette le libéralisme, au début de son règne tout au moins. De plus, bien qu'il réside aux Tuileries, ils le regardent un peu comme un aventurier qui professe parfois des idées curieuses, à tonalité socialiste. Par ailleurs, si Napoléon III n'est pas lui-même un homme clérical, entre 1852 et 1859 son régime est fortement marqué par le cléricalisme. Or la grande bourgeoisie protestante est plutôt anticléricale; se souvenant des persécutions dont ses ancêtres ont été les victimes, elle voit dans la laïcité un gage de sécurité pour la minorité huguenote.
Les circonstances de la prise du pouvoir par Napoléon III permettent également de comprendre la réserve manifestée par bien des protestants. On sait en effet, que Louis-Napoléon Bonaparte a été élu président de la République en décembre 1848, librement et démocratiquement. A cette date les protestants ne manifestent pas d'hostilité envers le neveu de Napoléon Ier. Il est vrai, cependant, que l'élection de décembre 1848 n'est pas simple à interpréter. Le général Cavaignac, son principal concurrent, est certes un « républicain de la veille », mais il est aussi très conservateur; il l'a montré en juin1848 en écrasant la révolte des ouvriers parisiens. Auteur de l'Extinction du paupérisme (brochure parue en 1846) Louis-Napoléon apparaît, en revanche, comme un homme d'un républicanisme douteux, mais aussi comme un esprit ouvert aux problèmes sociaux. Il se réclame de Napoléon Ier, qui a laissé de bons souvenirs aux protestants; ce dernier n'a-t-il pas signé en 1802 les Articles organiques qui reconnaissent officiellement les Églises protestantes? Pour la première fois les pasteurs – habitués entre 1685 et 1787 à se cacher pour ne pas être mis à mort – deviennent des personnages officiels, rétribués par l'État. Pourtant l'événement politique majeur, qui va déterminer, dans une large mesure, l'attitude politique des protestants français jusqu'en 1914 n'est pas le Premier Empire, mais la Terreur Blanche de 1815. A cette date, en effet, dans le département du Gard des bandes de royalistes, qui sont aussi catholiques, se livrent à des exactions à l'encontre des protestants: attaques, pillages et incendies de temples: extorsions de fonds; et massacres (quelques centaines de meurtres). Ces violences sont, certes, limitées dans le temps et dans l'espace: la seconde moitié de l'année 1815 et le département du Gard. Mais elles laissent des traces profondes dans la mentalité collective des huguenots. Auparavant ils croyaient que la Déclaration des Droits de l'Homme avait définitivement rejeté les persécutions religieuses dans un passé révolu. Désormais, il y a du sang entre eux et les royalistes-cléricaux. Et, bien que ce ne soit pas toujours le cas, la plupart des protestants classent la hiérarchie de l'Église catholique dans le camp des cléricaux qui souhaitent non point, certes, exterminer les protestants, mais les réduire à l'état de citoyens de seconde zone, dont la présence est simplement tolérée. De ce fait, les choix politiques des protestants vont être déterminés moins par des concepts théoriques que par le souvenir de l'épisode, douloureux, de la Terreur Blanche. La plupart d'entre eux sont dès lors hostiles à la dynastie des Bourbons, et à tout régime politique clérical, ou entache de cléricalisme.

