Les suisses de France sous le Second Empire : quelques amis suisses de Napoléon III

Auteur(s) : PEDRAZZINI (DE) Dominic M.
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Les suisses de France sous le Second Empire : quelques amis suisses de Napoléon III

Introduction

L’histoire des rapports entre la France et la Confédération va plus loin que des relations de bon voisinage. Il y a des tribus celtiques aux royaumes transjurans du haut Moyen Âge, en passant par la domination romaine et l’Empire franc, une histoire commune. De cette haute époque date la limite des langues, la présence, dans la zone d’influence des Confédérés, d’une forte minorité d’expression française. Il s’ajoute donc au pur voisinage, un élément de commune origine, de parenté en quelque sorte, avec les tensions affectives que ces liens peuvent comporter. Enfin, entre le macrocosme français tendant à la cohérence unitaire, et le microcosme helvétique, au rapport de 10 à 1 en dimension géographique, en population et en influence, s’exerce inévitablement une polarisation physique oscillant entre la traction du noyau et la réaction de résistance du neutron. Sans aller jusqu’à la fission, il peut en résulter quelques étincelles.

De cousinage en relations, la France et la Suisse voisine

La formation des deux entités politiques suit d’ailleurs deux procédures fondamentalement opposées. La France se constitue autour d’une dynastie, d’une capitale, d’une hiérarchie de légistes et de militaires, soumettant progressivement, patiemment et méthodiquement les princes et les terres à l’autorité royale. Le corps helvétique est, au contraire, par ralliements successifs, la coalition résistante de petites communautés montagnardes ou urbaines, jalouses de leur indépendance, âpres à défendre leurs intérêts, se groupant autour de la cellule initiale pour leur défense commune contre les seigneurs du dehors ou du dedans. Deux démarches politiques opposées donc, l’une monarchique, centralisatrice, unitaire, l’autre républicaine et fédérative.

La Révolution de 1789 va intensifier et dramatiser à la fois les relations entre les deux pays. Les idées de Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, ricochant de Paris, se diffusent dans bien des cantons et dans les pays sujets, mettant en question les privilèges patriciens. La France du Directoire incite au soulèvement, envahit la Confédération qui, désunie, se défend mal. Les Français occupent, réquisitionnent, imposent une constitution unitaire à la République helvétique. Des troupes autrichiennes et russes entrent à leur tour pour les déloger. La guerre civile éclate entre conservateurs fédéralistes et révolutionnaires centralisateurs.

L’intervention de Bonaparte va réconcilier les Suisses par sa Médiation, rétablir le fédéralisme, libérer le pays de la guerre étrangère, lui rendre une neutralité, à vrai dire étroitement contrôlée par la France.

1815 modifie profondément la situation de la Confédération et ses rapports avec la France. À la neutralité relative imposée par celle-ci et à la tutelle de la Médiation succède, à la sollicitation de la Suisse, une neutralité reconnue et garantie par les puissances non seulement pour elle-même, mais dans l’intérêt de l’Europe. Cela implique un dispositif et un effort de défense. Cela signifie aussi l’indépendance vis-à-vis de ‘étranger et notamment la fin des relations privilégiées avec le royaume. L’irritation et la pression des voisins conservateurs, dont la France de la Restauration, ne réussissent pas à empêcher les turbulences libérales de certains cantons suisses. Et c’est bien à l’encontre des puissances, notamment de la France de Guizot, et à la seule réserve de l’Angleterre de Palmerston, que la Suisse effectuera, en 1847, sa révolution. Ce fut aussi sa dernière campagne militaire, la guerre civile du Sonderbund. Elle présageait la Suisse moderne, un État fédératif, un pouvoir central, une armée. Le développement ferroviaire, l’essor économique, la formation à nos frontières des grandes entités nationales italienne et allemande, allaient justifier cette affirmation d’indépendance.

Soulignons bien que, dès 1815, la Confédération n’est plus, en aucune manière, l’obligée de la France. Elle est, elle sera davantage encore dès 1848, un État totalement libre, partenaire à droits égaux, témoignant d’une forte cohésion intérieure à l’égard de ses voisins. Mais pour n’être plus privilégiés comme ils l’avaient été pendant trois siècles, les échanges économiques et culturels continueront à se développer entre les deux pays. Cela en dépit de la vivacité de certains conflits procéduriers et de contentieux spécifiques, plus administratifs que moraux, pesant peu dans la balance de l’amitié commune.

En 1848, le prince Louis-Napoléon Bonaparte est élu président de la République française. Il s’impose en priorité le rétablissement de l’ordre en Europe à la suite d’une période troublée par diverses révolutions. D’entente avec les autres gouvernements européens, l’ancien carbonaro devenu prince-président sévit contre les révolutionnaires qui cherchaient un asile en Suisse. Leur activisme visait davantage l’Allemagne et la Lombardie autrichienne que la France. Pour paralyser leur action, l’ambassadeur de France exige de la Confédération que les chefs soient expulsés. Cette mesure exécutée par le Conseil fédéral, irrita les internés qui se demandaient si c’était l’ambassadeur de France qui commandait en Suisse !

