Les Tuileries westphaliennes : le palais d’hiver du roi Jérôme

Auteur(s) : BAUSTIAN Olivier
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La légende noire du frère prodigue de l’Empereur a la vie dure : une cour splendide calquée sur le modèle des Tuileries, des goûts somptuaires, des fastes pourtant peu en harmonie avec l’état des finances de l’État vassal et les mentalités locales. Jérôme a fait couler beaucoup d’encre, mais il reste un personnage flamboyant qui mérite qu’on se penche un peu plus sur ses goûts artistiques. Or les traces architecturales du royaume de Westphalie ne sont pas légion : la disparition du royaume à la suite de la bataille des Nations à Leipzig a prématurément mis un terme aux grands projets d’urbanisation à Cassel et à Brunswick. Il en est pourtant un que le roi réalisa en partie et qui nous permet aujourd’hui de mieux estimer à quel point Jérôme contribua à propager le style Empire dans ses États.

Dès 1808, Jérôme donna l’ordre de réaménager de fond en comble l’ancien palais ducal à Brunswick où il avait l’intention de passer l’hiver. Les travaux, placés sous la direction d’une équipe franco-allemande et sous la surveillance de l’intendant de la Maison royale, Jean George Laflèche, baron de Keudelstein et du baron Louis de Boucheporn, maréchal de la Cour, furent terminés peu avant la fin du royaume. Il n’en reste pas moins que ce nouveau palais resta en Westphalie le seul exemple d’une résidence royale entièrement conçue selon les vœux du roi. Ce dernier s’inspira d’ailleurs largement des travaux effectués par Napoléon et ses architectes Fontaine et Percier aux Tuileries. Quant aux « Tuileries westphaliennes », elles furent entièrement ravagées par un incendie quelques années plus tard lors de la révolution de 1830 à Brunswick, une des rares émeutes que l’Allemagne a connues dans la première partie du XIXe siècle.

Les résidences royales de Jérôme à Cassel

À son arrivée dans le nouveau royaume de Westphalie le 6 décembre 1807, le couple royal s’installa dans les palais de l’ancien prince-électeur de Hesse-Cassel. Outre le vieux château dans la vieille ville de Cassel, bâtiment sinistre datant de la Renaissance et dépourvu de confort et d’élégance (Ce château, réaménagé à grand frais par le jeune roi, fut entièrement détruit par le feu quelques années plus tard, dans la nuit du 24 novembre 1811. Après ce sinistre, le couple royal s’installa au palais Bellevue, l’hôtel particulier de Pierre Alexandre Lecamus, comte de Fürstenstein, ministre des Affaires étrangères du royaume de Westphalie.), Jérôme et Catherine avaient à leur disposition le grand château de Wilhelmshöhe, rebaptisé immédiatement en Napoleonshöhe, et qui se trouve encore aujourd’hui au milieu d’un grand parc à l’anglaise, surplombant la ville de Cassel. Ce château de style néoclassique fut construit à la fin du XVIIIe siècle, correspondant par ses dimensions et la distribution des pièces à une résidence moderne. Au cours des années, ce château ainsi que la résidence dans la ville furent remeublés et décorés dans le style Empire avec une profusion de beaux meubles des ateliers parisiens, des tableaux de Gros et Gérard, des porcelaines des manufactures de Sèvres, Dagoty, Dihl et Guérard et des bronzes de Thomire (Guillaume Nicoud, « Napoleonshöhe, joyau de la couronne de Westphalie », catalogue de l’exposition au château de Fontainebleau : Jérôme Napoléon, roi de Westphalie, pp. 93-103.). Jérôme acheta par la suite une villa à son banquier Brentano qu’il fit transformer par son architecte Grandjean de Montigny en une sorte de « Trianon westphalien ». Quant à la reine, elle préférait le séjour dans un joyau de l’architecture rococo à quelques kilomètres de la Napoleonshöhe, le château de Wilhelmstal que Jérôme lui offrit sous le nom de « Catharinental »(Le petit château des années 1760 est l’oeuvre de l’architecte wallon François de Cuvilliés, qui créa les décors du grand appartement du princeélecteur de Bavière à Munich et des appartements du prince-évêque de Cologne au château d’Augustusburg près de Bonn. ).

