Les responsabilités de la défaite militaire de 1870

Auteur(s) : SPILLMANN Georges
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Napoléon III a régné sur la France de 1848 à 1870, pendant près de 22 années consécutives durant lesquelles il a exercé le commandement suprême des armées de Terre et de Mer. Notre armée de Terre était tenue, jusqu’en 1866, pour la plus forte d’Europe. Elle avait achevé la conquête de l’Algérie, battu l’armée russe en Crimée et pris Sébastopol, gagné la guerre de libération de l’Italie septentrionale contre les Autrichiens en 1859. Elle fut malheureusement engagée, de 1862 à 1867 dans la stérile et inutile expédition du Mexique.
La Marine française, rénovée, comprenant des bateaux à vapeur cuirassés de tonnages différents, bien armés, constituait une force navale importante, capable de tenir en échec les Anglais eux-mêmes.
Cet ensemble très imposant donnait aux Français un sentiment de supériorité évidente, ce qui finit toujours mal car on s’endort alors dans la confiance en sa force, dan- l’excellence de ses méthodes, bref dans la routine, alors que l’adversaire éventuel travaille en fonction d’un ennemi dont il connaît les qualités, les points forts, mais aussi les faiblesses et les lacunes.

Nous examinerons rapidement, car nous ne sommes pas ici à l’Ecole de Guerre, l’état de l’armée française en 1870, et celui de l’armée allemande, afin de dégager les raisons de nos revers et les responsabilités en découlant, qui sont beaucoup plus complexes qu’on ne le pense généralement.
Ainsi sera-t-il possible de porter un jugement équitable sur Napoléon III dont on a un peu trop facilement fait le bouc émissaire, seul porteur des péchés de la France.
Il convient donc de dresser le tableau respectif des forces en présence, de comparer leur armement, leur organisation, leurs procédés de combat.
Ainsi ressortiront, de façon aveuglante, nos lacunes. ce qui permettra le partage des responsabilités politiques et militaires. aux plus hauts échelons.

Commençons par les forces allemandes. Nul n’ignore qu’au XVIIIe siècle, la Prusse du Grand Frédéric avait l’une des meilleures armées d’Europe. Écrasée en 1806 par Napoléon Ier et par Davout, à lena et à Auerstaedt, son territoire presqu’entièrement occupé, la Prusse s’attacha à reconstituer clandestinement son armée dès 1808, après la Conférence d’Erfurt. Elle le fit à partir d’un petit contingent de 40.000 hommes, parfois prêté à Napoléon. notamment lors de la Campagne de Russie, en 1812, où il finit d’ailleurs par se retourner contre nous lors de la désastreuse retraite que vous savez.
Mais, à l’insu des Français. les généraux Scharnhorst, Gneisenau, Manenbach créèrent la landwehr (réserve), composée d’hommes certes non aguerris, mais assez instruits pour faire néanmoins honorable figure une fois encadrés par l’active ou amalgamés avec elle. Elle put ainsi mettre en ligne contre nous 180.000 hommes assez bons en 1813 et 1814, et 246.000 hommes d’excellente qualité en 1815.
Après 1815, la Confédération Germanique, organisme sans véritable tête, passa sous l’influence de la Russie, ce, qui ne convenait pas à la Prusse, décidée à imposer son hégémonie à l’Allemagne toute entière. Ceci demanda du temps et une ténacité dont les Prussiens ne manquaient certes pas. La Prusse marqua un point décisif par le biais économique, en ralliant en 1854 les autres Etats Allemands à une véritable union douanière, en fait à un marché commun. Ce fut le Zollverein, lequel assura la prospérité économique de l’Allemagne et permit à la Prusse de créer une véritable industrie lourde, grâce aux charbons de la Ruhr et de la Silésie.
La Prusse joue dans ce Zollverein le premier rôle. De plus, elle possède, dès 1860, la plus puissante armée active d’Europe, immédiatement après celle de la France. Elle se sent prête pour la grande aventure. En 1863, le chancelier prussien Bismarck, de concert avec l’Autriche, arrache au Danemark les deux duchés de Schleswig et de Holstein, qu’il garde froidement pour son seul pays, lequel prend alors la tête d’une Confédération des Etats de l’Allemagne du Nord. Ceux-ci calquent immédiatement leur organisation militaire sur la sienne.
Le service militaire obligatoire pour tous est ainsi de 25 ans, de 17 à 42 ans, soit :
3 ans dans l’armée d’active.
4 ans dans la réserve de l’active,
5 ans dans la landwehr, ou armée de réserve,
13 ans dans la landsturm, ou armée territoriale.