Les souvenirs historiques pèsent donc sur l'attitude des protestants en face de Louis-Napoléon. En décembre 1848, lors de l'élection présidentielle, en tant que groupe les protestants n'ont pas de raison de lui être hostiles. Ils n'adoptent donc pas d'attitude collective. La presse religieuse protestante ne prend guère position. Et, quand on étudie en détail le vote des protestants, on ne remarque aucune unité de comportement (6). Prenons l'exemple du canton de Saint-André-de-Valborgne, dans le département du Gard, dont 92% des habitants sont protestants. La section numéro 1 (le vote se fait par sections de deux ou trois communes), où l'on dénombre 99% de protestants, donne 83% de ses voix à Louis-Napoléon et 15% à Cavaignac. Mais la section numéro 2, toute proche, où les protestants forment aussi 99% de la population, accorde seulement 14% de ses voix à Louis-Napoléon, et 85% à Cavaignac. Or, dans ces deux sections, les souvenirs historiques, et la structure sociale sont fort peu différents. Le même type de disparité se retrouve aussi au niveau des cantons: Saint-André-de-Valborgne (92% de protestants) donne 62% de ses voix à Louis-Napoléon tandis que Lasalle (87% de protestants) ne lui en accorde que 16%. Et l'on pourrait multiplier les exemples de ce genre. En fait les protestants se divisent, car ils s'interrogent sur le sens de la candidature de Louis-Napoléon. Certains voient en lui le neveu de Napoléon Ier, qui devrait mener une politique respectant de l'égalité entre les citoyens, quelle que soit, par ailleurs, la confession religieuse à laquelle ils se rattachent. Tandis que d'autre remarquent qu'il a souvent reçu l'appui des conservateurs et des cléricaux.
Nuançons, cependant. Dans le Sud-Est de la France (Gard, Ardèche, Drôme, Lozère, Hérault) les protestants se divisent et votent tantôt pour Louis-Napoléon, et tantôt pour Cavaignac. Dans le Sud-Ouest, en revanche (Poitou, Charentes) les protestants votent massivement pour Louis-Napoléon. Le canton de Celles-sur-Belle (Deux-Sèvres) par exemple, compte 76% de protestants; il accorde 95% de ses voix à Louis-Napoléon. Et, dans le canton, tout proche, de la Mothe-Saint-Héray les sections à forte densité protestante donnent une grande part de leurs voix à Louis-Napoléon (7). Cette attitude se comprend facilement. Dans le Sud-Ouest le vote bonapartiste n'est ni royaliste ni clérical, ni même conservateur. Noblesse et clergé y dominent la vie économique et sociale; tandis que le « parti » républicain n'est encore constitué. De ce fait, lorsqu'on souhaite voter contre la tutelle des autorités sociales traditionnelles – les protestants les considèrent comme animées de noirs desseins à leur égard -, il est normal d'accorder sa voix au candidat bonapartiste. Dans ces régions le bonapartisme atteint l'un de ses objectifs: constituer un mouvement moderne, ouvert sur l'avenir, favorisant le développement économique et le progrès social, contre les autorités traditionnelles, cléricales et passéistes. Les protestants trouvent donc tout naturel de l'appuyer.

Après son élection, entre 1849 et 1851, Louis-Napoléon gouverne; il doit donc faire des choix. Or certains d'entre eux sont très conservateurs, et cléricaux. L'envoi de l'armée française en Italie pour rétablir le Pape sur son trône temporel au début de l'année 1849 est, naturellement, très mal accueilli dans les milieux protestants. Tout comme le soutien accordé à la « Loi Falloux » sur l'enseignement; car elle augmente l'influence de l'Église catholique sur l'école publique. Progressivement l'attitude de Louis-Napoléon est donc perçue par les huguenots comme de plus en plus conservatrice, et de plus en plus cléricale. Pourtant, sous la Seconde République, le président n'est pas le seul responsable de la politique suivie. Ses choix durant la période 1849-1851 sont donc insuffisants pour expliquer l'attitude politique des protestants en face du Second Empire.

En réalité, ce sont les circonstances du coup d'État du 2 décembre 1851 qui amènent bien des protestants à se méfier de Louis-Napoléon. Quelques protestants participent, cependant à la préparation du coup de force, Achille Fould, par exemple. Mais il ne s'agit que d'individus; et le groupe huguenot se tient, en général, à l'écart de l'installation du nouveau régime. Quant aux pasteurs, certains sont inquiétés, voire incarcérés: deux sont condamnés par des « commissions mixtes » (un à l'exil et l'autre à la déportation en Afrique, mais sa peine est commuée en sentance d'exil), trois sont arrêtés puis relâchés, un est contraint à la démission, deux sont placés sous la surveillance de la police; enfin, deux évangélistes sont expulsés du département où ils exercent leur ministère; Au total, dix pasteurs (ou assimilés) sont inquiétés, sur un total d'environ 500. Ce nombre est trop faible pour influencer les choix politiques des protestants.
En fait, la question principale est celle de la participation de paysans protestants aux soulèvements consécutifs au coup d'État du 2 décembre. Parmi les départements où ces soulèvements se sont produits, certains, comme les Basses-Alpes – immortalisées par Emile Zola – ne comptent que très peu de protestants. Mais le Gard, la Drôme et l'Ardèche, qui possèdent une importante minorité protestante, sont aussi le théâtre de soulèvements. Or, quand on analyse de près le déroulement de ces événements, on remarque une réelle participation protestante, même si, naturellement, les protestants ne sont pas les seuls à se soulever; et si, dans ces trois départements, toutes les régions protestantes ne participent pas à l'affaire (8). Prenons l'exemple du Gard, dont un tiers de la population est protestante. Dans la nuit du 5 au 6 décembre on signale le soulèvement d'une partie des communes situées au Nord et à l'Ouest de Nîmes, régions à forte densité protestante (environ 60%). Quant aux colonnes républicaines de l'arrondissement d'Alès, parties de différents villages elles font leur jonction à Ners (82% de protestants) et à Boucoiran (71% de protestants), où le maire, protestant, distribue lui-même des armes aux républicains. Puis les colonnes marchent sur Nîmes; et elles se dispersent sans combattre. Il est donc clair que, dans le Gard, les protestants participent largement au soulèvement républicain.

