Introduction
Le premier conseil avait été créé à Lyon en 1806 sous forme d'une instance de conciliation avec des juges élus. Le décret du 3 juillet 1806 prévoyait l'établissement d'un tel bureau « dans les villes de fabriques où le gouvernement le jugera convenable ». Il appartenait aux chambres de Commerce d'en faire la demande motivée. Sous le Premier Empire, la juridiction se répandit à Rouen, Nîmes (1807), Avignon, Mulhouse, Troyes, Thiers, Avignon, Carcassonne, Saint-Quentin (1808) puis Reims, Lille, Saint-Étienne, Marseille, Alès, Cambrai, Orléans, Strasbourg…
Les conseils de prud’hommes avant 1848
En tout, une quarantaine de conseil de prud'hommes existaient en 1815, essentiellement dans les villes connaissant une forte industrialisation dans le textile mais aussi la quincaillerie, la coutellerie, les armes ou la métallurgie.
Le système était même exporté dans plusieurs territoires belges, allemands, italiens annexés par l'Empire français : Aix-la-Chapelle, Gand, Cologne, Rome, Bruges, Leyde…
Après l'abdication de Napoléon, l'extension (Amiens, Elboeuf, Abbeville, Metz, Nancy, Valenciennes, Bar-le-Duc, Thann, Douai, Tourcoing…) se fit relativement lentement puisqu'on retrouve 53 conseils en 1830, puis 71 en 1847. C'est seulement en 1845 que fut créé un conseil de prud'hommes pour l'industrie des métaux à Paris.
1848 : la démocratie entre dans les conseils de prud’hommes
La révolution de février 1848 a renversé Louis-Philippe et la monarchie de Juillet. La République est proclamée. Les premières mesures portent sur l'établissement du suffrage universel masculin et la législation sociale. Ainsi, une loi du 27 mai 1848 remanie en profondeur l'organisation des conseils de prud'hommes.
La démocratie entre plus complètement dans les modes de scrutin. Surtout, le paritarisme (autant de représentants salariés que de représentants patronaux) est mis en place dans toutes les structures des conseils, bureaux de conciliation et de jugement, formation de référé, chambres. Les audiences de conciliation devaient être tenues par deux membres : l'un patron, l'autre ouvrier. La loi de 1848 spécifie que le nombre de prud'hommes ouvriers est toujours égal à celui des prud'hommes patrons et dispose que chaque conseil aurait au moins 6 membres et 26 au plus.
Tous les patrons, chefs d'atelier, contremaîtres, ouvriers et compagnons âgés de 21 ans et résidant depuis six mois au moins dans la circonscription du ressort du conseil sont déclarés électeurs. Lors de l'élaboration du projet il avait même été question d'abaisser la majorité électorale à 18 ans. Pour être éligible, il suffit d'être électeur, de savoir lire et écrire et être domicilié depuis au moins un an dans la circonscription du conseil. Dans la catégorie des patrons sont rangés les contremaîtres, les chefs d'atelier et tous ceux qui payent une patente depuis plus d'un an et occupent un ou plusieurs ouvriers. La présidence du conseil donne voix prépondérante mais elle ne dure que trois mois et est attribuée alternativement à un patron et à un ouvrier, chacun par leurs collègues respectifs. Encore le paritarisme.
L'élection répondait à une technique croisée, fort complexe. Il était procédé à deux élections. Dans la première, ouvriers et patrons, séparément, nomment au scrutin de liste à la majorité relative et par catégories professionnelles un nombre de personnes triple de celui auquel ils ont droit. Les listes de candidats ainsi choisis sont transmises aux mairies des communes du ressort territorial du conseil à élire. Chacun peut alors en prendre connaissance puisque ces listes sont affichées publiquement. Dans la seconde élection, qui est définitive, les ouvriers choisissent au scrutin pluri-nominal à la majorité absolue, parmi les candidats patrons, les prud'hommes patrons, et les patrons choisissent à leur tour les prud'hommes ouvriers sur la liste des candidats ouvriers. Ce mode de scrutin peut paraître étrange, puisque chaque catégorie se doit de désigner les élus de l'autre catégorie ; et donc éventuellement d'y trouver des alliés et d'en écarter les éléments les plus irréductibles : les salariés peuvent par exemple préférer les contremaîtres ou chefs d'ateliers aux patrons… Cela permet néanmoins d'assurer une véritable légitimité aux prud'hommes puisqu'ils sont élus, directement et indirectement, par tous, entrepreneurs et ouvriers. L'éphémère ministre de l'Agriculture et du Commerce, Ferdinand Flocon (1) , explique que c'est « précisément pour entrer dans la voie de la fraternité ».