Désormais assurée de sa force et profitant de la présence au Mexique d’un corps expéditionnaire français de très bonnes troupes, la Prusse, entraînant les Etats du Nord, attaque l’Autriche et les trois Etats allemands du Sud, Bavière, Wurtemberg, Bade.
Le 3 juillet 1866, les Autrichiens et leurs alliés du Sud sont battus nettement à Sadowa, tandis que les troupes de l’archiduc Albert mettent en déroute les Italiens, à Custoza, en Vénétie. Mais ce succès autrichien ne compense pas la défaite de Sadowa.
En février 1867, les trois Etats de l’Allemagne du Sud entrent à leur tour dans la Confédération Germanique, – le terme « Empire » n’est pas encore employé – et adoptent l’organisation militaire en vigueur en Prusse et dans les Etats du Nord. L’Allemagne disposera ainsi en 1870 de : 27.453 officiers ; 1.115.936 hommes ; 250.373 chevaux ; 2.046 canons, répartis en un corps d’armée de la Garde prussienne, 15 corps d’armée, dont 2 Bavarois et 1 Wurtembourgeois-Badois.
Cette masse considérable permettait de mettre en première ligne 660.000 hommes disposant de 190.000 hommes instruits en réserve immédiate.
L’affaire de Sadowa, avec ses conséquences de tous ordres, consterna Napoléon III et quelques Français clairvoyants, mais les hommes politiques de notre pays s’obstinèrent dans leur ensemble à nier le danger. Pour eux, la volonté pacifique de l’Allemagne était aussi évidente que la supériorité de l’armée française, la première en Europe…

Le système français, toujours régi par la loi de 1832, ne prévoyait pas le service militaire obligatoire. Il organisait en fait une armée de métier, composée de volontaires, complétés par des hommes du contingent.
Chaque année, le chiffre du contingent à lever était fixé par une loi. Ce contingent annuel destiné à remplacer les hommes arrivés au terme de leur service se divisait en deux fractions.
La première, la plus faible, était incorporée pour 7 ans, au prorata du nombre des places vacantes et des crédits votés par le Parlement. La seconde, la plus importante, constituant la réserve, restait dans ses foyers en attendant qu’on l’appelle, et ne recevait faute de crédits, aucune instruction militaire. En cas de guerre, les rangs de l’armée s’augmentaient de 300.000 hommes, anciens soldats réservistes.
Pour donner une idée plus précise des effectifs, disons que l’armée active comptait sur le papier, en 1870, 639.748 hommes, mais. défalcation faite des indisponibles, des troupes d’Algérie, des colonies, des dépôts, de la division d’occupation de Rome, des garnisons des places fortes, de la Gendarmerie, des services administratifs, il ne restait de disponibles que 300.000 hommes environ. Le chancelier Bismarck ne l’ignorait pas. Lors du plébiscite de 1870, qui fut un triomphe pour Napoléon III, il constata que les votes militaires, décomptés en Métropole, étaient de 331.817, et il remarqua aussi que beaucoup avaient été défavorables à l’Empereur. Notre Journal Officiel lui donnait ainsi bénévolement un précieux renseignement.

Cette infériorité numérique inquiétait vivement Napoléon III. Aussi, nomme-t-il, le 14 septembre 1866, une commission chargée d’élaborer un projet de réorganisation de l’armée. Le 10 décembre – on ne perd pas de temps – l’Empereur approuve les premières conclusions de la commission, qui se résument comme suit :
– Armée de 824.000 hommes, moitié active, moitié réserve ;
– Garde mobile de 400.000 hommes pour le service territorial.
Nommé ministre de la Guerre en janvier 1867, le maréchal Niel se met aussitôt au travail sur ces bases et dépose, le 1er février 1867, un projet de loi très complet. Celui-ci, présenté à la Chambre le 19 décembre 1867, est unanimement critiqué.
Thiers, adversaire de toujours d’un système militaire utilisant largement les réservistes, conteste les évaluations de Niel quant aux effectifs prussiens. C’est insensé, s’écrie-t-on d’autre part, l’Armée allemande est essentiellement défensive. Emile Ollivier, qui n’est pas encore Premier Ministre, affirme avec superbe que « la Nation la plus puissante est celle qui veut désarmer ! »