Brunswick et la première visite du roi en mai 1808

Tous ces palais royaux se trouvaient aux alentours de la capitale du royaume de Westphalie. La ville de Cassel avec ses 16 000 habitants était pourtant ni la plus grande ni la plus importante ville du royaume sur le plan économique
Une importante foire attirait dans la ville de Brunswick (avec ses 30 000 habitants et chef-lieu du nouveau département de l’Ocker), deux fois par an, un grand nombre de commerçants des villes hanséatiques, de la Prusse et des États occidentaux de l’Allemagne. Le commerce avec la Pologne, la Russie et les pays scandinaves se faisait également pendant ces foires. Brunswick était la plaque tournante pour l’important commerce de transit avec les pays de l’Est et du Nord. Résidence des ducs de Brunswick-Wolfenbüttel depuis 1754, c’est à partir de 1796 qu’un nombre important d’émigrés français trouva asile dans la région, dont les plus célèbres sont certainement Louis XVIII à Blankenbourg et le maréchal de Castries, la princesse de Rohan-Guéménée ainsi que l’ancienne gouvernante des enfants de France, la comtesse de Marsan (Ghislain de Diesbach, Histoire de l’émigration 1789-1814, p. 318. ). L’exil des ducs de Brunswick-Wolfenbüttel après la bataille d’Iéna priva la ville, du jour au lendemain, d’une cour qui
faisait vivre artisans et commerçants. Ces tristes perspectives motivèrent les délégués brunswickois à demander dès 1807 à Jérôme de passer une partie de l’année au coeur de leur ville (Archives municipales de la ville de Brunswick, C IV 4 : 2, adresse du conseil municipal au roi Jérôme, 25 décembre 1808 : « Sire, la municipalité de votre ville de Brunswick s’empresse de porter, au pied du trône, l’hommage respectueux de la vive satisfaction qu’elle a éprouvée en apprenant, par l’organe de M. le préfet du département, que V.M. est déterminée à remplir la promesse qu’elle avait daigné faire à nos députés lors de son avènement et qu’Elle voulut bien confirmer durant les trop courts moments qu’il lui plût de nous accorder. » ). Ce n’est qu’au cours de sa première visite à Brunswick en mai 1808 que Jérôme inspecta la ville et l’ancien palais ducal au centre de la ville. Brunswick était à l’époque une sombre ville médiévale avec quelques églises gothiques, des maisons à colombages centenaires dans des petites rues sans lumière dont Stendhal, qui dirigea en 1808 les domaines impériaux dans le département de l’Ocker, donna un récit humoristique et cinglant (Stendhal, Voyage à Brunswick (avril 1808), chapitre II : aspect des villes et de leurs habitants : « On entre dans ces petites chambres, il y fait une chaleur de 18 ou 20 degrés de Réaumur. Toute la famille est dans une seule pièce qui se nomme le stouve. On se garde bien d’ouvrir de tout l’hiver, je crois, et quelquefois on y fume ; on jugera de l’odeur. Quelquefois on lave le plancher et on y répand du sable jaune ou blanc, c’est là l’extrême propreté ou l’extrême politesse. On chauffe le poêle à tout rompre, ce bois mouillé et ce sable forment une odeur qui donne sur-le-champ mal à la tête aux Français. » Stendhal décrit dans son récit avec beaucoup de verve les impressions du paysage, de l’architecture et des Allemands qu’il a fréquentés pendant son court séjour de 1806 à 1808. Voici quelques extraits. Au sujet de l’hôtel de ville : « Laideur propre au gothique du bâtiment où sont nichées les autorités » (Journal intime, 6 mars 1808). Habitudes alimentaires : « Ces braves Allemands mangent quatre ou cinq butter-brot, boivent deux grands verres de bière et ensuite un verre de schnaps. Ce régime rendrait flegmatique l’homme le plus emporté. À moi, il m’ôte toute idée » (Voyage à Brunswick, chapitre I). « Autant les femmes sont bien, autant les hommes sont irrémédiablement laids » (Voyage à Brunswick, chapitre II). ).
Malgré quelques bâtiments plus récents, la ville manquait d’air, d’espaces verts et de grandes places ou de boulevards. L’ancien palais ducal, un modeste château baroque, construit par l’architecte allemand Hermann Korb à partir des années 1720, était à peine séparé de la ville commerçante par une petite place sans allure. Ni l’extérieur ni la sobre décoration des appartements ne pouvaient séduire un jeune roi gâté par le luxueux style nouveau qu’il avait connu à Paris. Pour l’instant, rien ne semblait le déterminer à tenir sa promesse spontanée d’y passer une partie de l’année.

