Les vues de Louis-Napoléon Bonaparte sur la Méditerranée

Auteur(s) : SPILLMANN Georges
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Les vues de Louis-Napoléon Bonaparte sur la Méditerranée

Quand Louis-Napoléon Bonaparte prit le pouvoir en 1848, comme Président de la République, il trouva la France dans une situation très diminuée en Europe. Depuis 1815, elle n'était plus qu'une nation de second rang, tant par la volonté de ses adversaires des grandes guerres de la Révolution et de l'Empire, que par une indéniable stagnation économique et industrielle, alors que l'Angleterre, les pays allemands s'équipaient de façon moderne et que la Russie, devenue de plus en plus puissante, commençait son expansion en Asie. A l'ouest, de l'autre côté de l'Atlantique, une nouvelle grande nation apparaissait, les États-Unis d'Amérique.
Rappelons que Napoléon Ier, avec son don de voyance, avait prévu le grand avenir des colosses russe et américain.

Pour Lord Palmerston, le plus influent des hommes d'État anglais de l'époque, notre pays devait rester désormais voué à un destin médiocre. << La France, écrivait-il un jour au diplomate britannique sir Henry Lyrton Bulwer, est assez grande, assez puissante: elle doit se contenter du territoire que les traités de 1815 lui ont fait. Qu'elle s'occupe de se bien gouverner, d'imiter l'industrie de l'Angleterre, c'est un assez beau lot pour elle>>. Il nous déniait ainsi tout destin mondial.

La Restauration, puis la monarchie de Juillet avaient tenté, sans grand succès, de rendre à la France son rang naturel en Europe. La première avait occupé Alger en 1830, malgré la désapprobation du gouvernement de Londres. Le duc de Wellington, augure militaire écouté, disait à tous, notamment à la princesse de Lieven, que l'expédition française se terminerait par un désastre sans précédent. La seconde, laissait agir les Français audacieux qui avaient entrepris de faire de l'Égypte la grande puissance du Proche-Orient, face à l'Empire ottoman, en pleine dégénérescence, dont on commençait à dire qu'il était l'homme malade de l'Europe.
Or, Londres ne pouvait tolérer cette entreprise, dangereuse à bref délai pour la sécurité de ses possessions des Indes. Aussi, l'Angleterre stoppa-t-elle, en 1840, les armées égyptiennes en marche sur Constantinople, en plein accord avec les pays européens autres que la France. Et celle-ci fut exclue du Traité de Londres de juillet 1840, qui imposait la paix entre la Turquie et l'Égypte, laquelle devait renoncer à ses conquêtes.

Cette humiliation, vivement ressentie à Paris, ébranla gravement l'autorité de Louis-Philippe, pourtant anglophile comme tous les princes de la Maison d'Orléans et bien mal récompensé de ses sympathies britanniques.

D'autre part, la stagnation économique engendrait en France un marasme général des affaires et un chômage qui se traduisait trop souvent par de très sanglantes émeutes de la classe ouvrière, à Paris et dans plusieurs grandes villes de province. D'où une situation politique instable et un affaiblissement marqué.

Pendant ses trente-trois années d'exil à l'étranger – si l'on en excepte six ans d'emprisonnement au fort de Ham, qu'il appelait plaisamment son Université – Louis-Napoléon Bonaparte s'était juré de rendre à la France son rang de grande puissance. Il ne prétendait pas à l'hégémonie, ni même à la primauté, mais bien à un rayonnement économique et moral faisant de notre pays celui dont l'accord était indispensable à l'équilibre européen, et cela par les voies toutes pacifiques de la modération, de la raison, de la concertation.
Vivant à l'étranger, parlant couramment allemand, anglais, italien, il voyait la France avec les yeux de l'étranger et discernait mieux qu'un habitant de l'hexagone national ce qu'il convenait de faire pour la rendre grande et respectée, sans pour autant porter ombrage à quiconque.