En février 1850, une conférence internationale se tient à Paris au sujet des réfugiés. Des mouvements militaires se dessinent dans le Jura et le Vorarlberg. D’accord avec les princes-présidents, le Conseil fédéral donne satisfaction aux plaintes des puissances qui proposaient la déportation des réfugiés en Amérique ou en Angleterre. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, une nouvelle vague de réfugiés arrive en Suisse, dont plusieurs personnalités de la Seconde République. Ils lancent un manifeste à Lausanne pour engager leur pays à résister à Louis-Napoléon. La France répond par une note exigeant leur expulsion. Au nombre des incriminés se trouvait Adolphe Thiers qui, en 1836, avait menacé la Suisse de blocus en raison du droit d’asile. Bien qu’il séjournât à Vevey, les autorités fédérales voulaient l’interner en Suisse centrale. Le conseil d’État vaudois s’y opposa ; la mesure ne fut point exécutée.

La même année, l’ambassadeur de France se plaint de la diffusion en France de libelles hostiles provenant de la Suisse. Il s’agissait sans doute des écrits d’Eugène Sue et du pamphlet de Victor Hugo, Napoléon le petit, imprimé à Morat. Le Conseil fédéral dut sévir. Le prince-président, bien au fait des questions helvétiques, suivait avec intérêt la lutte des partis et considérait la victoire des conservateurs comme de bon augure.

Il fallut la question d’Orient pour détourner de la Suisse la trop insistante attention des puissances. Après l’attentat d’Orsini du 14 janvier 1858, les notes comminatoires de la France se succèdent. Elles exigent la suppression des menées des Carbonari à Genève. Le 15 février 1858, le Conseil fédéral ordonne l’expulsion de tous les réfugiés politiques soupçonnés de faire partie de sociétés secrètes. Les plaintes provoquées par des pamphlets dirigés contre Napoléon III affluent durant tout le Second Empire.

Toutefois, l’Empereur se souvient avec mansuétude du pays de sa jeunesse. En août 1865, il se rend avec l’impératrice à Arenenberg et à Thoune. Le citoyen d’honneur de la petite commune thurgovienne de Salenstein retrouve avec bonheur les lieux de ses premiers émois et de ses débuts d’artilleur.

Dans la question de Neuchâtel, principauté prussienne controversée et canton suisse ambigu, Napoléon III s’aligne sur les décisions des puissances. En 1852, il signe le protocole de Londres selon lequel elles reconnaissent les droits du roi de Prusse sur Neuchâtel. L’insurrection royaliste neuchâteloise de 1856 ne pouvait rester sans solution. La Prusse demanda la médiation de Napoléon III. Elle aboutit en 1857 par la renonciation formelle du roi de Prusse sur Neuchâtel.

Dans l’affaire de Savoie, les vues de la Suisse divergeaient de celles de l’Empereur. La Suisse s’opposait à la cession de la Savoie à la France en récompense de l’appui militaire de celle-ci dans l’unification italienne. La Suisse souhaitait, le cas échéant, obtenir une partie de la Haute-Savoie. Des promesses lui avaient été faites dans ce sens. En 1860, la Sardaigne céda à la France toute la Savoie à condition qu’elle reconnût la neutralisation du nord de la Savoie et la zone franche de 1815. Acceptée par les Savoyards à une large majorité, l’annexion du duché ne fut pas reconnue d’emblée par la Suisse.

Sous le Second Empire, les relations économiques se développeront d’une façon plus harmonieuse que les rapports politiques. En 1864 furent conclus, simultanément, un traité de commerce favorable, une série d’accords sur l’établissement, la propriété industrielle, artistique et littéraire et le trafic frontalier, tous conçus dans un esprit de bon voisinage. Comme, selon ces conventions, les Juifs français jouissaient d’une situation plus avantageuse que ceux de Suisse, la conséquence directe fut la première révision partielle de la Constitution fédérale en 1866. La France et la Suisse adhéreront à l’Union monétaire latine en 1865.

Enfin, la guerre franco-allemande de 1870 permettra à la Suisse, toute neutralité reconnue par les puissances, toute mobilisation accomplie, d’ouvrir ses portes à l’armée de l’Est, acculée à ses frontières. L’internement, les soins apportés par la Croix-Rouge à plus de 100 000 réfugiés, rappellent au besoin la première démarche du Genevois Henri Dunant auprès de Napoléon III à Solférino. Pouvait-il alors imaginer que la Confédération allait ainsi, douze ans plus tard, accorder aux troupes malheureuses du plus illustre de ses concitoyens cet ultime asile ? Il est loin le temps d’Arenenberg, où l’imprévisible Louis-Napoléon, devenu citoyen helvétique, bénéficiait de la protection de la Suisse contre l’extradition que réclamait Louis-Philippe qui voyait d’un mauvais oeil s’accumuler en Thurgovie les menaces d’une restauration impériale.

Les amis d’Arenenberg et le général Dufour

À la chute de Napoléon, après les Cent-Jours, la reine Hortense doit quitter la France et chercher refuge à l’étranger. Après Genève, Aix-en-Savoie, Constance, elle trouve enfin asile en Suisse. En janvier 1817, elle acquiert le manoir d’Arenenberg sur les rives helvétiques du lac de Constance et s’y installe avec son second fils Louis-Napoléon.