Une analyse plus fine permet, pourtant, de nuancer; car tous les protestants du Gard ne se soulèvent pas. Dans les régions « mixtes », où les protestants sont assez nombreux pour réagir en tant que corps, mais pas assez puissants pour se juger totalement en sécurité, ils prennent les armes pour défendre leur liberté, voire leur vie, qu'ils croient menacées comme en 1815; car, localement, les bonapartistes sont alors les alliés des royalistes-cléricaux. Dans les régions de la montagne cévenole, où les protestants forment l'immense majorité de la population, ceux-ci ne se jugent pas menacés; et le seraient-ils, qu'ils seraient en mesure de se défendre. Ils ne bougent donc pas en décembre 1851. Au fond, plus que les républicains de gauche les protestants sont des anticléricaux. Les notables protestants le reconnaissent, d'ailleurs. Le 6 février 1852 le pasteur Gardes, de Nîmes, écrit à l'amiral Charles Baudin (grand notable, bonapartiste depuis le Premier Empire) qui lui avait demandé « toute la vérité » sur l'attitude politique des huguenots du Gard:
« Les agents des sociétés secrètes […] parcoururent les villages et les hameaux; ils disaient: « Venez défendre la République […] ». Ils ajoutaient dans les pays protestants: « Vos frères courent des dangers; on veut renouveler les pillages et les meurtres de 1815 ». Les masses protestantes donnèrent dans le siège et prirent les armes. Mais ils ne furent pas les seuls insurgés […] On prétend que notre peuple est communiste et, en général, il se distingue par plus d'aisance, d'activité, d'industrie […] Notre peuple est antilégitimiste. « Plutôt Brama qu'Henri V » me disait un ex-président de club (9)« .
Les résultats du plébiscite confirment cette interprétation. Pour l'ensemble de la France on dénombre seulement 8% de non; or dans le Gard, où un tiers des électeurs sont protestants, on dénombre 21% de non. Et, si l'on étudie le vote de chaque commune, on remarque que les « forteresses protestantes » où les habitants ne se sentent pas menacés, n'ont guère tendance à voter non. Tandis que, dans les régions « mixtes » les bulletins non sont assez nombreux: 49% de non dans le canton de Sommières, 42% dans celui de St-Mamert, 38,5% dans celui de Vauvert (ces cantons comptent environ 60% de protestants), par exemple. Ce schéma gardois se retrouve dans tout le Sud-Est de la France. En Lozère, aucun soulèvement ne se produit, mais seules les régions protestantes votent non dans une proportion notable (1% de non dans les arrondissements de Mende et de Marvejols où il n'y a pas de protestants, et 31% de non dans l'arrondissement de Florac, où 55% des habitants sont protestants). D'ailleurs, le seul canton rural à accorder une majorité au non (celui de Vernoux, Ardèche) compte 60% de protestants; or on y dénombre 60% de non, coïncidence où le hasard a peu de place.
Dans le Sud-Est, bien des protestants ont donc cherché à s'opposer au coup d'État. Moins par hostilité de principe à l'idéologie bonapartiste, que par crainte des cléricaux-royalistes, et de leurs alliés. Mais, naturellement, bien des administrateurs locaux hostiles aux protestants affirment alors que l'ensemble des huguenots, à quelques exceptions près, sont de dangereux révolutionnaires.

Cette assertion, déjà inexacte dans le Sud-Est, est totalement fausse dans l'Ouest et le Sud-Ouest. Dans le Poitou et les Charentes on ne remarque aucun soulèvement, même dans les régions protestantes. Et, lors du plébiscite les protestants votent oui: dans le canton de Celles-sur-Belle, où 76% de la population est protestante, on ne dénombre que 3% de non, 1,2% dans celui de Lezay (62% de protestants) et 1,7% dans celui de la Mothe-Saint-Héray (59% de protestants). Il est vrai que, dans le Poitou, certains pasteurs sont signalés comme « républicains » (à Poitiers, Rouillé, Lusignan, Ste-Néomaye, par exemple). Mais les fidèles ne nourrissent aucune crainte spécifique en voyant Louis-Napoléon s'emparer du pouvoir. A leurs yeux le bonapartisme, héritier de 1789, ne saurait faire cause commune avec ceux qui souhaitent restreindre leur liberté.
Voici donc la situation telle que les archives nous permettent de la décrire. Mais, nous le savons, les administrateurs bonapartistes, et leurs alliés cléricaux, sont moins nuancés. Or un moment le Prince-Président semble accorder crédit à leurs affirmations, et tenir les protestants pour des adversaires. Il faut se souvenir, en effet, qu'au début de l'année 1852 Louis-Napoléon se trouve dans une situation délicate. Il a conquis le pouvoir mais, pour fonder un régime durable il lui faut se constituer une clientèle. Il doit donc être tout à la fois implacable avec ses véritables adversaires, charmeurs avec les groupes sociaux qui, sans lui être hostiles, ne sont pas (encore) ralliés, et dévoué vis-à-vis des groupes qui le soutiennent depuis décembre 1851; au premier rang desquels il convient de classer les cléricaux. En face des protestants le Prince-Président peut donc hésiter entre deux attitudes: les traiter en adversaires ou tenter de se les concilier, en satisfaisant certaines de leurs revendications, tout particulièrement leur besoin de sécurité. Dans cette dernière optique, la désignation de candidats officiels protestants pour les élections législatives serait bienvenue.