Dans la réalité, le système fonctionne plutôt mal et, dans certains conseils, on n'applique pas la loi, complexe et pas toujours bien adaptée.
Les prud’hommes dans la pensée de Louis-Napoléon
L'idée même de prud'hommes n'était nullement étrangère à la formation intellectuelle de Napoléon III. Non seulement il pouvait se référer utilement à la création des conseils par son impérial oncle en 1806, mais, de surcroît, le terme appartenait à son propre vocabulaire politique.
En 1844, emprisonné au fort de Ham, le futur empereur avait écrit une brochure socialisante intitulée L'extinction du paupérisme. Il s'agit en fait d'un assemblage d'articles qu'il avait fait paraître dans Le progrès du Pas-de-Calais. L'auteur qualifie lui-même son ouvrage d'écrit « qui a pour unique but le bien-être de la classe ouvrière ». Il y cherchait des solutions aux conditions de vie des classes laborieuses. Louis-Napoléon propose par exemple le retour à la terre des ouvriers chômeurs des grandes cités, enrôlés dans des colonies agricoles. La régulation et l'encadrement de cette main-d'oeuvre seraient assurés par des prud'hommes élus par les ouvriers. Dans l'industrie comme dans ces colonies en milieu rural, Louis-Napoléon Bonaparte préconise donc l'élection de prud'hommes.
« Nous voudrions qu'on créât entre les ouvriers et ceux qui les emploient une classe intermédiaire jouissant de droits légalement reconnus et élue par la totalité des ouvriers. Cette classe intermédiaire serait le corps des prud'hommes. Nous voudrions qu'annuellement tous les travailleurs ou prolétaires s'assemblassent dans les communes, pour procéder à l'élection de leurs représentants ou prud'hommes à raison d'un prud'homme pour dix ouvriers. La bonne conduite serait la seule condition d'éligibilité. Tout chef de fabrique ou de ferme, tout entrepreneur quelconque, serait obligé par une loi, dès qu'il emploierait plus de dix ouvriers, d'avoir un prud'homme pour les diriger, et de lui donner un salaire double de celui des simples ouvriers. Ces prud'hommes rempliraient, dans la classe ouvrière, le même rôle que les sous-officiers remplissent dans l'armée. Ils formeraient le premier degré de la hiérarchie sociale, stimulant la louable ambition de tous, en leur montrant une récompense facile à obtenir » (2).
Même si ces prud'hommes n'ont que peu de lien avec les conseillers prud'hommes que nous connaissons ou ceux qui avaient été installés dès 1806, ils avaient le mérite d'exister dans les projets sociaux du futur empereur voire de tracer la voie pour de prochaines réformes.
La réforme de 1853
Une loi du 7 août 1850 vient placer les frais d'élections prud'homales parmi les dépenses obligatoires de la commune dans laquelle se passait la consultation. L'ouvrier qui voulait saisir les prud'hommes était dispensé de toute avance d'argent pour le timbre et l'enregistrement en débet de toutes les pièces de procédure. Les frais ne seraient payés qu'après le jugement définitif par la partie qui perdait le procès.
Après le coup d'État du 2 décembre 1851 contre l'Assemblée et l'établissement du Second Empire, Napoléon III a désormais « les mains libres » pour appliquer les réformes économiques et sociales qu'il préconisait autrefois depuis sa prison d'Ham.