Quand on examine la liste des personnalités suisses qui fréquentaient alors dans l’intimité le Prince, on est étonné de leur nombre. L’influence helvétique n’est pas la moindre parmi toutes celles qui formèrent l’esprit du fils d’Hortense. Elle est d’ailleurs saine, probe, faite parfois de cette raison un peu fruste qui sent la prairie et qui donne à notre peuple sa force et son équilibre. Son esprit tient bien le milieu entre le sens pratique laborieux et obstiné et une sorte d’idéologie dans laquelle les uns choisissent leurs rêves et les autres leurs systèmes.

Le cercle suisse était formé par des hommes qui parlaient volontiers allemand avec le Prince. Lui-même tenait à garder la connaissance de cette langue, à cette petite cour où ni sa mère, ni aucune de ses dames, ne savaient la parler à l’exception de Mlle Mollenbeck qui, d’ailleurs, ne resta pas longtemps auprès de la Reine et qui servait d’interprète. Le Dr Kern von Berlingen, citoyen de Thurgovie – qui fut plus tard accrédité auprès de la Cour des Tuileries comme ministre suisse – était au premier plan des amis helvétiques avec Rheinhardt von Windfelden, Albert von Effingen et sa soeur, dame divorcée d’un baron d’Erlach. C’était une aristocratie cantonale, châtelains du lac, fréquentation de tout repos, respectueuse et admirative de la France.

Parmi la société suisse, Louis fréquentait aussi l’écrivain Zschoke et le solide démocrate Bornhausen toujours en ferveur devant les grands hommes de la Révolution.

Dans le cercle plus étroit nous trouvons, entourant le Prince, les gens de la plus modeste condition : l’aubergiste à l’enseigne du Schiff (du Navire), et l’honnête M. Fehr de Mannenbach, le conseiller municipal Hutterli de Salenstein et le conseiller d’Ermattingen. Tout ce monde, d’une façon différente, contribue à former l’esprit du Prince dans une direction on peut dire patriarcale qui, à travers son ascension, restera attachée à ses habitudes et à sa simplicité.

Or, s’il est un Suisse qui marquera la vie de Louis-Napoléon, ce sera bien Guillaume-Henri Dufour. Genevois de vieille souche mais né à Constance, le futur général, polytechnicien, ingénieur militaire, cartographe, proche de la France et admirateur inconditionnel de Napoléon Ier, va se trouver assez rapidement mêlé au destin du jeune prince.

La réputation scientifique de Guillaume-Henri Dufour aurait suffi à le distinguer aux yeux des souverains en quête de précepteur. Mais, pour la reine Hortense, la
fidélité de Dufour à l’Empereur a sans doute joué un rôle dans son choix. Quoi qu’il en soit, les premières démarches échouent en 1820, Dufour préférant, aux aléas d’un poste incertain, offrir ses services à la Suisse. À défaut de gouverneur particulier, le fils de Louis Bonaparte devra se contenter d’un colonel Dufour
instructeur à l’École militaire de Thoune en 1830. Peu coutumier du fait, Dufour, d’abord réticent, est rassuré par la soumission du prince au règlement et à la
discipline de l’école. La simplicité, la bonne volonté et l’application du lieutenant Bonaparte, qui se lie d’amitié avec ses condisciples suisses, emportent tous les préjugés. Ne bénéficiant d’aucun traitement de faveur, Louis-Napoléon participe aux exercices comme aux corvées des aspirants, apprenant à maîtriser son imagination et ses élans, à analyser la situation et à ordonner ses pensées. Il trouve dans le colonel Dufour un maître éclairé, d’une vaste culture classique et scientifique qu’il sait lui faire partager.

Des sciences à l’histoire et à la littérature militaires, tout est nouveau ou presque, tant l’instruction du prince est fragmentaire. Dufour lui donne une méthode de travail et stimule son intérêt pour les mathématiques et la fortification, l’incitant à coucher sur le papier le résultat de ses travaux. Cela l’oblige à clarifier ses idées et lui sera profitable dans la rédaction de ses ouvrages. Loin d’être un surveillant sentencieux et revêche, Dufour se prête à la confidence et discute avec le prince des événements, de l’Empire, de la Suisse et de sa famille, créant entre eux un climat de confiance et d’ouverture qui rassérène le jeune homme et affine son jugement. Souvenir lumineux, impérissable, l’expérience de Thoune sera renouvelée en 1832, 1833, 1834 et 1836, non plus à l’École militaire, mais dans les camps fédéraux où manoeuvrent les milices cantonales et au sein desquelles il obtiendra le grade de capitaine bernois.

Dufour, quant à lui, ne peut s’empêcher de s’intéresser à cet entêté vigoureux, généreux et mélancolique, impétueux et soumis que le destin a placé sous sa férule, en marge de l’histoire, dans l’ombre de Napoléon. Ensemble, colonel suisse et prince français – devenu thurgovien – évaluent les chances d’un avenir politique que l’avènement de Louis-Philippe aurait pu éclairer. Hélas pour Louis-Napoléon, il n’en est rien. Sa situation se complique du fait de dissensions familiales et de la loi d’exil qui le frappe en dépit des démarches entreprises par Dufour pour la faire abroger.