Or en février 1852 le Prince-Président semble plutôt tenir les protestants pour des adversaires ; les élections le montrent. Dans le département du Gard, le gouvernement choisit de s'appuyer sur les légitimistes. Comme il y a trois sièges à pourvoir, et que les protestants constituent un tiers de la population, le préfet propose que l'un des trois candidats officiels soit un protestant; et il avance le nom d'un protestant, légitimiste modéré, Félix de La Farelle. Pour obtenir son élection, il présente un découpage électoral qui délimite une circonscription à majorité protestante. Cette attitude, qui semble raisonnable, est tout d'abord entérinée par le ministre de l'Intérieur. Mais elle mécontente vivement les milieux cléricaux du Gard, qui sont scandalisés de voir le régime qu'ils appuyent présenter la candidature d'un protestant (même légitimiste!). Aussi envoient-ils l'un des leurs à Paris – Casimir Murjas – qui soutient, dans une longue note conservée aux Archives Nationales, que la plupart des protestants étant de dangereux révolutionnaires, l'élection d'un huguenot, fût-il légitimiste, ne pourrait qu'être ressentie comme un encouragement par tous les révolutionnaires. On y lit, par exemple:
« […] dans ce département [le Gard] la confraternité religieuse efface les nuances; les protestants bleus ou rouges sont avant tout protestants […] le seul fait d'une influence exercée par un protestant modéré encourage et enhardit infailliblement les protestants révolutionnaires, qui se croient, se sentent et sont en effet, soutenus et protégés […] Le gouvernement peut être certain que, partout où un magistrat protestant, même honorable, sera mis en face de ses coreligionnaires, il y aura probablement d'un côté indulgence, sinon faiblesse; de l'autre confiance et peut-être impunité (10).

En dépit de cette argumentation, il n'obtient pas satisfaction au ministère de l'Intérieur. Les cléricaux du Gard ne se découragent pas: le marquis de Calvières – détesté par les protestants car, en 1815, son père avait été regardé comme l'un des responsables des massacres – écrit directement à Louis-Napoléon; et il obtient gain de cause. Contre l'avis du préfet le Prince-Président fait modifier les circonscriptions, et il fait élire le marquis de Calvières, à la place du protestant légitimiste que le préfet voulait présenter! En février 1852 Louis-Napoléon semble donc bien considérer les protestants du Sud-Est comme des adversaires.
Ce que voyant les protestants parisiens conservateurs, et bonapartistes, l'amiral Baudin par exemple, interviennent en haut-lieu afin de montrer que les protestants craignent pour leur liberté, mais qu'ils ne sont pas les ennemis du nouveau pouvoir. Pourtant, le chef de l'Etat ne modifie pas immédiatement son attitude. Et l'installation du régime se passe dans une atmosphère des plus cléricales. Les protestants remarquent, ainsi, toute une série de petites choses, qui s'accumulent, et leur déplaisent vivement.
Prenons quelques exemples. L'un des plus remarqués alors par les huguenots est celui des processions. La loi, qui date de Napoléon Ier, interdit les processions catholiques dans les communes où un lieu de culte non catholique est ouvert. Restrictive, cette réglementation est assez vite interprétée comme interdisant les processions seulement dans les communes où est implanté un chef-lieu consistorial protestant. Pourtant en 1852 le gouvernement, qui viole ainsi la loi, donne l'ordre de laisser des processions se dérouler partout (sauf à Paris et à Nîmes, où l'on craint des incidents). Le sous-préfet de Rochefort écrit, par exemple, le 13 novembre 1852: « Malgré l'opposition du maire de Rochefort, qui est protestant, j'ai fait reprendre cette année les processions […] » (11). Autre exemple: la condamnation, par la commission mixte, du pasteur J.-B. Giraud, de Rouillé (Vienne), arrêté en février 1852, alors qu'aucun soulèvement n'a eu lieu dans la région; et condamné à la déportation en Afrique du Nord alors qu'on lui reproche seulement quelques paroles imprudentes, qu'il nie avoir prononcées. En fait les protestants de la région interprètent l'affaire autrement. Ils se souviennent que J. B. Giraud est un ancien séminariste catholique, converti au protestantisme, ce que les cléricaux de la région ne lui pardonnent pas. D'ailleurs, les documents conservés aux Archives Nationales confirment que la commission mixte lui a essentiellement reproché sa conversion au protestantisme. Voici le motif de condamnation, tel qu'il est résumé par la commission:
« Né à Poitiers élevé par la charité d'un des curés de la ville, placé au grand séminaire; bientôt publiquement apostat, et se jetant dans les bras des protestants. Il abjure sa foi à Rouillé (Vienne); quelques années plus tard il revient au même lieu avec le titre de pasteur […] » (12). Suivent les accusations concernant ses déclarations en décembre 1851.
Dès son arrestation le consistoire proteste officiellement auprès du ministre en se plaignant, amèrement, de l'attitude de l'administration, et en résumant ses griefs dans cette formule, « en vérité ce n'est pas là être administrés, c'est être poursuivis » (13). Le consistoire ayant sollicité de nombreuses interventions en faveur de Giraud, la peine est finalement commuée en une sentence d'exil en Angleterre. Il reste que les protestants du Poitou ont alors considéré qu'ils n'étaient pas regardés par l'administration comme les égaux des catholiques; n'avait-elle pas, plus ou moins, l'intention de tenter d'interdire les conversions au protestantisme ?