« L’aurore de notre bonheur »

Au mois de décembre 1808, le nouveau conseil municipal de Brunswick revint à la charge avec son architecte Joseph Peter Krahe (Peter Joseph Krahe (1758-1840), architecte allemand, directeur général des bâtiments du département de l’Ocker (1807-1813). ). Conscient de l’importance économique de la ville et du bien-fondé des arguments des délégués, Jérôme consentit à bien passer quatre mois de l’hiver dans « sa bonne ville de Brunswick », à condition toutefois que la ville se chargeât du réaménagement et de l’ameublement de l’ancien palais ducal selon les plans que le roi avait approuvés (Archives municipales de la ville de Brunswick, C IV 4 : 2, p. 13 : délégation du conseil municipal de la ville de Brunswick au roi Jérôme, 25 décembre 1808 : « Nous envisageons, Sire, cette résolution de V.M. comme l’aurore de notre bonheur. La présence auguste du souverain, celle de la reine justement chérie, vont rendre à cette ville une prospérité à laquelle un concours de fâcheuses circonstances a porté ces derniers temps une funeste atteinte et qui menaçait de s’évanouir. Les sentiments de joie et d’espérance, Sire, que nous exprimons trop faiblement sans doute, tous les habitants de Brunswick les partagent, et si cette nouvelle résidence ne peut offrir à V.M. des palais et des jardins dignes d’Elle, nous osons lui garantir du moins qu’Elle y trouvera des sujets fidèles et dévoués, des coeurs reconnaissants de ses soins paternels et qui savent apprécier les vues sages et bienfaisantes que V.M. développe chaque jour dans l’administration du royaume. »). On trouva vite une solution de financement pour le projet. Pour subvenir aux dépenses, le
roi autorisa la ville de Brunswick à faire un emprunt de six cent mille francs, hypothéqué sur les propriétés municipales. Les revenus des biens et octrois communaux étaient destinés à l’amortissement des intérêts de cet emprunt (Décret royal du 17 juin 1809 : « Art. 1 : La ville de Brunswick est autorisée à emprunter la somme de cinq cent quatre-vingt-deux mille sept cent cinquante francs qui sera employée aux réparations et à l’achèvement de notre Palais royal de Brunswick. » ). Le roi avait hâte d’aménager son nouveau palais d’hiver. Une équipe franco-allemande se mit au travail : sous la direction de l’intendant général de la maison du roi le baron Laflèche de Keudelstein, le directeur général des bâtiments dans le département de l’Ocker, Peter Joseph Krahe, dirigea les travaux selon les plans approuvés à Cassel. On ignore encore à quel point le premier architecte du roi, Auguste Victor Grandjean de Montigny, s’occupa également de ce projet, mais il est probable que ce dernier supervisa tous les plans de l’Allemand Krahe, qui ne connaissait pas les dernières créations du style Empire en France, et prit soin que l’ensemble respectât le mieux possible les modèles de Percier et Fontaine. La mise au goût du jour des appartements dans les résidences royales était sans aucun doute dans les préoccupations de Grandjean de Montigny (Auguste Victor Grandjean de Montigny (1776-1850) fut le premier architecte du roi Jérôme à partir de 1808. Il se vit chargé de réaliser la salle des États du royaume de Westphalie à Cassel (voir catalogue de l’exposition Grandjean de Montigny (1776-1850), un architecte Français à Rio, Institut de France/Académie des Beaux-Arts, 1988, p. 30). ).
Il est intéressant de noter que le roi décida dès le début de faire peau neuve au sens littéral : contrairement à ses palais à Cassel où il avait été obligé de s’installer avec un nouveau décor dans les anciens appartements de ses prédécesseurs, il décida d’emménager les grands appartements du Roi et de la Reine ainsi que leurs appartements privés dans l’aile nord du château, alors que l’ancien duc avait logé en face dans l’aile sud laquelle fut désormais destinée à loger les services et l’administration de la Maison royale. Malgré un extérieur sobre et austère, les dimensions du château permirent au roi de recréer au sein de la capitale économique
de la Westphalie les fastes de la cour impériale en version réduite. L’intendant Laflèche respecta consciencieusement le système continental et privilégia ainsi l’industrie française du luxe malgré les protestations des commerçants westphaliens. Rien n’est trop beau pour le jeune roi aimant le faste, qui fait tout venir de France afin d’étaler le savoir-faire de l’industrie française à ses sujets ébahis : soieries de Bruny, associé de la maison Blanchon Coste à Lyon, meubles précieux, tapis et miroirs de Vautrin à Paris, meubles en acajou et bois doré, bronzes, lustres, porcelaines des manufactures parisiennes. Les commandes passent souvent par une maison de commerce de Brunswick (Il y a pourtant une exception à cette règle : le fabriquant français Louis Catel, originaire d’une famille huguenote à Berlin, reçut plusieurs commandes pour le château. Il publia même en 1811 un petit guide des appartements royaux. Ses dessins des appartements sont d’ailleurs la meilleure preuve du haut degré de raffinement dans la décoration de cette résidence de Jérôme. ). Le chantier donna du travail à un grand nombre d’ouvriers pendant plusieurs années. Le nouveau style inspira aussi les artisans locaux.

