L’Europe du libre-échange sous le Second Empire

Auteur(s) : BARJON Philippe
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Depuis plusieurs années un mouvement en faveur du libre-échange se dessinait en Europe. De nombreuses personnes militaient dans le sens de la suppression des entraves apportées au commerce international, et principalement au commerce européen par les taxes douanières. Tous le monde le souhaitait mais de façon très molle car peu d’avancées significatives existaient dans ce sens. C’est la France qui détenait le taux de taxes le plus élevé. Elle imposait un régime dit des prohibitions, à savoir que tous les produits d’origine étrangère étaient taxés souvent à plus de cent pour cent.

L’Europe du libre-échange sous le Second Empire
Duc de Persigny, Disdéri © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) - Jean-Gilles Berizzi

Il fallait donc acheter français afin de protéger notre commerce.

Michel Chevalier a laissé une analyse suggestive de ce régime auquel le Français était soumis :
« Le drap dont sont faits son habit ou sa veste, l’étoffe de laine ou le piqué (le coton) qui forment son gilet, le calicot ou le madapolam dont est sa chemise tout cela est prohibé ; les souliers prohibés ; les bas de coton ou de laine prohibés ; il ne peut tenter d’en faire venir du dehors sans être rebelle aux lois… Le chapeau de feutre ou de soie imitant le feutre passe à la frontière moyennant un droit de 1,65 franc, le chapeau de cuir que porte le marinier est prohibé…
« La marmite en fonte dans laquelle le pauvre prépare ses aliments est prohibée, les ustensiles en cuivre, en zinc, en fonte, en fer, en tôle, en fer-blanc, en acier,
prohibés.
« Les couvertures de lit payent sur le pied de 2,20 francs le kilogramme : c’est l’équivalent de la prohibition. Les tapis payent sur le pied de 275 à 550 francs les 100 kilogrammes, encore du prohibitif.
« Les objets en plaqué, prohibés, les tissus de crin, prohibés, de même les innombrables tissus de laine.
« Le savon prohibé ».

Des grands hommes politiques, des entrepreneurs, des écrivains demandent en vain cette abolition. Chateaubriand annonce en 1841 que « les barrières fiscales ou commerciales seraient abolies entre divers États comme elles le sont déjà entre les provinces d’un même État ». Pour Victor Hugo en 1849, « un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées ».

Le libre-échange prend son origine en Angleterre, alors en plein essor industriel, en 1846, grâce à un homme tenace, Richard Cobden. Le libre-échange va gagner dans ce pays une bataille décisive lorsqu’il arrive à obtenir l’abrogation des principales taxes alimentaires. C’est le commencement d’un régime de liberté commerciale qui va voir le jour.

En France la tendance est plus tenace à s’inverser. Les propriétaires fonciers, les industriels restent fidèles à des principes vieux de presque trois siècles. Les principales taxes douanières datent de Colbert, et ce n’est pas la révolution, ni le régime impérial imposant le « Blocus Continental », ni la Monarchie de Juillet qui ont apporté les réformes nécessaires à cet état de fait. Il fallait protéger surtout à partir de juillet 1830, la révolution industrielle naissante. Aussi le régime dit des « prohibitions » sera maintenu et même aggravé.

Dans ce système tout devait être fabriqué en France et commercialisé en France, sinon la taxation frappait de plein fouet les produits provenant d’autres pays. Les droits pouvaient atteindre, voire dépasser les cent pour cent. Dans la métallurgie et le textile se formèrent des syndicats patronaux dont la préoccupation essentielle était de veiller au maintien de cette protection. En 1840, ce fut un Comité des Intérêts Métallurgiques, première mouture du Comité des Forges, auquel adhérèrent, Le Creusot, les forges d’Alain et Fourchambault.

La même année vit naître une Union des Constructeurs de Machines, ancêtre de la Fédération des Industries Mécaniques. Il existait aussi une Union des Houillères à laquelle succèdera un Comité des Houillères. Pour le textile divers organismes régionaux se formèrent.

Mais à la même époque, Frédéric Bastiat, Adolphe Blanqui et une génération d’économistes libéraux dis-ciples de J.-B. Say ralliaient les intérêts épars des armateurs, des commerçants, des industriels exportateurs. Une Association pour la liberté des échanges était fondée au début de 1846. Quelques mois plus tard, ce fut, en réaction, la création d’une association pour la défense du travail national, vigoureusement protectionniste dont Mimerel, Schneider, Talabot, Kuhlmann étaient les membres les plus marquants.

Ce régime de protectionnisme va perdurer jusqu’à l’avènement du Second Empire. Le futur Napoléon III par la constitution du 14 janvier 1852, va recevoir d’abord comme Prince Président puis comme Empereur des Français, le droit de signer des traités de commerce avec des puissances étrangères et par la suite celui de modifier certaines clauses, en particulier les tarifs contenus dans ces derniers.