Après les complexités de la législation de 1848, la loi du 1er juin 1853 vient très rapidement régler les conditions d'élection et de fonctionnement des conseils de prud'hommes : les patrons et les ouvriers élisent leurs représentants chacun de leur côté. Si le système paritaire est conservé, le président et le vice-président sont maintenant nommés directement par l'Empereur. Éventuellement, le chef d'État peut aller jusqu'à les choisir en dehors du conseil élu. Cette exception fausse alors la parité instaurée en 1848.
Concrètement, la législation impériale maintient le principe de l'élection par collège, mais restreint quelque peu le corps électoral. L'électeur masculin – il faudra attendre 1907 pour que les femmes votent également – doit avoir 25 ans et non plus 21. La loi apporte une condition inédite : l'électeur doit justifier de 5 ans d'expérience professionnelle. Enfin, une présence de 3 ans (et non plus 6 mois comme auparavant) dans la circonscription électorale est exigée.
Pour les conditions d'éligibilité, les mêmes tendances s'observent : le prud'homme doit avoir au moins 30 ans (et non plus 25), justifier de 5 ans d'exercice du métier et vivre depuis 3 ans (et non plus 1 an) dans le ressort du conseil. Comme auparavant, il doit savoir lire et écrire.
Le mode de scrutin connaît également un certain toilettage. À partir de 1853, l'on organise un scrutin plurinominal majoritaire à deux tours par collège. La durée du mandat est doublée, passant de 3 à 6 ans, les élus sont renouvelés par moitié tous les 3 ans et non plus par tiers chaque année comme cela se pratiquait jusqu'à présent. Globalement, on revient pratiquement au système électoral d'avant 1848.
On se rappelle qu'une des motivations du coup d'État de 1851 avait été le refus des députés de revenir sur les restrictions qu'ils avaient imposées au suffrage universel (élimination du corps électoral de tous les travailleurs plus ou moins nomades, ne disposant pas d'une durée minimale dans la commune). On remarque que le Second Empire agit en matière prud'homale exactement à l'inverse de ce qu'il réalise pour les élections politiques. L'objectif est bien d'écarter du corps électoral prud'homal les ouvriers migrants, ceux qui passent d'entreprise à entreprise, de ville en ville afin de trouver un emploi. On élimine donc la partie de la population la moins sûre idéologiquement, celle sur laquelle ni l'État, ni les patrons, ni l'administration, ne disposent d'un réel contrôle.
Si l'on observe, non plus les règles institutionnelles mais leurs applications, on se rend compte qu'au moins jusque dans les années 1860, les ouvriers participent peu aux élections prud'homales et reconduisent assez facilement les élus sortants. Les campagnes électorales sont plutôt mornes. À partir de 1860, le régime napoléonien connaît une certaine libéralisation économique, politique et sociale. Les candidatures ouvrières sont un peu plus nombreuses, parfois plus idéologiques qu'autrefois. Les campagnes s'animent quelque peu.
L'institution réformée en 1853 avait eu un rôle de pacification sociale mais on envisageait déjà aussi une mission économique. Cette juridiction échevinale survécut durant tout le Second Empire et perdura après 1870. Globalement, l'organisation des conseils basée sur la réforme de 1853 restera stable jusqu'en 1907, même si dès 1880, à l'intérieur de l'instance, des modifications importantes seront apportées : le président et le vice-président sont élus en assemblée générale ; si le président est choisi parmi les prud'hommes patrons, le vice-président ne peut l'être que parmi les prud'hommes ouvriers, et réciproquement.
Bibliographie :
– Andolfatto (Dominique), Aux urnes salariés ! Les élections professionnelles, prud'homales et sociales, Histoire et sociologie, thèse en sciences politiques, université de Grenoble, 1989, 718 p.
– Spiry (Christelle), La politique sociale sous la Deuxième République et le Second Empire, mémoire de DSES, université Nancy 2, 1998, 112 p.