L’intérieur du château

Une promenade (virtuelle) dans les nouveaux appartements du Roi et de la Reine nous fait découvrir à quel point la distribution des pièces en enfilade sur une longueur d’environ 130 m respecta le modèle des Tuileries de Percier et Fontaine. Les souverains westphaliens disposent comme Napoléon et Joséphine chacun d’un grand appartement d’apparat ainsi que d’un appartement d’habitation. Le modèle parisien semble même déterminer le nombre de pièces dans le grand appartement du Roi qui comprend cinq salons : après le grand escalier du Roi et un salon d’entrée pour les gardes (salon de Marbre), la cour traversait deux antichambres avant d’arriver au salon des Ambassadeurs qui précède la nouvelle salle du trône : « Le plafond de cette salle est formé d’un grand encadrement de poutres, surmonté d’un plus petit, et tous deux sont ornés de riches moulures dorées. Des camaïeux allégoriques remplissent les compartiments. Les armes westphaliennes, peintes d’après les règles du blason, occupent le centre. Elles sont entourées de Victoires, gravant avec un burin sur leurs boucliers les faits
héroïques de l’histoire. Dans les angles se trouvent quatre médaillons représentant Napoléon le Grand, Charlemagne, Jules César et Alexandre le Grand, couronnés de laurier. Les poêles en forme d’autel sont surmontés de deux bustes antiques, représentant les empereurs Trajan et Antonin. » (Louis Catel, Description des appartements nouvellement décorés dans le château royal de Brunswick, 1811, p. 12. ) Le trône lui-même, avec des lions ailés en bois sculpté, peint et doré, avec sa frise de palmettes sur le dossier sur le dessin de Catel, rappelle le goût étrusque des sièges de Georges Jacob sous le Directoire (Marie-Noëlle de Grandry, Le mobilier français, Directoire, Consulat et Empire, Paris, 2004, p. 32. ). Les petites boules sur le dossier ressemblent à celles du fauteuil de trône aux Tuileries (Guillaume Fonkenell, Le palais des Tuileries, Paris, 2011, p. 139 : modèle de 1804 de François-Georges Desmalter. ). Quant aux dessus-de-portes, ils sont ornés de quatre bas-reliefs en stuc, oeuvres du sculpteur Johann Gottfried Schadow de Berlin et représentant les hommages des états, des métiers, des sciences et des arts au jeune roi (Catalogue de l’exposition Jérôme Napoléon, roi de Westphalie…, op. cit., pp. 88-89.).
À la différence de Napoléon qui avait transformé l’ancienne chambre de parade des rois de France aux Tuileries en salle du trône, Jérôme resta fidèle aux anciens usages de la cour des Bourbons et fit aboutir l’enfilade du grand appartement sur une somptueuse chambre de parade. Comme aux Tuileries, le roi demanda une salle de billard entièrement boisée avec un divan circulaire et une Allégorie du jeu au plafond. Derrière la chambre de parade, on passait par un minuscule cabinet de fleurs pour atteindre l’appartement d’habitation de Jérôme aux dimensions étonnamment modestes. À l’instar de son frère, le roi de Westphalie fit doter son appartement particulier ainsi que celui de la reine d’élégantes salles de bain : « Sa coupole est à caissons, et tous les reliefs en marbre blanc. La baignoire de porphyre représente un sarcophage et occupe une niche couverte d’une immense coquille. Une autre niche latérale et de même forme contient un lit de repos. Leurs fonds sont drapés de satin vert de mer. Une lampe de cristal, suspendue à la coupole porte son reflet