Une autre affaire agite les protestants. Au printemps de l'année 1852 plusieurs présidents de consistoire de province alertent les pasteurs de Paris car le ministre de l'Instruction publique et des Cultes vient de décider d'interdire aux jeunes protestants (et juifs) de se présenter au concours de l'Ecole Normale Supérieure dans la section des lettres (les juifs sont écartés des lettres et des sciences). En fait le ministre, H. Fortoul, veut surtout satisfaire les cléricaux. Mais cela scandalise les protestants, qui y voient un reniement des Principes de 1789. Naturellement Achille Fould, ministre d'Etat, protestant d'origine juive, se sent doublement agressé par cette décision, et il le dit lors du conseil des Ministres du 30 juillet 1852. Comme on peut le penser, Louis-Napoléon, qui a cité les Principes de 1789 dans la constitution, tranche en faveur de l'égalité entre les citoyens. Mais l'incident est révélateur du climat de l'époque.
Tout aurait probablement pu s'arranger assez vite entre les protestants et l'Empire ; car Louis-Napoléon n'est pas lui-même un clérical, son attitude au moment de l'incident des inscriptions à l'Ecole Normale Supérieure le montre. Pourtant, il faut attendre les années 1859-1860 pour que les huguenots se rassurent.
La persistance du mécontentement des protestants est bien illustrée par une lettre adressée le 13 novembre 1857 au ministre des Cultes par le sénateur Gautier, banquier protestant bonapartiste, sous-gouverneur de la Banque de France et président (nommé par l'Empereur) du Conseil central des Eglises réformées. Il écrit, notamment :
« Ce que les protestants demandent […] et qui leur est jusqu'ici refusé c'est le redressement de l'erreur qui consiste à considérer comme une association ce qui est une communion religieuse […] Ce qu'ils demandent encore, eux qui n'ont aucun motif pour être ni moins bons citoyens, ni moins fidèles sujets que les catholiques, c'est de ne pas être signalés en masse par certaines autorités locales comme des ennemis de l'Etat ou de son gouvernement; c'est de ne pas se voir refuser, sous le motif offensant pour eux, de l'intérêt des moeurs publiques, l'ouverture d'écoles primaires protestantes […]; ce qu'ils demandent enfin, c'est une interprétation plus confiante, et plus libérale du principe de la liberté de conscience ». Et il conclut sa lettre par cette phrase significative: « soumise [la minorité protestante] à des autorités locales que des influences intolérantes entraînent trop souvent envers cette minorité à la partialité, à l'arbitraire et à l'injustice (14).

