Document commenté > Lettre de Napoléon Ier à Eugène de Beauharnais, 7 juin 1805

Auteur(s) : KERAUTRET Michel (prés.), NAPOLÉON IER
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Présentation

Parmi les milliers de lettres écrites ou  dictées par Napoléon, il faut bien reconnaître que la plupart n’appartiennent pas vraiment à l’art épistolaire. De caractère immédiat et factuel, souvent brèves et tendues, elles sont en général écrites dans l’urgence pour transmettre le mouvement, l’action ou la réaction produites par le moteur universel. Elles donnent de Napoléon l’image d’une prodigieuse machine à gouverner, à commander, à organiser, à prévoir, jusque dans les détails les plus minutieux –au risque de lasser quelque peu le lecteur non spécialiste.

Il arrive néanmoins, rarement, que l’homme pressé fasse une pause. Napoléon, tout à coup, s’arrête, prend la peine de s’expliquer -pour Joseph, pour Louis, pour Murat, pour un de ses maréchaux. Il dévoile alors sans fard, voire brutalement, le fond de sa pensée. Et cela devient passionnant. Pas la moindre langue de bois dans ces ouvertures, mais le fruit d’une réflexion mûrie, profonde, dérangeante parfois, toujours stimulante. Il existe plusieurs de ces lettres dans la Correspondance, mais l’une des plus remarquables est sans doute celle que Napoléon adresse à son beau-fils Eugène en juin 1805, quelques jours après l’avoir nommé vice-roi d’Italie : il s’adresse à un jeune homme sans expérience politique, et résume à son intention quelques-unes des leçons qu’il a tirées de sa propre expérience.

M. Kérautret

Lettre à Eugène, 18 prairial an XIII (7 juin 1805)

[Les dates précises de rédaction et d’envoi de cette lettre sont incertaines.]

« En vous confiant le Gouvernement de notre Royaume d’Italie, nous vous avons donné une preuve de l’estime que votre conduite nous a inspirée pour vous. Mais, encore dans un âge où l’on ne connaît pas la perversité du coeur humain, nous ne saurions vous recommander trop de circonspection et de prudence.
Nos sujets d’Italie sont naturellement plus dissimulés que ne le sont les citoyens de la France. Vous n’avez qu’un moyen de conserver leur estime et d’être utile à leur bonheur, c’est de n’accorder votre confiance entière à personne, de ne dire à personne ce que vous pensez des ministres et des grands officiers qui vous environnent. La dissimulation, naturelle à un certain âge, n’est pour vous qu’une affaire de principe et de commandement. Quand vous aurez parlé d’après votre coeur et sans nécessité, dites-vous en vous-même que vous avez fait une faute, pour n’y plus retomber.
Montrez pour la nation que vous gouvernez une estime qu’il convient de manifester d’autant plus que vous découvrirez des motifs de l’estimer moins. Il viendra un temps où vous reconnaîtrez qu’il y a bien peu de différence entre un peuple et un autre. Votre administration ayant pour but le bonheur de mes peuples d’Italie, le sacrifice des choses de leurs coutumes contre lesquelles vous êtes passionné est le premier que vous leur devez.
Dans toute autre position que celle de vice-roi d’Italie, faites-vous gloire d’être Français ; mais vous devez ici le faire oublier, et vous n’aurez réussi qu’en persuadant que vous aimez les Italiens. Ils savent qu’on n’aime que ce qu’on estime. Cultivez leur langue ; qu’ils fassent votre principale société ; distinguez-les dans les fêtes d’une manière particulière ; approuvez ce qu’ils approuvent et aimez ce qu’ils aiment.
Parlez le moins possible ; vous n’êtes pas assez instruit et votre éducation n’a pas été assez soignée pour que vous puissiez vous livrer à des discussions d’abandon. Sachez écouter, et soyez sûr que le silence produit souvent le même effet que la science. Ne rougissez pas d’interroger. Quoique vice-roi, vous n’avez que vingt-trois ans, et quelque chose que dise la
flatterie, tout le monde connaît secrètement ce que vous savez, et vous accorde plus d’estime par l’espérance de ce que vous serez que par l’opinion de ce que vous êtes.
N’imitez pas en tout ma conduite ; vous avez besoin de plus de retenue. Présidez peu le Conseil d’état ; vous n’avez pas assez de connaissances pour le présider avec succès. Je ne verrai pas d’inconvénient à ce que vous y assistiez sous la présidence d’un consulteur, qui présiderait à sa place. La connaissance qui vous manque de la langue italienne, et même de la législation, est un très bon prétexte pour vous abstenir. Ne prenez jamais la parole au Conseil : on vous écouterait sans vous répondre, mais on verrait aussitôt que vous n’êtes pas en force pour discuter une matière. On ne mesure pas la force d’un prince qui se tait ; quand il parle, il faut qu’il ait la conscience d’une grande supériorité.
N’ajoutez aucune foi aux espions. Il y a plus d’inconvénient que d’avantage à en avoir. Il n’y a jamais d’inquiétude à concevoir à Milan, et peut-être même dans aucun pays. Votre police militaire, qui vous assure de vos troupes, est tout ce qu’il vous faut. L’armée est le grand objet dont vous pouvez vous occuper directement et par vos propres connaissances (…).
Votre grand intérêt est de bien traiter les nationaux, de les connaître tous, de savoir quel est leur nom, quelle est leur famille. Ne montrez pas trop d’empressement aux étrangers ; il n’y a jamais rien à gagner avec eux. Un ambassadeur ne dira pas de bien de vous, parce que son métier est de dire du mal. Les ministres étrangers sont, dans la force du terme, des espions titrés. Il ne peut y avoir d’inconvénient à les éloigner de vous ; ils sont toujours plus disposés à estimer ce qu’ils voient peu que ce qui leur témoigne amitié et bienveillance (…).
Le décret public que j’ai signé désigne la portion d’autorité que je vous confie ; je m’en réserve une plus grande, c’est de vous diriger dans vos opérations. Écrivez-moi chaque jour ce qui vous est arrivé. Ce n’est que successivement que vous apprendrez comment j’envisage chaque question et chaque objet. Ne montrez mes lettres à qui que ce soit, et sous quelque prétexte que ce puisse être. On ne doit savoir ni que je vous écris, ni ce que je vous écris. Ayez une chambre où personne n’entre, pas même votre secrétaire intime et votre secrétaire des commandements (…).
Vos fonctions sont importantes et votre besogne très considérable. Étudiez-vous à connaître l’histoire de chacune des villes qui composent mon Royaume d’Italie ; visitez les places fortes et toutes les positions célèbres par des combats. Il est probable qu’avant que vous ayez trente ans vous ferez la guerre, et c’est un grand acquis que la connaissance du territoire.
Enfin, soyez inflexible pour les fripons. C’est une victoire gagnée pour l’administration que la découverte d’un comptable infidèle. Ne souffrez pas que l’armée française fasse la contrebande. »

Source : Minute, Archives nationales, AF IV 866, prairial an XIII, n° 88-2.

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