sur les surfaces polies de l’architecture. » (Louis Catel, Description…, op. cit., p. 19. ) Celle de la reine n’est pas moins un chef-d’oeuvre délicat dans le style Empire, le plus pur qui se trouve en Westphalie : « Cette pièce qui est en marbre blanc […] renferme deux niches latérales et voûtées qui forment une tente à rayons ; l’une contient une baignoire semblable à celle du bain du Roi, si l’on excepte quatre cygnes qui sont placés à chaque coin et qui étendent leurs ailes, l’autre est la place du lit de repos. Elles sont drapées de linon blanc sur un fond de satin incarnat. Le plafond […] et leur voûtes de marbre blanc cannelé sont décorés de coquillages peints au naturel […]. Deux lampes de cristal […] répandent leur clarté magique sur l’architecture et en illuminent tous les reliefs. » (Ibid., pp. 30-31. ) L’appartement comprenait également un charmant cabinet de travail et une chambre dont l’accès fut réservé aux intimes du roi tel son favori Pierre Alexandre Lecamus, comte de Fürstenstein, sans lequel – selon le baron Reinhard – le roi avait du mal à « s’endormir » (Pierre Alexandre Lecamus (1774-1824), ministre des Relations extérieures et ministre-secrétaire d’État dès 1808 et chef du parti français à la cour de Cassel. Ce favori, qui passait pour être bel homme, nous est souvent décrit comme un courtisan dévoué à la cause de Jérôme, mais sans véritable influence politique. Il est pourtant grand temps de revaloriser ce ministre : les nombreux documents que nous avons pu examiner dans les archives de Berlin pour son étude sur les relations commerciales du royaume nous révèlent un homme politique fin et lucide qui a mieux réussi que les deux ministres des Finances et du Commerce von Bülow et von Malchus à concilier les intérêts économiques de la France et de son État satellite. Ce fut notamment le cas au cours de la crise qui suivit l’établissement d’une ligne de douanes françaises à travers la Westphalie en 1809 et lors des négociations d’un traité de commerce entre les deux pays en 1811-1812. ). Ceux qui reprochent (encore aujourd’hui) au jeune roi de mener une vie dépensière qui ne lui laissait pas le temps d’étudier les dossiers de ses ministres, doivent se détromper : un cabinet de travail sous une tente avec une bibliothèque derrière les élégantes draperies se trouvait entre la chambre de parade et sa chambre. Même si les dimensions étaient modestes, le décor raffiné suivait la dernière mode de Paris : « Il forme une tente latine et circulaire dont le plafond est soutenu par six colonnes. Un aigle doré porte les foudres de Jupiter et occupe le centre de la coupole ; les draperies sont bleues, ornées d’étoiles et d’une riche baguette en broderie, une autre draperie borde le contour de la tente et cache des tablettes destinées à recevoir des papiers. » (Louis Catel, Description…, op. cit., p. 18. )
On constate aisément que la distribution des pièces rappelle celle des Tuileries impériales et maintient ainsi la séparation entre un appartement destiné aux réceptions officielles et un espace plus intime. Ce modèle reste l’exemple à suivre pour le nouveau roi de Westphalie. Malgré la critique cinglante de l’Empereur, il était hors de question pour le roi de suivre les usages plus modestes des autres cours de la confédération du Rhin. Le nouveau roi ne cherchait nullement à imiter les manières plutôt bourgeoises de ses prédécesseurs dans son nouveau pays d’adoption. Il faut quand même reconnaître que le roi consentit parfois à faire des concessions au budget de la ville de Brunswick. Ainsi, son appartement particulier n’est pas spacieux : à la différence de