Mais les liens de confiance et d’amitié noués à Thoune persistent et même se renforcent au fil des ans. Un abondant courrier en témoigne et, s’il ne restitue que les impressions de Louis-Napoléon, les lettres de Dufour ayant disparu, ce témoignage n’en est pas moins éloquent.

Si la reconnaissance de Louis-Napoléon, qui signera Napoléon-Louis après la mort de son frère aîné, représente le sentiment dominant dans toute la correspondance du prince, puis de l’Empereur, ce n’est pas seulement en raison de l’instruction reçue à Thoune, mais grâce à la bienveillante attention du colonel aux requêtes, sinon aux caprices du prince. De 1830 à 1840, c’est la période des « menus services », allant de la recherche d’un copiste à l’achat de boutons de chemise en forme d’aigles, à la fonte de deux canons pour « l’une des provinces les plus éclairées de la Suisse », le canton de Thurgovie, à la vente d’objets pour se renflouer après l’échec de Strasbourg, à des dons en argent aux insurgés polonais, à un vieux serviteur ou aux religieuses d’Aix-les-Bains, à la recherche d’un secrétaire et d’un aide aide de camp. En contrepartie, Dufour reçoit un dessin de Napoléon, une lanterne magique et les multiples projets de mémoires, études et publications que le prince soumet à son indulgente et sagace réflexion. La modération du colonel n’empêchera pas toutes les bévues, mais le prétendant est très sensible à l’opinion, tant en Suisse qu’en France. Souvent, il s’en enquiert auprès de Dufour qu’il prie même « de diriger par son influence l’impression que l’une de ses brochures pourra faire sur les journaux patriotes de la Suisse française, quelques feuilles de la Suisse allemande l’ayant traité avec grande bienveillance ». Devons-nous encore à Dufour son initiation à l’action sur la presse à laquelle, ne l’oublions pas, il devra sa couronne et son déclin.

De 1830 à 1840, c’est aussi la période des « expériences », la plus intéressante peut-être. Après Thoune, tous les espoirs sont permis, mais vite déçus. Alors commencent les exaltations, les audaces de Louis-Napoléon. Les ennuis aussi pour ceux qui l’hébergent, comme la Suisse en 1838. Dufour ne croit pas beaucoup aux risques d’un conflit avec la France du roi bourgeois.

Il écrit à sa femme : « Tout cela ne me paraît nullement sérieux, mais on fait bien de profiter de l’occasion pour se mettre en mesure […]. J’estime que ce n’est guère qu’une mesure d’intimidation de la part de la France pour forcer les résolutions de la Diète. C’est en tous cas, une amie ».

Le prince, lui, craint sa « dénaturalisation », puis enfin a l’élégance de s’en aller. Jouant de sa popularité dans sa commune de Salenstein et de ses malheurs d’exilé épris de la Suisse, il jette néanmoins sur notre pays un regard critique. En 1836, n’écrit-il pas à Dufour : « La Suisse est toujours aussi en fermentation ; les mêmes moyens qui empêchent les gouvernements libres de faire mal, les empêchent malheureusement aussi de faire le bien ».

Ignorant les tentatives du prince de soulever les garnisons de Strasbourg, puis de Boulogne, Dufour, après ce dernier échec se démène. « Ah non, c’est trop bête ; ce jeune homme va tout gâcher ! » s’écrie-t-il. Il alerte ses connaissances à Paris, écrit à Baudrand, son colonel et ami de Corfou devenu pair de France : « Ce peut être l’acte d’un exalté, mais ce n’est pas celui d’un lâche ! ». Il envoie à Berryer, l’avocat de Louis-Napoléon, un vibrant mémoire.

Dufour donne les raisons qui ont amené Louis-Napoléon à se révolter, puis à quitter la Suisse « faisant preuve de générosité en empêchant par son départ volontaire une collision qui devenait imminente ; il épargna à la Suisse les calamités d’une invasion, et sauva la France du ridicule attaché à une victoire trop facile ».

Condamné à la détention au fort de Ham, le prince occupe ses loisirs forcés par des travaux scientifiques, historiques et littéraires auxquels Dufour n’est pas étranger. Il contribue largement par ses directives et ses envois de livres, cartes et documents, au complément du Manuel d’artillerie à l’usage des officiers de la République helvétique. Louis-Napoléon s’intéresse à la physique, à la chimie, à la balistique, à l’économie, aux classes ouvrières, à la guerre des Anciens et au jardinage. Il compose une élégie aux mânes de l’Empereur et invente un moyen de placer les capsules sur les fusils à percussion. Dufour est chargé de vendre son argenterie à Genève. Curieusement, le prétendant se sent à sa place en prison, heureux d’échapper à une « fausse position » et réclame des ouvrages sur Charlemagne, dont il envisage d’écrire l’histoire, mais ne s’entend pas avec le colonel au sujet du tir à la carabine !