Finalement, la Chambre repousse le projet de Niel et accouche d’une souris en votant, le 14 décembre 1868, une loi ramenant la durée du service militaire de sept ans à cinq ans, ce qui affaiblit l’armée active, mais procure deux classes de plus de réservistes instruits en cas de guerre. En outre, le principe d’une garde mobile est adopté mais rien n’est prévu ni pour son organisation ni pour son instruction, car les 15 exercices – ou plutôt les 15 rassemblements annuels de ces mobiles – de 24 heures chacun, déplacement compris, sont une pure dérision. L’encadrement est au surplus des plus médiocres. D’où cet aveu piteux du maréchal Le Boeuf, peu avant l’ouverture des hostilités : la garde mobile n’ayant pu parvenir à s’organiser, ne figurait sur les contrôles que pour mémoire…
Bien loin de les calmer, l’échec du gouvernement déchaîne les adversaires de l’Armée. En 1869, le pape laïque Ernest Renan, qui croit sincèrement à la bonne Allemagne, patrie des philosophes, des humanistes, des érudits, proclame lors de la campagne électorale« Comme conséquence d’une politique pacifique, je veux la réduction des forces militaires ramenées à ce qui est indispensable ; je veux la fin de cette paix armée qui ruine le Trésor ! ». Le programme électoral des républicains, dit programme de Belleville, va plus loin encore. Il contient en effet ce paragraphe : « Nous voulons la suppression des armées permanentes, cause de ruine pour les finances et les affaires de la Nation ». L’un des signataires de ce manifeste n’est autre que Léon Gambetta, à la chaude éloquence.
Cédant à cette pression, la Chambre réduit donc les effectifs de 10.000 hommes, ainsi que les crédits pour le fourrage des chevaux, et ampute d’un tiers ceux proposés pour l’aménagement des forteresses de l’Est, dépense pourtant d’ordre typiquement défensif !

La cause est entendue : Napoléon III n’est en rien responsable de notre inquiétante infériorité numérique.
Mais l’infériorité numérique, si fâcheuse soit-elle. peut parfois se compenser, dans une large mesure, par la qualité de l’armement, de l’organisation, des tactiques de combat ou la science du commandement. Dans ces domaines nous étions, hélas ! nettement insuffisants.
Si notre fusil d’infanterie Chassepot, imposé par Napoléon III, était largement supérieur en portée, en précision, en vitesse de tir, au fusil allemand, dit à aiguille, de Dreysse, notre artillerie par contre, cependant bien entraînée, se voyait surclassée de loin par l’artillerie allemande. Celle-ci pouvait opposer aux 986 pièces de campagne française 2.046 canons.
Nos pièces, en bronze, à l’âme rayée, sont du calibre 4 (86 m/m 5) et 12 (121 m/m 3) et se chargent encore par la bouche. Le canon de 4 est de portée insuffisante (1.850 m). Le canon de 12 tire, lui, jusqu’à 3.000 mètres mais nous n’en avons que 30 batteries. Nos fusées, réglées pour deux distances seulement, n’explosent généralement pas au contact du sol, ce qui rend le bon ajustement de tir difficile.
Les Allemands possèdent le canon Krupp, en acier, à l’âme rayée, se chargeant par la culasse, de deux calibres (4, soit 77 m/m 85, et 6, soit 92 m/m 15). Leur portée dépassant 3.000 mètres, ils surclassent nettement nos batteries de 4. Seules celles de 12, trop peu nombreuses, sont en mesure de les inquiéter.
Nous avons, il est vrai, 190 canons à balles, dits canon-mitrailleurs, faits d’un faisceau de canons de fusil d’infanterie, tirant par minute 3 décharges en gerbe de 25 balles chacune, soit 75 balles, qui décimèrent les bataillons prussiens à Mars-la-Tour et à Saint-Privat. Mais, ayant le volume d’une pièce de 4, et de ce fait facilement repérables, ils seront trop souvent détruits par les batteries allemandes peu après être entrés en action. Ces pièces, construites en grand secret et non expérimentées avant la guerre, furent payées par la cassette personnelle de l’Empereur, la Chambre ayant refusé les crédits…