l’Empereur, Jérôme ne disposait ni d’une antichambre ni d’un grand salon ou d’une bibliothèque. Le salon de société et la salle à manger attenante faisaient déjà partie de l’appartement intérieur de la Reine et furent destinés aux réunions plus intimes entre les membres de la famille royale (Il faut noter que cette distribution ne diffère pas tellement de celle de la cour impériale où la salle à manger et le « salon de famille » faisaient partie de l’appartement d’honneur de l’impératrice au rez-de-chaussée du palais des Tuileries. ). Autre différence de taille avec le modèle des Tuileries : le château de Brunswick ne réserve aucune salle aux réunions du roi avec ses ministres, mais tout laisse à penser qu’un des salons du Grand Appartement, peut-être même le salon de Marbre à l’entrée du Grand Appartement, était provisoirement destiné aux réunions du Conseil d’État. À la différence des Tuileries, la largeur restreinte de l’aile Nord (entre 12 et 15 m) ne permit pas à l’architecte de concevoir une grande galerie. Pour parer à cet inconvénient, Jérôme décida d’emboîter une nouvelle fois le pas à son frère et ordonna dès le printemps 1809 la construction d’une salle de spectacle derrière cette aile du côté de l’ancien parc ducal. Il est frappant de constater que le modèle de ce théâtre amovible reprend quasiment les dimensions ainsi que le décor de la salle récemment inaugurée par l’Empereur en janvier 1808. Avec ses dimensions impressionnantes (300 x 150 m), le théâtre (s’il avait été construit) aurait offert trois cents places réservées à la cour et aux grands dignitaires de l’État (À l’époque, il existait depuis 1688 un opéra à Brunswick, ouvert au grand public. ). La partie réservée aux spectateurs aurait pu se transformer en salle de bal. L’ouverture de ce théâtre était prévue pour le 1er juillet 1812. C’est surtout cette salle de théâtre qui aurait mis en évidence la parenté artistique entre les travaux de Napoléon aux Tuileries et ceux de Jérôme à Brunswick (La passion de l’opéra et surtout des ballets lui fit construire une salle de spectacles au château de Napoleonshöhe ainsi qu’une salle au château de Bellevue à Cassel après l’incendie de la résidence royale le 24 novembre 1811. ). Hélas, les travaux pour cette nouvelle salle avançaient très lentement. En septembre 1812, on avait à peine terminé les fondations. Ce retard décida le roi à ordonner la fin des travaux et la destruction des soubassements déjà existants, sans pour autant renoncer entièrement au plaisir d’un théâtre de cour : il porta alors son dévolu sur l’aile sud où on se pressa d’aménager un théâtre dans les anciens appartements de la famille ducale. Quant à la reine, elle avait quatre salons à sa disposition pour les réceptions officielles. Cette situation correspond partiellement à celle de l’impératrice Joséphine en 1809 (Guillaume Fonkenell, Le palais des Tuileries…, op. cit., p. 150.). À cause du manque d’espace, l’appartement intérieur de la
Reine se poursuivait au rez-de-chaussée, où il y avait un salon de musique et un petit cabinet pour la lecture. Tout en étant proche du modèle parisien au niveau de l’agencement et du décor des appartements, l’ensemble était donc loin d’être démesuré. Le roi ne toucha pas à la façade extérieure et l’aile Sud fut destinée aux services de la maison royale. Tout le projet tendait à prouver que le roi cherchait à s’intégrer dans le moule existant et à s’approprier la résidence de ses prédécesseurs tout en y intégrant le nouveau style de sa dynastie.