Ce texte est éclairant, car il émane d'un grand bourgeois bonapartiste, et non d'un dangereux révolutionnaire. Son mécontentement est motivé, pour l'essentiel, par les difficultés que les évangélistes protestants ne cessent de rencontrer. Pour bien comprendre la situation, il faut se souvenir qu'alors bien des protestants sont convaincus que la Réforme n'a pas triomphé en France au XVIe siècle, uniquement en raison des persécutions violentes. Or, au XIXe siècle les huguenots, qui bénéficient de l'égalité civile, estiment qu'ils ont le devoir d'annoncer l'Evangile dans toute la France, et à tous les Français. De plus, ils constatent que les catholiques disposent d'au moins un lieu de culte dans chaque commune. Pour se sentir les égaux des catholiques, ils estiment qu'ils doivent pouvoir faire des réunions religieuses protestantes dans toutes les communes – à l'instar du clergé catholique -, même là où l'on ne rencontre pas de communauté protestante ancienne. Or la hiérarchie de l'Eglise romaine n'est pas du tout de cet avis. Elle ne songe certes plus à envoyer des dragons pour tenter de « réduire l'hérésie »; mais elle en est encore au simple stade de la tolérance. Elle accepte de tolérer la présence des protestants dans les régions où ils sont installés depuis longtemps. Mais elle estime qu'elle doit s'opposer – au besoin en réclamant l'aide de la force publique – à la tenue de réunions religieuses protestantes dans les communes qui ne possèdent pas de communauté protestante ancienne. Face à ces deux attitudes contradictoires, l'Etat doit trancher. D'autant plus que le culte protestant est reconnu par la loi, au même titre que le culte catholique, et que cette loi promet à l'un et à l'autre une égale protection. Cette question peut sembler minime; mais la plupart des protestants y attachent une très grande importance: ils voient dans la possibilité d'annoncer l'Evangile, tel qu'ils le comprennent, dans toutes les communes, la pierre de touche de leur réintégration dans la communauté nationale. De plus, sous la monarchie de Juillet ils jouissaient, en ce domaine, d'une assez grande liberté. Et, sous la Seconde République, la législation précisait de manière explicite que les réunions religieuses pouvaient se tenir librement. De ce fait les évangélistes protestants, qui avaient déjà remporté des succès durant les années1830 et 1840, avaient vu ceux-ci s'amplifier quelque peu entre 1848 et 1851.

Lorsqu'au début de l'année 1852 Louis-Napoléon installe véritablement son pouvoir, les protestants ne considèrent pas que cet événement politique pourrait avoir une incidence sur l'évangélisation. C'est oublier l'alliance que le Prince-Président a passée – tacitement – avec les cléricaux en décembre 1851; et aussi la volonté présidentielle d'affermir le régime en contrôlant très étroitement la vie sociale, et en interdisant aux hommes de gauche de tenir des réunions. Or, sous la Seconde République, en quelques endroits des « socialistes », dont les réunions étaient souvent prohibées, avaient utilisé les assemblées religieuses protestantes pour tenter de continuer à se réunir. En 1852 les cléricaux, qui ne l'ignorent pas, utilisent ces faits pour lutter contre le protestantisme, avec l'appui de l'État, mais de manière indirecte. Ils ne s'en prennent pas aux doctrines protestantes, mais ils utilisent des arguments politiques. Le Mémoire remis au ministre de l'Intérieur par Casimir Murjas en 1852 et que nous avons déjà cité, en offre un bon exemple. Et les administrateurs locaux (préfets, procureurs généraux) sont gênés par cette argumentation: même s'ils ne sont pas cléricaux, ils ne peuvent guère négliger les pressions venues de l'évêché, et ils ne peuvent pas laisser les « socialistes » se réunir. D'autant plus que le décret-loi du 25 mars 1852 stipule que les réunions publiques « de quelque nature qu'elles soient » doivent être autorisées. La plupart des administrateurs locaux en concluent que les réunions religieuses protestantes ne peuvent pas se tenir sans autorisation préalable. Alors que les protestants affirment qu'il est tout à fait anormal d'assimiler un culte religieux à une réunion publique. Avant de célébrer leur messe les curés ne sollicitent pas d'autorisation; pourquoi les pasteurs protestants devraient-ils le faire avant de présider leur culte.