L’organisation militaire de l’Allemagne est très supérieure à celle de la France. Tous les corps d’armée sont constitués dès le temps de paix. Leurs chefs connaissent donc bien leurs subordonnés, donnent leurs directives pour l’instruction, veillent à la liaison des armes. Les diverses unités sont habituées à manoeuvrer ensemble, tout au long de l’année. Cette cohésion organique s’est encore renforcée au cours des guerres de 1863 et 1866. Les corps sont au surplus à effectif complet et la cavalerie allemande est, d’une façon générale, mieux montée que la cavalerie française à laquelle il manque en moyenne de 15 à 20 chevaux par escadron. L’artillerie française de campagne n’a pas non plus ses attelages au complet.
Les Services d’Intendance, de Santé, de transport, le ravitaillement sont bien mieux assurés chez les Allemands que chez nous et nos officiers n’ont même pas de cartes des régions frontalières.
La mobilisation française s’effectue en conséquence de façon lente et désordonnée. Beaucoup de matériel fait défaut. Il en résulte que notre seule Armée, celle du Rhin, ne réunit initialement que 222.000 hommes et ne dépassera jamais cet effectif, l’arrivée tardive des anciens soldats, réservistes de l’active, et des premiers renforts ne faisant que combler les pertes des combats initiaux. En face, les Allemands disposent de trois armées totalisant 506.000 hommes, que viendront rapidement épauler les éléments actifs (2 corps d’armée, 2 divisions de cavalerie), et les unités de réserve non employées dans la première phase des opérations.

En France, l’organisation militaire du temps de paix comporte sept grands commandements : Paris, Lille, Nancy, Lyon, Toulouse, Tours et Alger. On les appelle improprement des corps d’armée. Ils se subdivisent en divisions militaires comprenant autant de subdivisions, avec chacune un général de brigade, qu’il y a de départements. Seule la Garde impériale forme un vrai corps d’armée permanent.
Notre organisation est ainsi territoriale et non tactique, encore moins stratégique. Les troupes ne se réunissent en division – pas toujours les mêmes d’ailleurs – dans les camps : à Châlons notamment, le principal, qu’une ou deux fois par an, selon les crédits disponibles. C’est là, de toute évidence, un système moins bon que celui de notre ordonnance royale du 17 mars 1788 !
Le maréchal Niel (toujours lui !) avait parfaitement compris les dangers d’une telle organisation, et préparé un véritable plan de répartition des unités par brigades, divisions, corps d’armée, avec répartition correspondante du personnel des services. Le nom des titulaires du commandement était même inscrit au crayon.
Niel prévoyait, si la loi qu’il avait préparée était votée, la constitution de trois armées :
– la Ire, de 3 corps d’armée, à Metz, avec …. 129.000 hommes
– la IIe, de 3 corps d’armée, à Strasbourg, avec. 121.000 hommes
– la IIIe, de 2 corps d’armée, à Châlons, avec.. 87.000 hommes
Total ………… 337.000 hommes
avec, en deuxième ligne :
– un corps d’armée à Paris, de ………….. 26.000 hommes
– un corps d’armée à Belfort, de ………… 40.000 hommes
ensemble auquel il fallait ajouter le corps d’armée de la Garde, à la disposition de l’Empereur, ce qui représentait un total de 435.000 hommes et 120.000 chevaux.
Et, bien entendu, la Garde mobile (400.000 hommes instruits) assurant la sécurité du territoire.
Après la mort de Niel, on rangea son plan dans un tiroir et on improvisa dans le désordre, à la mobilisation, la constitution des corps d’armée, des divisions, des brigades.
La responsabilité pleine et entière de ce désordre incombe donc, sans doute possible, au ministre de la Guerre, le maréchal Le Boeuf, surtout célèbre pour avoir dit à la déclaration des hostilités qu’il ne manquait rien à l’Armée française, pas même un bouton de guêtre!