À sa sortie de prison, le prince s’installe en Angleterre et noue des relations aussi utiles que sentimentales dont la riche Miss Howard fait les frais. Les mondanités l’accaparent à Londres. En France, ses partisans le pressent de se manifester. Il y débarque après la révolution de 1848 et accède à la présidence le 10 décembre. Dufour n’y est pas totalement étranger. Peu avant l’élection de Louis-Napoléon, il avait écrit une lettre au colonel Dumoulin, fidèle partisan de Napoléon Ier. Rendu public, ce texte produisit à Paris un grand effet. En janvier 1849, le général se rend auprès du prince-président qui l’accueille avec joie.

À la veille du Second Empire, les relations franco-suisses se tendent quelque peu. Dufour, promu commandeur de la Légion d’honneur, explique au prince-président la position de la Suisse neutre et respectueuse de ses engagements. La confédération ne peut cependant tolérer l’immixtion de la France dans ses affaires, ni les ordres d’incarcération et d’expulsion venant de Paris et visant de prétendus agitateurs réfugiés. Grâce à Dufour, la rupture est évitée. Devenu empereur en 1852, Napoléon III fait remettre au général l’insigne de grand-officier de la Légion d’honneur et l’invite à Paris. Le général se répand dans le monde. La cour, la ville, les amis, l’armée, les musées et les artistes occupent ses journées. Le soir, dîner à l’Élysée ou chez le ministre de Suisse. Quelques pièces de comédie le distraient d’un emploi du temps très chargé. Le prince-président tient à lui faire les honneurs des nouveaux aménagements des Tuileries et de Paris. En 1854, lors de la guerre d’Orient, Dufour convainc l’Empereur « de déployer à la fois toutes les ressources pour frapper, dès le début de la campagne un grand coup au point décisif […]. Il faut que cette guerre soit courte mais foudroyante ». La guerre de Crimée (1854-1856) incite aussi le général à suggérer à l’Empereur des plans de campagne visant à briser les lignes de communication russes autour de Sébastopol.

Au moment de l’affaire de Neuchâtel en 1856, Napoléon III propose à Dufour sa médiation dans le conflit qui oppose le roi de Prusse, prince de Neuchâtel, à ses « sujets » suisses et rebelles qui viennent de réprimer un soulèvement royaliste. La Confédération, garante de l’union et de la paix confédérales et des droits démocratiques, est favorable à la constitution républicaine de ce canton ambigu. Dufour est envoyé à Paris et cherche, avec Napoléon III, un terrain d’entente entre les deux gouvernements.

Les autorités fédérales n’acceptent pas d’emblée ces propositions et mobilisent l’armée sous le commandement de Dufour. Ce dernier déplore cependant l’apparente inutilité de ses démarches et de celles de Kern, autre ami de Napoléon III. Cette base servira, au début de l’année suivante, à élaborer la solution du différend lors de la paix de Paris (26 mai 1857).

En 1859, Dufour est à nouveau élu général en prévision des difficultés qui pourraient découler de la guerre entre la France et l’Autriche au sujet de l’Italie, de la question romaine. En 1860, des tensions se créent entre la Suisse et la France à ce sujet et à celui de l’annexion de la Savoie. En dépit d’une entrevue de Dufour avec l’Empereur, ce dernier est intraitable et les Savoyards votent leur rattachement à la France.

En 1863, une convention de partage entre les gouvernements suisse et français met fin à de longues discussions sur la rectification de la frontière le long de la vallée des Dappes dans le Jura vaudois.

Jusqu’à la chute du Second Empire, Dufour sera amené à traiter avec Napoléon III des cas les plus divers : les difficultés de la compagnie ferroviaire Lyon-Genève, la réunion d’un comité international, embryon de la Croix-Rouge, les projets de la loi militaire de 1867, les conséquences tactiques de l’introduction de nouvelles armes dans l’armée française. Son renom dépasse les frontières de la Suisse ; les distinctions viennent de toutes parts, entre autres les grands cordons de la Légion d’honneur et de la Couronne de fer. Certains Suisses sourcilleux lui reprochent d’oublier l’interdiction que la Constitution fédérale prévoit à l’encontre des ordres et titres étrangers. Mais en vain, ses détracteurs ne pouvant prendre sa bonne foi et ses mérites en défaut. Peu avant la catastrophe de 1870, il fait part au maréchal Leboeuf, ministre de la Guerre, de son indignation que l’on puisse douter en France de la volonté et la capacité de la Suisse à défendre sa neutralité « de quelque côté que vienne l’orage ».

L’orage de la guerre ne le surprend qu’à moitié. Durant tout le conflit, il s’efforcera de renforcer auprès de ses amis français leur conviction dans la neutralité de la Suisse et la nécessité des secours aux blessés de guerre. Sur le plan militaire, il leur conseille de concentrer leurs forces, de localiser le conflit et de cesser les hostilités après les premières victoires.

Peu s’en faudra. Vaincu, prisonnier des Prussiens, Napoléon III lui écrira de Wilhelmshöhe la peine qu’il éprouve en songeant à la triste situation dans laquelle il a plongé son armée et son pays.

Dufour trouve les termes qui peuvent tempérer ses souffrances. « Mais une grande infortune n’est pas sans compensation pour un grand coeur, quand elle est supportée avec dignité et constance, elle place bien haut dans l’histoire celui qui se montre ainsi victorieux du sort qui l’accable ».