En 1852 les protestants sont donc extrêmement surpris de voir les administrateurs locaux entreprendre de placer les réunions religieuses protestantes d'évangélisation sous le régime de l'autorisation préalable. Croyant à un excès de zèle local, ils commencent par se plaindre au ministre des Cultes. Mais ils comprennent vite que depuis le coup d'État les choses ont changé: c'est le ministre des Cultes lui-même qui souhaite contrôler très étroitement les réunions religieuses protestantes; ce qui inquiète fort les huguenots. D'autant plus que les protestants conservateurs, qui ont assez bien accueilli le coup d'État, accepteraient – compte tenu des difficultés du moment – de suspendre temporairement les nouvelles tentatives d'évangélisation. Mais ils ne sauraient admettre que le pouvoir politique tente de faire disparaître le protestantisme de communes où il est implanté depuis les années 1830 ou 1840. Or les cléricaux se lancent dans une véritable opération de reconquête; et ils tentent d'enrôler le pouvoir politique sous leur bannière. Prenons un exemple. Celui de quelques villages de la région de Louhans (Saône-et-Loire): Branges, Sornay, Montpont, principalement. Vers 1835-1840 des évangélistes, au service d'une société religieuse suisse, la Société évangélique de Genève, y ont obtenu la conversion de quelques centaines de personnes. Le pouvoir politique n'en ayant pas pris ombrage, des temples y avaient été construits sans difficultés; mais, formellement, les réunions n'avaient pas été autorisés par un acte écrit. Or, en 1853, alors que la région est calme, le procureur général de Dijon – un clérical autoritaire – découvre tout à coup que les réunions religieuses protestantes de la région de Louhans, qui se tiennent paisiblement depuis plus de 15 ans, sont un danger pour l'ordre public. Comme aucun texte légal ne les a autorisées, il décide de les interdire. Les protestants refusant de cesser de célébrer leur culte dominical, il condamne les évangélistes à des très fortes amendes, pour délit de réunion illicite. Le traitement, très modeste, des évangélistes ne leur permettant pas de payer ces amendes, il les fait jeter en prison, en 1854. Naturellement l'affaire provoque une certaine émotion dans les rangs des huguenots. Pour la première fois depuis bien longtemps des pasteurs sont incarcérés parce qu'ils ont commis le délit de célébrer un culte protestant! Certains se voient déjà revenus au temps de la révocation de l'Edit de Nantes.

Les dirigeants de la Société évangélique de Genève, qui emploie ces pasteurs, font alors agir leur président, le comte de Saint-George. Sujet britannique, fixé en Suisse, c'est un descendant d'une vieille famille huguenote du Poitou, émigrée en Angleterre après la révocation de l'Edit de Nantes. Disposant d'une très grande fortune, et familier de l'aristocratie européenne, c'est aussi un ami personnel de l'ambassadeur de Grande-Bretagne en France; élément qui n'est pas à négliger au moment ou Napoléon III souhaite entretenir de bonnes relations avec la Grande-Bretagne. Saint-George s'installe à Paris, et il multiplie les démarches en vue d'obtenir la libération des évangélistes emprisonnés. Comme il n'y parvient pas il sollicite, une audience de l'Empereur lui-même, qui le reçoit le 7 janvier 1855. Quelques jours plus tard Napoléon III, qui s'est rendu à ses arguments, grâcie les condamnés, qui sont pourtant restés en prison pendant 110 jours! On le voit, pour les protestants l'alerte a été chaude. D'autant plus que, sur le plan général, la décision ponctuelle de NapoléonIII ne change rien. Sans doute l'Empereur est-il lui-même partisan de la liberté et de l'égalité des cultes. Mais, comme il ne modifie pas la législation, et comme il maintient son alliance avec les cléricaux, les mêmes causes produisent les mêmes effets: peu après une affaire semblable éclate en Haute-Vienne. Pour éviter que des évangélistes soient à nouveau emprisonnés, au début de l'année 1856 les huguenots en sont réduits à faire intervenir lord Clarendon, ministre britannique des Affaires étrangères, venu à Paris à la tête de la délégation de son pays pour participer à la conférence internationale réunie à l'issue de la guerre de Crimée.

