Monsieur mon Frère, la mauvaise santé du duc de Vicence m’oblige à lui envoyer des lettres de récréance. J’ai cherché près de moi la personne que j’ai supposé pouvoir être la plus agréable à Votre Majesté Impériale et la plus propre à maintenir la paix et l’alliance entre nous. J’ai fait choix du général comte de Lauriston. Je suis fort empressé d’apprendre si j’ai rencontré juste. Je charge le comte de Czernitchef de parler à Votre Majesté de mes sentiments pour elle. Ces sentiments ne changeront pas, quoique je ne puisse me dissimuler que Votre Majesté n’a plus d’amitié pour moi. Elle me fait faire des protestations et toutes espèces de difficultés pour l’Oldenburg, lorsque je ne me refuse pas à donner une indemnité équivalente et que la situation de ce pays, qui a toujours été le centre de la contrebande avec l’Angleterre, me fait un devoir indispensable, pour l’intérêt de mon Empire et pour le succès de la lutte où je suis engagé, de la réunion d’Oldenburg à mes États. Le dernier ukase de Votre Majesté, dans le fond, mais surtout dans la forme, est spécialement dirigé contre la France. Dans d’autres temps, avant de prendre une telle mesure contre mon commerce, Votre Majesté me l’eût fait connaître, et j’aurais pu peut-être lui suggérer des moyens qui, en remplissant son principal but, auraient cependant empêché que cela ne parût aux yeux de la France un changement de système. Toute l’Europe l’a envisagé ainsi ; et déjà notre alliance n’existe plus, dans l’opinion de l’Angleterre et de l’Europe : fût-elle aussi entière dans le coeur de Votre Majesté qu’elle l’est dans le mien, cette opinion générale n’en serait pas moins un grand mal. Que Votre Majesté me permette de le lui dire avec franchise : elle a oublié le bien qu’elle a retiré de l’alliance ; et cependant, qu’elle voie ce qui s’est passé depuis Tilsit. Par le traité de Tilsit, elle devait restituer à la Turquie la Moldavie et la Valachie ; cependant, au lieu de restituer ces provinces, Votre Majesté les a réunies à son empire. La Valachie et la Moldavie sont le tiers de la Turquie d’Europe ; c’est une acquisition immense, qui, en appuyant le vaste empire de Votre Majesté sur le Danube, ôte toute force à la Turquie et, on peut même le dire, anéantit cet empire, mon plus ancien allié. Cependant, au lieu de tenir à l’exécution du traité de Tilsit, de la manière la plus désintéressée et par pure amitié pour Votre Majesté, j’ai reconnu la réunion de ces belles et riches contrées ; mais, sans ma confiance dans la continuation de son amitié, plusieurs campagnes très-malheureuses n’eussent pu amener la France à voir dépouiller ainsi son ancien allié. En Suède, dans le temps que je restituais les conquêtes que j’avais faites sur cette puissance, je consentais à ce que Votre Majesté gardât la Finlande, qui est le tiers de la Suède, et qui est une province si importante pour Votre Majesté qu’on peut dire que depuis cette réunion il n’y a plus de Suède, puisque Stockholm est maintenant aux avant-postes du royaume. Cependant la Suède, malgré la fausse politique de son roi, était aussi un des anciens amis de la France. Des hommes insinuants et suscités par l’Angleterre fatiguent les oreilles de Votre Majesté de propos calomnieux. Je veux, disent-ils, rétablir la Pologne. J’étais maître de le faire à Tilsit : douze jours après la bataille de Friedland, je pouvais être à Vilna. Si j’eusse voulu rétablir la Pologne, j’eusse désintéressé l’Autriche à Vienne : elle demandait à conserver ses anciennes provinces et ses communications avec la mer, en faisant porter ses sacrifices sur ses possessions de Pologne. Je le pouvais en 1810, au moment où toutes les troupes russes étaient engagées contre la Porte. Je le pourrais dans ce moment encore, sans attendre que Votre Majesté terminât avec la Porte un arrangement qui sera conclu probablement dans le cours de cet été. Puisque je ne l’ai fait dans aucune de ces circonstances, c’est donc que le rétablissement de la Pologne n’était pas dans mes intentions. Mais si je ne veux rien changer à l’état de la Pologne, j’ai le droit aussi d’exiger que personne ne se mêle de ce que je fais en deçà de l’Elbe. Toutefois il est vrai que nos ennemis ont réussi. Les fortifications que Votre Majesté fait élever sur vingt points de la Dwina, les protestations dont a parlé le prince Kourakine pour l’Oldenburg et l’ukase le prouvent assez. Moi, je suis le même pour elle, mais je suis frappé de l’évidence de ces faits et de la pensée que Votre Majesté est toute disposée, aussitôt que les circonstances le voudront, à s’arranger avec l’Angleterre ; ce qui est la même chose que d’allumer la guerre entre les deux empires. Votre Majesté abandonnant une fois l’alliance et brûlant les conventions de Tilsit, il serait évident que la guerre s’ensuivrait quelques mois plus tôt ou quelques mois plus tard. Cet état de méfiance et d’incertitude a des inconvénients pour l’empire de Votre Majesté et pour le mien. Le résultat doit être, de part et d’autre, de tendre les ressorts de nos empires pour nous mettre en mesure. Tout cela est sans doute bien fâcheux. Si Votre Majesté n’a pas le projet de se remettre avec l’Angleterre, elle sentira la nécessité pour elle et pour moi de dissiper tous ces nuages. Elle n’a pas de sécurité, puisqu’elle a dit au duc de Vicence « qu’elle ferait la guerre sur ses frontières », et la sécurité est le premier bien des deux grands États.
Je prie Votre Majesté de lire cette lettre dans un bon esprit, de n’y voir rien qui ne soit conciliant et propre à faire disparaître de part et d’autre toute espèce de méfiance et à rétablir les deux nations, sous tous les points de vue, dans l’intimité d’une alliance qui depuis près de quatre ans est si heureuse.
Napoléon