Texte intégral de la lettre
À MURAT, LIEUTENANT DE L’EMPEREUR EN ESPAGNE 16943.
Saint-Cloud, 23 mars 1808
Mon frère, je suppose que vous êtes arrivé aujourd’hui ou que vous arriverez demain à Madrid (1) . Vous tiendrez là une bonne discipline. Si la cour est à Aranjuez, vous l’y laisserez tranquille, et vous lui montrerez de bons sentiments d’amitié ; si elle s’est retirée à Séville, vous l’y laisserez également tranquille. Vous enverrez des aides de camp au prince de la Paix (2) pour lui dire qu’il a mal fait d’éviter les troupes françaises ; qu’il ne doit faire aucun mouvement hostile et que le roi d’Espagne (3) n’a rien à craindre de nos troupes. Je suppose que je ne vais pas tarder à recevoir des nouvelles de tout ce qui se sera passé à Madrid le 17 et le 18.
Le maréchal Bessières doit arriver le 26 à Burgos pour prendre le commandement des deux divisions des Pyrénées Occidentales et de ma Garde (4).
Je suppose que vous faites refaire votre biscuit à Madrid, pour en avoir toujours quinze ou vingt jours devant vous. Vous devez veiller à ce que les magasins d’Aranda et de Buitrago soient parfaitement approvisionnés, et qu’il y ait sur chacun de ces points 200 000 rations de biscuit ou farine, avec trois fours pour faire du pain.
Les circonstances générales m’ont forcé à retarder mon départ. La Russie a déclaré la guerre à la Suède. Les troupes russes sont en Finlande, et mon armée, commandée par le prince de Pontecorvo, est à Copenhague et va se réunir à l’armée russe sous les murs de Stockholm. (5) (6)
Napol
Commentaire
Cette lettre, qui ne parviendra à Madrid que le 30 mars, mérite quelques commentaires et soulève bon nombre d’interrogations qui resteront sans doute sans réponse… et ce faute de preuves suffisantes ! À cette époque, le but politique de Napoléon est arrêté, mais toujours confidentiel : il s’agit de détrôner les Bourbons d’Espagne. Toutefois, les différentes solutions envisagées par l’empereur sont encore soumises aux évolutions (imprévisibles) de l’imbroglio dynastique espagnol (7) qui connaît un nouveau rebondissement avec l’émeute d’Aranjuez (17-19 mars). Pour faire bonne mesure, à ceci il faut ajouter les tribulations de Napoléon pour faire accepter le trône de Sa Majesté Catholique à l’un de ses trois frères déjà couronné (8). Son projet nous sera enfin dévoilé, quelques jours plus tard, avec l’offre faite à Louis (27 mars, n° 17510), qui refusera.
Mon frère, je suppose que vous êtes arrivé aujourd’hui ou que vous arriverez demain à Madrid. Vous tiendrez là une bonne discipline. Si la cour est à Aranjuez, vous l’y laisserez tranquille, et vous lui montrerez de bons sentiments d’amitié ; si elle s’est retirée à Séville(9), vous l’y laisserez également tranquille. Vous enverrez des aides de camp au prince de la Paix pour lui dire qu’il a mal fait d’éviter les troupes françaises ; qu’il ne doit faire aucun mouvement hostile et que le roi d’Espagne n’a rien à craindre de nos troupes. Je suppose que je ne vais pas tarder à recevoir des nouvelles de tout ce qui se sera passé à Madrid le 17 et le 18.
Le 23 mars, l’objectif militaire vient précisément d’être atteint : Murat fait son entrée dans Madrid, au jour fixé. Il ignore toujours les projets de son beau-frère et s’en plaint à plusieurs reprises. Le 19 mars, tandis qu’il marchait sur Madrid, Murat n’avait pas caché à l’empereur que le sang pouvait couler et qu’il croyait à la complicité de l’ambassadeur Beauharnais dans l’émeute d’Aranjuez. Esménard, qui a trempé dans bien des intrigues, porte la même accusation dans son introduction aux Mémoires de Godoy.
Curieusement, on ne possède aucune lettre personnelle de Napoléon à son ambassadeur Beauharnais à Madrid. Celui-ci pourtant s’agite, se mêle de tout, intrigue et rassemble autour de lui les partisans de Ferdinand, contre Godoy. Aurait-t-il agit de son propre chef ? Il est toujours permis d’en douter.
La (dé)information la plus extraordinaire se trouve reportée à la fin de cette lettre, probablement à dessein afin, peut-être, d’en atténuer les effets (?) :
Les circonstances générales m’ont forcé à retarder mon départ. La Russie a déclaré la guerre à la Suède. Les troupes russes sont en Finlande, et mon armée, commandée par le prince de Pontecorvo, est à Copenhague et va se réunir à l’armée russe sous les murs de Stockholm.
Mensonge… assorti d’un motif qui ne tient pas un instant. Car Napoléon n’a montré aucun empressement à soutenir son allié Alexandre par les troupes de Bernadotte en Scanie(voir n° 17456 et 17699 note 3).
. Bien au contraire, le tsar en est irrité et les fâcheuses dispositions opérationnelles, qui ont été prises jusque là, permettront au corps de La Romana de déserter pour rejoindre l’Espagne et les insurgés.
La mauvaise nouvelle plonge à nouveau Murat dans l’incertitude. Et pourtant, le 25 mars (n° 17480), soit deux jours plus tard, Bessières est lui prévenu de l’arrivée de l’empereur ! Le lendemain 26 (n° 17486), Napoléon lui donne des ordres détaillés pour organiser son voyage de Burgos vers Madrid. Dès lors, il apparaît clairement que Napoléon n’a nullement l’intention de se rendre à Burgos et encore moins à Madrid (10), mais qu’il a déjà fait le choix du chemin de Bayonne.
Ajoutons, pour conclure, que la première partie de cette lettre détruit à elle seule la fabrique de celle du 29 mars, analysée en Annexe du volume 8 de la Correspondance générale par Thierry Lentz.