On remarque, ainsi, toute une série d'affaires, qui choque beaucoup les protestants. Au total, il est vrai, le nombre de huguenots tracassés par les autorités n'est pas très élevé (quelques milliers). Mais, pour comprendre la réaction des protestants on doit se souvenir qu'au XVIIe siècle, avant de révoquer l'Edit de Nantes et de persécuter violemment les protestants, Louis XIV avait commencé par restreindre, un peu, leur liberté de culte. Dans les années 1850 bien des huguenots craignent donc que les tentatives pour faire disparaître le protestantisme de communes où il est implanté depuis 15 ou 20ans, ne soient les prémices d'une véritable persécution à l'encontre des communautés huguenotes anciennes. Éventualité peu probable, certes, au milieu du XIXe siècle; mais qu'ils ne parviennent pas à écarter totalement de leur esprit tant que NapoléonIII ne modifie pas ses alliances politiques, et la législation.
Après 1859, en revanche, la situation se modifie; car la politique italienne de l'Empereur le brouille avec les cléricaux français. Aussitôt la plupart des évangélistes protestants ne rencontrent plus de difficultés. Par ailleurs, l'Empereur, qui n'est plus tenu de satisfaire la hiérarchie de l'Église romaine, modifie la législation. Le 19mars 1859 il signe un décret qui, sans accorder une pleine liberté aux réunions religieuse protestantes, leur donne de sérieuses garanties.
Dès lors les protestants n'ont plus de raisons confessionnelles de craindre l'Empire. Deviennent-ils bonapartistes pour autant? Lorsqu'on étudie de près le résultat des élections législatives de 1863 et 1869 on constate que les protestants de l'Ouest (Poitou, Charentes) restent fidèles aux choix bonapartistes qu'ils avaient exprimés dès 1848. Dans ces régions voter pour un candidat bonapartiste, c'est s'opposer aux cléricaux; les protestants n'ont donc aucune raison de ne pas persévérer dans leur choix initial. Dans le Sud-Est de la France, d'autre part, on remarque une évolution intéressante. En 1863 les protestants sont plus nettement bonapartistes qu'ils ne l'avaient été en 1851. Localement, en effet, le gouvernement de NapoléonIII s'est brouillé avec les légitimistes cléricaux, et, pour satisfaire les protestants, il a l'habileté de présenter d'assez nombreux candidats officiels protestants (un sur quatre dans le Gard, deux sur trois dans l'Ardèche et dans l'Hérault, un sur trois dans la Drôme). Or dans ces régions, en 1863 le parti républicain n'est pas encore reconstitué. Comme les candidats bonapartistes sont combattus par les cléricaux, assez souvent les protestants leur accordent leur suffrage. Mais ce choix est conjoncturel, il ne correspond pas à une conversion idéologique, les élections de 1869 sont là pour le montrer. A cette date, en effet, dans le Sud-Est de la France le parti républicain est reconstitué; si bien que seule la présence de candidats bonapartistes était conjoncturel; en 1869 il n'est plus que personnel, ce qui le rend d'autant plus fragile. Après 1870 le peuple protestant sera républicain.

Au fond, sous le Second Empire les relations entre les protestants et le pouvoir sont un peu à l'image du problème général rencontré par Napoléon III. La plupart de ceux qui ont approché l'Empereur le tiennent pour un homme bienveillant, cultivé, possédant une pensée économique, et des idées sociales. Pourtant, il parvient très difficilement à en convaincre le peuple. Parce que les circonstances de sa prise du pouvoir, et les alliances très conservatrices qu'il passe en décembre 1851, l'éloignent de ceux pour qui il souhaite travailler. Et, quant il tente d'appliquer ses idées, à partir de 1859 surtout, il perd l'appui des cléricaux sans obtenir le ralliement de la gauche. Pour le cas particulier des protestants, ce schéma n'est que partiellement exact; la bourgeoisie protestante, orléaniste entre 1830 et 1848 conserve, ensuite, cette ligne politique. Quant au peuple protestant, il n'est nullement un adversaire du bonapartiste. Dans l'Ouest et le Sud-Ouest, bien des protestants n'hésitent pas à apporter leur suffrage au candidat officiel; on doit, cependant, reconnaître que, dans ces régions le parti républicain n'est guère organisé. Dans le Sud-Est, en revanche, les souvenirs tragiques de la Terreur Blanche de 1815 sont plus forts; aussi le peuple protestant y est-il républicain avant 1848, parce qu'à ses yeux seule la République permet de garantir la liberté, et l'égalité. Naturellement les alliances cléricales du début de l'Empire ne peuvent que le confronter dans cette opinion.


Conférence prononcée le mercredi 29 avril 1987

Notes

(1) Cité, notamment, par Jacques Godechot, Les constitutions de la France depuis 1789, Paris, 1970, p. 292.
(2) Jean Pédézert, Souvenirs et études, Paris, 1888, p. 248-249.
(3) Alfred André, Madame André-Walther (1807-1886), Paris, 1896, p. 41
(4) P. 421, col. 2.
(5) P. 7. col.1.
(6) Pour plus de détails consulter : André Ancrevé, Protestants français au milieu du XIXe siècle : les réformés de 1848 à 1870, Genève, 1986, 1121 p.
(7) La section numéro 3, qui groupe les communes de Gout et Exoudun compte 84% de protestants : elle accorde 88% de ses voix à Louis-Napoléon.
(8) Pour plus de détails, consulter André Encrevé, Protestants français... p. 467-500.
(9) Archives Nationales, F19 10 186, lettre du 6 février 1852.
(10) Archives Nationales, FI CIII Gard 5.
(11) FI CIII Charente-Inférieure 9.
(12) BB30 402.
(13) Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme français. 1987, p. 283, note 64.
(14) Archives Nationales, F19  10 109 ; le ministre des Cultes ne daigne même pas lui répondre.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
364
Numéro de page :
33-40
Mois de publication :
Avril
Année de publication :
1989
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