La supériorité allemande des procédés tactiques de combat est évidente. Prenons quelques exemples.
L’infanterie allemande est entraînée aux longues marches, sans surcharge excessive du soldat, alors que le malheureux troupier français porte un sac de 30 kg : en conséquence la progression des colonnes allemandes est plus profonde et plus rapide que la nôtre. Les Allemands cantonnent leurs troupes dans les villages où elles se reposent à l’abri des intempéries et des vues, les Français bivouaquent sous la tente, cuits par le soleil d’été, trempés d’eau et transis de froid l’hiver. Au surplus, les camps français sont visibles de loin, à la jumelle, alors que la densité et la composition des éléments adverses ne peuvent être décelées facilement.
L’artillerie allemande opère des feux de concentration meurtriers et détache de nombreuses batteries, légères et lourdes, aux avant-gardes afin d’appuyer par un tir violent et inattendu son infanterie des la première prise de contact. Les batteries françaises, contrairement à ce qui se pratiquait dans les armées du Premier Empire, opèrent trop souvent isolées et groupent rarement leurs feux.
La cavalerie légère allemande éclaire au loin ses têtes de colonne, inondant le pays de uhlans, aussi redoutés en 1870 que les cosaques russes de 1812, 1813, 1814. Son homologue française ne sait plus éclairer, ni même se couvrir elle-même. Tous nos cavaliers ont l’obsession de la charge en masse, décisive, laquelle a bien peu de chances de succès avec l’armement de l’époque. Les cavaleries lourdes des deux armées en présence se valent et s’affrontent farouchement à l’occasion, sans emporter la décision. La cavalerie française, qu’elle soit légère ou lourde, se sacrifie héroïquement dans des charges épiques quand on lui demande de sauver son infanterie ou ses canons.
Tout ce qui concerne l’organisation militaire en vue du combat, l’instruction, la formation des cadres, la tactique, la stratégie, est du ressort du Haut Commandement. Là encore, à cet échelon suprême, la comparaison est à notre désavantage.
Le roi de Prusse, généralissime de l’armée fédérale allemande, en exerce le commandement effectif, secondé par les généraux Von Moltke et Von Roon. Il dispose d’un Cabinet militaire pour le personnel des officiers généraux et des officiers supérieurs susceptibles de le devenir.
Von Moltke, mi-allemand, mi-danois, chef d’EtatMajor général, se consacre à la stratégie et à l’inspection de l’armée. Von Roon, ministre de la Guerre de 1858 à 1878, administre celle-ci, la pourvoit en matériel, satisfait aux demandes de Moltke, prépare le passage du temps de paix au temps de guerre, c’est-à-dire la mobilisation de la nation armée.

La Kriegs Akademie, créée dès 1810, dispense l’enseignement militaire supérieur. Tous les officiers généraux et les officiers d’Etat-major ont suivi ses cours. Grâce à elle, les Allemands disposent de chefs remarquables :
Le Hanovrien réformateur Scharnhorst ; le Silésien Clausewitz, qui dissèquera la stratégie napoléonienne, en démontera les rouages, en dégagera les leçons et les principes, insistera sur l’initiative et le goût des responsabilités ; l’Autrichien Gneisenau ; le Sudète Bayen ; le Westphalien Grolmann ; le Saxon Müffling ; le trop ardent Steinmetz. Tous, issus de la petite noblesse pauvre, lecteurs passionnés du Discours à la Nation allemande de Fichte, paru en 1807, aux goûts simples, ascétiques même, d’influence luthérienne, épris de rigueur, de grandeur, de Perfection travaillent avec acharnement la théorie, puis son application à la pratique. Leurs cadets ont l’expérience des guerres de 1863 et de 1866. Tous ont suivi attentivement notre Campagne d’Italie de 1859 pour déterminer nos lacunes et nos points forts. Ce sont des pragmatiques. Aussi construisent-ils leur Armée en fonction de la nôtre, afin de mieux nous battre lors d’une guerre à laquelle ils aspirent de toute leur âme. Les chefs des trois premières armées allemandes connaissent de longue date leur mission, leurs moyens, leurs objectifs. Ils étudient le terrain de leurs futures opérations et préparent en conséquence leurs plans.

Or, à la même époque, la pensée militaire française est en veilleuse. On a oublié la leçon des guerres du Premier Empire. Aucun grand chef ne s’est révélé, si ce n’est Bugeaud et peut-être Changarnier, en Algérie, Pélissier, l’entêté, en Crimée, et aussi, à la rigueur, Saint-Arnaud, mauvais ministre de la Guerre, qui révéla des qualités de commandant en chef avant de mourir du choléra contracté en Crimée. Tous ont disparu, à l’exception de Changarnier, proscrit par le Second Empire, et d’ailleurs hors d’âge.
Nous n’avons pas d’Ecole de Guerre. Nos officiers d’Etat-Major, choisis parmi les premiers de Saint-Cyr et de Polytechnique, entrent aussitôt au corps d’EtatMajor. Ils manquent de pratique et d’expérience de la troupe.
Près de la moitié des officiers sortent du rang. La plupart ont horreur de l’étude et n’y sont d’ailleurs pas encouragés. Un livre aussi remarquable que Les AvantPostes de cavalerie légère (1830) du général de Brack, est inconnu du plus grand nombre. Bref, nos cadres sont braves, mais ignorants.