Sa politique étrangère sera donc une politique de présence, mais aussi de compréhension des intérêts des autres nations et d'entente avec l'Angleterre. Il est favorable à une certaine unité européenne, sans fusion des nations, à une sorte de confédération des gouvernements, afin de mieux équilibrer le gigantisme russe et américain. Ennemi du protectionnisme et des barrières douanières, il est libre-échangiste.

Sur le plan intérieur, il est pour l'ordre, la justice sociale, le développement économique, avec priorité à l'industrie et aux moyens de communication. Il manifeste un intérêt particulier pour la classe ouvrière, non par calcul, mais par sympathie naturelle.

Bref, c'est un Chef d'État aux vues modernes qui est vraiment un précurseur en cette moitié du XIXe siècle encore très marquée par le passé et par le conservatisme social, mais qui déjà cherche des voies nouvelles.
 

C'est en Méditerranée que la politique étrangère de Louis-Napoléon Bonaparte, qui sera dès 1852 l'Empereur Napoléon III, est la plus intéressante à étudier, la plus riche en résultats féconds pour la France, les États riverains de cette mer et, en définitive, pour l'Angleterre et l'Europe toute entière.

Non seulement il y rétablit la séculaire influence française dans les Échelles du Levant, c'est-à-dire en Turquie et dans le Proche-Orient, mais il parvient encore par une politique personnelle secrète, habile, tenace, à régler pour longtemps des conflits aigus d'une extrême gravité et à établir un durable modus vivendi entre des communautés religieuses violemment opposées. Il obtient ce résultat remarquable parce qu'il ne poursuit en l'occurrence aucune visée territoriale.

Quand on y regarde de près, la situation était pourtant d'une extrême gravité en Turquie, en pleine décomposition, et que menaçait l'expansionisme russe, en Égypte, où un Français, Ferdinand de Lesseps, avait entrepris la construction d'un canal maritime reliant la Méditerranée à la Mer Rouge, en dépit d'une violente obstruction anglaise allant par deux fois jusqu'à des menaces de guerre, au Liban et en Syrie enfin, où, en 1860, les Druzes, armés par des agents anglais, avaient massacré des milliers de chrétiens maronites, protégés traditionnels de la France, et aussi des chrétiens orthodoxes, chers au coeur de la Sainte Russie.
Enfin, les vues prophétiques de Napoléon III s'efforçaient de concilier en Algérie les intérêts opposés de la colonisation française et des autochtones, Arabes et Berbères.

Le seul énoncé de ces divers éléments du problème méditerranéen d'alors montre à quel point le sujet que nous évoquons reste encore d'une brûlante actualité.
La conception entièrement nouvelle que l'Empereur des Français a de la diplomatie demeure de nos jours la seule voie menant à une solution raisonnable, parce qu'équitable et librement débattue, des conflits actuels du Proche-Orient, et à un règlement garanti par l'ensemble des nations. Les grandes puissances, responsables pour une large part du gâchis présent, feraient bien de s'en inspirer pour mettre fin à une situation explosive, en cessant en premier lieu la coûteuse et mortelle course aux armements à laquelle elles se livrent sans retenue dans cette partie du globe terrestre.

Quant aux craintes du Souverain relatives à l'Algérie, quant à ses vues courageuses sur l'avenir de ce pays et à la politique qu'il convenait d'y mener sans tarder, elles apparaissent aujourd'hui comme étant d'une poignante actualité. Elles préfigurent, en effet, les événements et les difficultés auxquels les dirigeants des IIIe, IVe et Ve Républiques furent constamment, violemment affrontés de 1935 à 1962, et qui ont laissé en France de douloureuses séquelles non encore complètement cicatrisées.
Sans verser dans l'hagiographie puérilement systématique, il est bon d'étudier l'oeuvre d'un prince trop souvent méconnu, sinon décrié, dont le règne, qui ne fut pas sans grandeur, finit malheureusement par le désastre de 1870. Disons à ce propos, bien que ce ne soit pas notre sujet, qu'il est d'ailleurs loin d'en porter l'exclusive responsabilité.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
266
Numéro de page :
2-3
Mois de publication :
oct.
Année de publication :
1972
Année début :
1848
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