Peu à peu les passions s’apaisent et les blessures se ferment et, en France, l’on commence à rendre justice au Second Empire. Le 30 août 1872, peu avant sa mort, Napoléon III souhaite à Dufour de « vivre encore assez longtemps pour voir notre pays sortir de l’état de confusion et d’abattement où il est plongé. Nous sommes au bord de la mer, dit-il, dans l’île de Wight où la belle nature nous console de l’inconstance des hommes ».

Mais bientôt, la mort enlève à Dufour ce fils qu’il n’a pas eu et qui avait trouvé en lui la sagesse et le soutien d’un père que Louis-Napoléon a toujours cherché. Et, en janvier 1873, ce n’est pas sans émotion que le général reçoit les funèbres messages de l’impératrice Eugénie et du prince impérial qui ravivent au fond de son coeur, dans l’asile mystérieux des enthousiasmes de sa jeunesse, le souvenir des Bonaparte.

Deux fidèles généraux

Après le général Dufour, Johann Conrad Kern (1808-1888) fut sans doute l’un des Suisses avec lesquels Napoléon III entretint les meilleures relations.

Thurgovien, Kern fut d’abord avocat avant de devenir homme d’État et diplomate. Il gouverne, de fait, la Thurgovie de 1837 à 1849, assumant toutes les charges politiques puis économiques de son canton. Député à la Diète (1833-1848), il s’oppose absolument à l’extradition de Louis-Napoléon Bonaparte, alors qu’il s’active à celle des Jésuites. Adversaire du recours aux armes lors du Sonderbund, il doit finalement s’y résoudre. Chargé d’affaires à Vienne (1848), président du conseil national (1850) et du tribunal fédéral, conseiller aux États, président de l’École polytechnique fédérale (1854), il est envoyé à Paris à la fin de 1856. Ambassadeur extraordinaire pour l’Affaire de Neuchâtel en 1857, Kern reste sur place en qualité de ministre plénipotentiaire de la Confédération jusqu’en 1883 et déloge pratiquement le ministre en fonction Maurice Barman ! Thurgovien, donc « compatriote » de l’Empereur, il rappelle à Napoléon III ses années de jeunesse et en devient le conseiller avisé. L’ascendant politique de Kern, son expérience, lui permettent de préparer avec succès les traités commerciaux franco-suisses de 1864 et 1882.

Durant la guerre de 1870, il entreprend des négociations avec Bismarck pour le retour en France de l’armée de Bourbaki, internée en Suisse. Il se consacra à la fin de sa vie, à la rédaction de ses Souvenirs politiques.

Moins connu à Paris, mais ayant suivi une carrière singulière, conseiller fédéral et général français, Ulrich Ochsenbein (1811-1890) naquit près de Thoune, dans le canton de Berne. Avocat, il entame une carrière militaire en Suisse avant d’entrer en politique. Député au Grand Conseil en 1845, il deviendra directeur du département militaire bernois en 1846. Conseiller fédéral et président du gouvernement (1847-1848), il reprend du service comme colonel commandant de la division bernoise, sous les ordres du général Dufour lors de la guerre du Sonderbund.

À la fin des hostilités, Ochsenbein retrouve son siège au Conseil national dont il devient le président, puis au Conseil fédéral en 1848. Non réélu, il se rend en France où il gagne l’armée avec le grade de général de brigade (1855).

De retour en Suisse l’année suivante, il y publie des ouvrages d’économie publique et de politique sociale. Lors de la guerre de 1870-1871, il est rappelé par la France en qualité de général de division et de commandant militaire de Lyon. Revenu au pays, il combat, dans ses dernières années, le programme scolaire de 1882 et la politique ferroviaire bernoise de 1883. Il s’éteint près de Nidau le 3 novembre 1890.
« Marcello », sculpteur et femme du monde Adèle d’Affry, duchesse Castiglione Colonna, plus connue sous le pseudonyme de Marcello, issue de l’une des plus illustres familles de la noblesse et du patriciat fribourgeois, descendante du dernier commandant du régiment des Gardes Suisses de l’Ancien Régime et du premier magistrat de la Suisse sous la Médiation napoléonienne, occupe une place singulière à la cour de Napoléon III.

Dès la jeunesse, Adèle cherchait « une noble cause » à laquelle elle pourrait consacrer son existence, et elle ajoute dans ses Mémoires cette confession révélatrice : « Je me souviens que mes lèvres articulèrent ces paroles imprudentes : Seigneur, confiez-moi une tâche d’élite, une mission périlleuse, couronnée par la victoire ou par la mort ». Il n’est pas encore clair à ce moment que c’est l’art qui deviendra son cheval de bataille et pourtant, là aussi, des prémisses étaient posées dont elle n’avait elle-même pas vraiment conscience. Depuis de nombreuses générations, le goût des arts et de la collection était cultivé dans la famille d’Affry.