Napoléon III est le chef de l’Armée, comme l’est le roi de Prusse en Allemagne. Il dispose de quelques généraux, aides de camp. Il n’a pas de chef d’EtatMajor, mais seulement un major-général, aux attributions mal définies. C’est là une réminiscence du Premier Empire, qui était certainement une déficience. Le ministre de la Guerre est censé organiser et administrer l’Armée. Aucun des titulaires de ce poste ne remplira convenablement ce rôle, à l’exception de Niel qui ne tiendra cet emploi que deux ans.
Les maréchaux et les généraux de haut rang ne reçoivent aucune directive générale et ignorent ce qu’ils auront à faire en cas de guerre. Ils ne peuvent donc s’y préparer. En outre ce sont des dogmatiques imbus de leur supériorité. Parfois, l’un d’entre eux reçoit une mission concrète. Bazaine est ainsi chargé d’inspecter l’état de nos forteresses de l’Est. A son retour, il souligne leur insuffisance. Le ministre de la Guerre demande en conséquence des crédits que la Chambre s’empresse de rogner d’un tiers.
Nos généraux les plus en vue ne sont pas plus âgés que ceux des Allemands, mais ils sont pour la plupart en moins bonne santé, car, vivant dans un confort excessif, ils mangent trop bien. Ils se contentent de manoeuvres sans idée tactique. Ils se montrent satisfaits si les mouvements prescrits sont correctement effectués, si la présentation des troupes est bonne, si la charge finale, à la baïonnette pour l’infanterie, au grand galop pour la cavalerie, a du brio, du panache.

Là, Napoléon III, en tant que commandant en chef de l’armée, est responsable de ce déplorable état de choses. Car il est assez intelligent pour comprendre que nos grands généraux ne le sont pas. Mais il est malade, et aussi trop bon pour réagir et sanctionner. Or un généralissime doit être sans complaisance ni pitié.
Conscient de notre insuffisance militaire et des progrès rapides de l’armée allemande grâce également aux rapports alarmants du colonel Stoeffel, notre attaché militaire à Berlin, confirmée par des renseignements sûrs venus de Suisse et de Belgique, ne pouvant contraindre une Chambre rétive à voter les crédits nécessaires, Napoléon III s’efforce de parer à la menace grandissante en obtenant l’appui militaire de l’Autriche, ulcérée par sa défaite de Sadowa, et du roi d’Italie, qui nous doit tant.
L’archiduc Albert, généralissime autrichien, vainqueur de Custoza, vient à Paris au cours de l’hiver de 1868, confère longuement avec l’Empereur, avec Niel, inspecte nos troupes, voit tout ce qu’il désire. On parle d’une action combinée d’une armée française pénétrant en coin en Allemagne pour séparer les Etats du sud de ceux du nord, tandis qu’une armée autrichienne marcherait sur Nuremberg où elle donnerait la main aux Français. Puis, les deux armées réunies, renforcées d’un contingent italien, marcheraient sur Berlin, suivant les traces de Napoléon lors de sa fameuse Campagne de 1806, tandis qu’un corps français débarquerait sur les côtes allemandes de la Baltique. Ce que l’archiduc a vu de l’armée française ne l’a vraisemblablement pas convaincu, car aucun accord ne fut conclu. Et le général Lebrun, envoyé à Vienne, en juin 1870, se heurta à un refus poli mais formel. Il en fut de même de la mission du Prince Napoléon auprès de son beaupère, le roi d’Italie.
Le sort en était jeté. Livrés à nous-mêmes, nous ne pouvions qu’être battus, ce qui se produisit pour notre malheur de la façon la plus logique. Car il ne faut pas trop croire aux miracles comme nous y sommes trop enclins. Il vaut mieux s’en tenir au vieux proverbe : « Aide-toi, le Ciel t’aidera ».

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
307
Numéro de page :
32-36
Mois de publication :
09
Année de publication :
1979
Année début :
1870
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