Emprunts, vente aux enchères… : qui a financé le château ?

Les travaux avançaient trop lentement au goût du roi. L’emprunt de la ville que le roi accorda en juin 1809 était déjà largement insuffisant. L’ingénieux intendant Laflèche chercha donc des fonds supplémentaires. En août 1811, Jérôme offrit ainsi le vieux château de Salzdahlum à la ville de Brunswick à condition que celle-ci le vendît aux enchères pour achever les travaux d’embellissement et d’ameublement jusqu’à la fin de l’année (Décret royal du 2 août 1811.). Rien n’y fit. On avait du mal à trouver des acheteurs assez fortunés. On finit par le démolir pour en vendre les vestiges. Cette action fut vivement critiquée après 1813, mais ce n’est la faute ni de Jérôme ni de son entourage : un rapport de Laflèche démontre que les anciens ducs de Brunswick n’avaient pas entretenu cette ancienne résidence d’été aux portes de la ville et son état délabré ne permettait plus au roi d’y séjourner lors de ses voyages à Brunswick (Archives fédérales de la Basse-Saxe, Wolfenbüttel, 1 W 362, rapport de Laflèche, 17 septembre 1810.). Mais c’était une goutte d’eau dans la mer, puisque Jérôme n’était pas satisfait des travaux de l’architecte local lorsqu’il visita le chantier au mois de septembre 1812. À l’occasion d’un voyage de plaisance après son retour précipité de la campagne de Russie, il ordonna de nouveaux travaux : les décors n’étaient ni assez fins ni assez riches, la reine aurait besoin d’une salle de concert et d’un appartement plus intime au rez-de-chaussée. La salle de spectacle serait démolie et transférée dans l’aile opposée. Pour secourir sa « bonne ville » de Brunswick dans ses efforts, le roi décida spontanément d’assigner une somme annuelle de 48 000 francs sur sa liste civile pour l’acquis des intérêts de l’emprunt de 1809 (Moniteur westphalien, 14 octobre 1812.) : « S.M. aura payé les intérêts et le capital de la dépense qui aura profité aux habitants, embelli la ville et qui lui donnera, après les emprunts acquittés, un revenu de plus de 60 000 francs dont S.M. l’a dotée. »

Un projet urbain ambitieux

La dépense a–t-elle embelli la ville ? À n’en pas douter. Mais Jérôme avait également conçu un autre projet pour relancer l’essor économique de la plus grande ville de son royaume. Comme Napoléon, il envisagea de dégager les abords peu salubres du château pour y faire aménager une grande place rectiligne pour le commerce. Les plans existants nous montrent des bâtiments aux nobles façades en pierre de taille avec des arcades pour les boutiques. L’ensemble aurait été très proche des immeubles de la rue de Rivoli. Mais la campagne d’Allemagne en 1813 ne permit plus de réaliser ce
vaste projet d’une ville commerçante en face du palais d’hiver du premier roi de Westphalie. Il est toutefois intéressant de noter les larges vues de Jérôme et de son premier architecte Grandjean de Montigny : la ville aurait été dotée d’un élégant nouveau centre économique avec lequel la Westphalie espérait ranimer son commerce malgré les contraintes du blocus. Nul doute que la présence de sa cour brillante pendant l’hiver aurait stimulé toutes ces activités commerciales en attirant un grand nombre de marchands de luxe et une nouvelle clientèle aisée dans la ville…

Le château après le départ de Jérôme

Jérôme n’eut pas le loisir de jouir de son palais d’hiver. Les travaux ne furent terminés qu’en août 1813. Or, la campagne militaire engagée le retenait à Cassel. Le mobilier fut expédié d’abord dans cette ville, puis en France à la fin de l’été quand la ville de Brunswick fut sérieusement menacée par les armées russes et prussiennes. En décembre, l’ancien duc de Brunswick retourna dans sa capitale. Celui qui avait échoué en 1809 à renverser le trône de Jérôme n’apprécia guère les nouveaux décors somptueux dans son palais mais, comme Louis XVIII aux Tuileries, il se contenta d’effacer les symboles de la dynastie Bonaparte avant de mourir en juin 1815 sur le champ de bataille. Son fils, le duc Charles II, avait onze ans au moment de la mort de son père. Ce prince, neveu du roi George IV d’Angleterre, fut donc le seul à profiter de l’ancien palais d’hiver du roi Jérôme. En 1830, ce château fut entièrement ravagé par un incendie à la suite d’une révolte populaire. Dès lors, il ne resta plus aucune trace du plus grand projet urbain de l’époque westphalienne à Brunswick.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
505
Mois de publication :
octobre - novembre - décembre
Année de publication :
2015
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