Et pourtant, à ce stade, sa vie s’ouvrait comme un livre aux pages vierges qui aurait pu se remplir d’une toute autre façon : Adèle, à 18 ans, a reçu l’éducation classique d’une jeune fille de son milieu, éducation ouverte à la culture générale et aux arts, complétée par de fréquents séjours en France et en Italie. Suivant la tradition artistique de la famille, elle prend quelques leçons de modelage dans l’atelier romain du sculpteur Imhof, mais rien ne laisse prévoir une vraie vocation d’artiste. À Naples, où la comtesse d’Affry et sa fille retrouvent quelques parents et amis fribourgeois au service du roi des Deux-Siciles, Adèle est remarquée par la princesse Colonna qui, selon l’usage du temps, engage des négociations matrimoniales en vue du mariage de son fils puîné, Carlo, avec la jeune et blonde fribourgeoise. La cérémonie a lieu à Rome, le 5 avril 1856. Quelques semaines plus tard, Don Carlo Colonna reçoit du Pape le titre de duc de Castiglione Altibranti. Le couple semble heureux, promis au destin tout tracé d’une grande famille romaine. Qui eût pu prévoir que cette union serait brutalement dénouée, après quelques mois de mariage, par la maladie foudroyante et la mort de Carlo, en décembre 1856 ? À vingt ans, Adèle se retrouve veuve…

De pénibles négociations d’affaires avec sa belle-famille la retiennent à Rome où elle trouve refuge dans le couvent de la Trinité-des-Monts. Alors se produit la césure : un jour, « combinant une passion encore vivante au culte du beau », comme elle l’écrit elle-même dans ses Mémoires, Adèle se surprend à modeler le visage de son mari défunt. C’est le point de départ d’une seconde vie, celle de l’artiste, celle qui nous occupe aujourd’hui et qui, peut-être, n’aurait pas vu le jour sans le choc de la douleur.

Toutefois, cette vocation d’artiste doit encore mûrir : les années qui suivent la mort de son mari sont pour Adèle des années de lente métamorphose. Elle se cherche, il semble même qu’elle se disperse. Tout l’intéresse : l’art, la philosophie, la politique, l’économie, les problèmes sociaux. Elle rêve de jouer un rôle au service d’un idéal humanitaire, mais elle est trop lucide pour ne pas savoir que « les chances de décider de son existence à son gré sont restreintes pour une femme ». À Rome comme à Paris, elle est à la fois bénéficiaire et tributaire de son nom et de son rang : néanmoins, elle s’efforce avec ténacité de se tracer peu à peu une voie personnelle et originale à partir du choix qui lui est offert. À Paris, qui devient son point d’attache principal à partir de 1858, elle fréquente en premier lieu le monde légitimiste du faubourg Saint-Germain avec lequel les d’Affry ont des liens de parenté et dont nombre de familles sont reconnaissantes au canton de Fribourg qui les a hébergées lors des diverses phases de l’émigration.

Adèle est reçue dans les hôtels les plus fermés, mais ce milieu froid et solennel ne correspond pas au tempérament de la jeune femme qui est surtout attirée par les salons plus cosmopolites de la duchesse de Galliera, de la duchesse Pozzo di Borgo ou encore celui plus animé de la comtesse de Circourt. Il n’est pas dans notre propos d’analyser ici le phénomène des salons parisiens de l’opposition sous le Second Empire, mais seulement de constater la palette extrêmement variée et internationale des interlocuteurs mondains d’Adèle. La duchesse de Galliera reçoit en grand nombre « les personnages du règne de Louis-Philippe, entre autres Thiers et Guizot, beaucoup de diplomates et cette élite de la noblesse française qui se plaisait encore aux choses de l’esprit ». La présence d’Adèle dans le brillant salon de la duchesse Pozzo di Borgo – famille dont on connaît la rivalité avec les Bonaparte – a quelque chose de piquant quand on sait qu’elle ne tardera pas à être remarquée par l’impératrice Eugénie et invitée à la Cour de Napoléon III.

Appréciée dans les cercles les plus divers, elle avoue cependant se sentir « seule », incapable de s’identifier à une doctrine qui la satisfasse entièrement et surtout craignant comme la pire des choses de perdre son indépendance. « Je voulais diriger ma vie à ma guise ». Quelle gageure pour une jeune venue d’à peine vingt-cinq ans !

Coquetterie de jeune femme ou conséquence logique d’un caractère orgueilleux et farouche ? Le fait est que la duchesse Colonna attire et recherche l’amitié d’hommes beaucoup plus âgés qu’elle. Le politicien Thiers, le philosophe Cousin ont tous deux dépassé la soixantaine quand ils font la connaissance d’Adèle et entament une amitié profonde qui durera jusqu’à leur mort.

En 1861, sa rencontre avec Carpeau à Rome et l’admiration réciproque qui en résulte sont peut-être pour quelque chose dans sa décision. Elle choisit la voie difficile du métier de sculpteur avec toutes les conséquences que cela suppose à ses yeux : cours de géométrie, d’anatomie, de dissection (elle obtient d’aller, costumée en homme, disséquer les cadavres dans les sous-sols de l’École pratique de médecine), travail de la glaise dans son atelier de la rue Bayard, rapports orageux avec les praticiens. Elle parcourt les musées, étudie sans relâche les grands maîtres et lit des ouvrages de sciences naturelles. Ses amis lui reprochent de disperser ses forces en de trop nombreuses études, mais l’encouragent à exposer ses oeuvres et, après de longues hésitations, elle se décide à présenter au Salon de 1863 trois oeuvres signées Marcello, qui obtiennent un vif succès.

La duchesse Colonna a-t-elle atteint le but qu’elle se proposait en cachant son identité sous le pseudonyme de Marcello ? Deux faits permettent d’en douter : le premier qui a profondément blessé l’artiste est, à la suite de l’exposition de ses trois sculptures au Salon de 1863, la parution dans plusieurs journaux d’une note ainsi conçue : « S.A.I. la princesse Mathilde et la duchesse Colonna qui, toutes deux, par leurs mérites auraient dû recevoir des médailles, ont fait savoir qu’elles abandonnaient aux artistes besogneux les récompenses auxquelles elles auraient pu avoir droit ». Ainsi, non seulement son identité est publiquement dévoilée, mais ce qu’elle redoutait le plus est arrivé : son nom et son rang social interfèrent avec sa carrière d’artiste. Adèle, outrée, va immédiatement se plaindre – sans succès d’ailleurs – auprès de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts. Le deuxième fait, qui la flatte peut-être, mais n’en est pas moins un cinglant démenti à sa volonté d’incognito, est sa rencontre, dans les salles de l’exposition, avec l’impératrice Eugénie, qui lui décerne les plus gracieux éloges.

Dès ce moment, la duchesse est invitée aux Tuileries et aux fameuses « séries » de Compiègne et de Fontainebleau ; elle a même souvent l’honneur de dîner à la table de l’Empereur. Elle éprouve une grande admiration à son égard et partage ses sympathies pour la cause de l’émancipation des peuples. C’est un sujet de désaccord avec Thiers qui, de toute façon, voit d’un mauvais oeil son amie se rapprocher de la Cour. Plus que jamais, dans les années qui suivent, apparaît le paradoxe de cette femme qui prétend se vouer à l’art et aimer la solitude de son atelier mais dont la présence est signalée dans tous les salons et qui, pour rien au monde, ne voudrait manquer une série de Compiègne. Il semble bien difficile d’être en même temps Marcello et duchesse Colonna. Son travail s’en ressent et la jeune femme est trop lucide pour ne pas s’en apercevoir.

Les dernières années de sa courte vie lui réservent de nombreuses déceptions. Sa santé se dégrade inexorablement et les événements politiques qui ont mis fin au Second Empire et amené à la tête de l’État Adolphe Thiers la mettent dans une situation ambiguë. Elle récolte les fruits amers du défi qu’elle s’est fait à elle-même et aux autres de rester aussi indépendante que fidèle dans ses amitiés. Les mauvaises langues lui reprochent de fréquenter le président – pourtant un ami de longue date – après avoir été l’objet des attentions impériales. Thiers, de son côté, admet difficilement la tristesse d’Adèle à l’annonce de la mort de Napoléon III.

Bravant les rumeurs, la duchesse ira, en juin 1873, rendre visite à l’Impératrice dans sa retraite de Chislehurst près de Londres. Marcello s’éteindra cinq ans plus tard, près de Naples, atteinte aux poumons comme son mari, dont la brève compagnie – six mois seulement – ne put jamais être remplacée.

Certes, il nous faut citer d’autres figures helvétiques sous le Second Empire : les banquiers Delessert ou Jecker, à l’origine de la campagne du Mexique, ou un ami de jeunesse à Thoune de Louis-Napoléon, le baron Frédéric de Graffenried-Villars, veneur de la Cour impériale, la comtesse de Pourtalès, si brillante et belle, peinte par Winterhalter, si généreuse dans l’exil du couple impérial. Et quelques autres encore, mais enfin n’est-il pas surprenant de clore notre tableau par une femme, une artiste, dernière de sa lignée ? Ses ancêtres n’ont cessé de tisser des liens entre les Suisses et la France. Eux étaient des militaires, des diplomates, des hommes d’État. Ils ont passé. On les a oubliés. Mais elle, si fine, si fragile, enlevée à la fleur de l’âge, témoigne toujours par la vigueur de ses oeuvres, dans le marbre ou dans le bronze, des sentiments parfois amers, souvent violents mais
toujours passionnés, qui unissent nos deux pays. En dépit de nos identités différentes, de la diversité de nos institutions et de nos tempéraments politiques, ne prouvent-ils pas que des liens de culture, d’estime et d’amitié dépassent les péripéties et les divergences contingentes ?

Bibliographie sommaire

Dictionnaire historique et biographique de la Suisse, Neuchâtel, Attinger, 1921 et ss.
– William Martin, Histoire de la Suisse, 7e éd., Lausanne, Payot, 1974.
Guillaume-Henri Dufour dans son temps, 1787-1875, Actes du colloque Dufour, Genève, Société d’histoire et d’archéologie, 1991.
– Georges-André Chevallaz, La Suisse est-elle gouvernable ?, Lausanne, Éd. de l’aire, 1984.
– Comtesse d’Alcantara, Marcello, Adèle d’Affry…, Genève, Presses générales, 1966.
Marcello (1836-1879), Adèle d’Affry, duchesse de Castiglione Colonna, Fribourg, Musée d’Art et d’Histoire, 1980.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
445
Numéro de page :
51-59
Mois de publication :
février-mars
Année de publication :
2003
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