Napoléon III pourtant dans sa jeunesse n’était pas très ouvert aux idées libre-échangistes. Il avait été conduit au protectionnisme lors d’une étude sur la question des sucres faite au fort de Ham en 1842. Cette dernière avait conclu que « le souci principal pour un pays n’était pas le bon marché des produits manufacturés, car s’il y a bon marché, il ne peut y avoir que travail à vil prix, par contre le protectionnisme évite le chômage, d’où la nécessité de la taxation des sucres provenant de l’étranger ».

En accédant au pouvoir il va effectuer une politique de revirement, vraisemblablement sur les conseils de son entourage et surtout depuis son séjour en Angleterre après son évasion du fort de Ham.
C’est Cobden qui l’a certainement marqué par ses idées, ses discours où revient toujours une petite phrase « le libre-échange, c’est la Paix ».
En décembre 1853, le nouvel empereur demande des mesures d’abaissement des tarifs douaniers. Elles sont prises principalement sur le fer et le charbon dont l’industrie a grand besoin. La France se trouve alors en plein essor au niveau de la construction ferroviaire.

Lors de la Conférence de Paris faisant suite à la guerre de Crimée, Napoléon III confiera, au représentant de la reine Victoria, Lord Clarendon, alors chef de la diplomatie britannique : « Je sais que vous êtes libre-échangiste. Eh bien je suis heureux de vous annoncer que notre Conseil d’État achève l’élaboration d’un projet qui répondra à vos tendances ».

Le projet va se heurter à l’opposition des groupements notamment dans l’industrie textile ces derniers gagneront, le projet sera finalement retiré car la crise économique risque de sévir rapidement en France.
Napoléon III décide donc de frapper un grand coup en opérant sa réforme autoritairement, comme le permet la Constitution.
C’est effectivement une véritable révolution qui va souffler sur la France et va la conduire, à ce que certains auteurs appellent « un nouveau coup d’État commercial », la négociation d’un traité de commerce entre la France et la Grande-Bretagne.

La préparation va se faire dans le plus grand secret. Très peu de personnes vont être au courant du projet. Pour la France, elles sont quatre : Napoléon III lui-même, Rouher, Baroche, et Michel Chevalier, un industriel libre-échangiste convaincu. D’autres personnages, comme Persigny, insufflent leurs idées. Libre-échangiste de toujours et bonapartiste de la première heure, il a été des deux tentatives de prises de pouvoir sous Louis Philippe, à Strasbourg et Boulogne.

Côté anglais, l’on retrouve le fameux Cobden, que Gladstone alors Premier ministre a mandaté avec l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris.
Pour les Français, les négociateurs ne sont pas tous des bonapartistes de la première heure. Pierre Jules Baroche vient des rangs orléanistes. En 1847 il est élu député de Rochefort, en 1848 il va rallier la Deuxième République. Il deviendra ministre du Prince-Président. Sous l’Empire il deviendra vice-président du Conseil d’État, organe clé de la politique impériale. C’est aussi un redoutable dialecticien et un serviteur zélé de l’Empire.

Eugène Rouher est quant à lui né à Riom (Puy-de-Dôme) le 30 novembre 1814 et décédera à Paris le 3 février 1884. Il sera tour à tour ministre de la Justice du 31 octobre 1849 au 24 janvier 1851, du 10 avril au 26 octobre 1851 et du 3 décembre 1851 au 22 janvier 1852 puis ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics du 3 février 1855 au 23 juin 1863 (avec l’intérim de l’Algérie et des Colonies du 7 au 24 mars 1859). Ministre présidant le Conseil d’État du 23 juin au 18 octobre 1863, il est enfin ministre d’État du 18 octobre 1863 au 17 juillet 1869 (avec le portefeuille des Finances du 20 janvier au 13 novembre 1867). À l’époque du traité, il est ministre du Commerce.

Ce petit-fils de notaire, fils d’avoué, après un passage, comme boursier, à l’École navale, s’orienta vers des études de droit et devint un des avocats d’affaires les plus réputés de Riom. Il échoua, comme candidat guizotin, aux élections législatives de 1846, mais fut élu deux ans plus tard à l’Assemblée constituante, comme républicain du lendemain, avec une profession de foi dans le ton du jour, mais contre la liste des républicains de la veille.

Il appuya la politique conservatrice, vota en décembre pour Cavaignac et fut réélu en 1849 sur la liste du parti de l’Ordre. Rapidement rallié à la politique de l’Élysée, probablement recommandé à Louis-Napoléon par Morny, son collègue du Puy-de-Dôme, il reçut le portefeuille de la Justice le 31 octobre 1849, et, jusqu’à l’arrivée de Baroche, fut l’orateur principal du ministère. Il avait alors tente-cinq ans.

En politique intérieure il penche pour un régime autoritaire. Ceci va le rapprocher de Napoléon III. Il deviendra un bon serviteur de l’Empire et notamment sur la question économique. Il rejoint les idées de l’Empereur. C’est un libre-échangiste, plus par utilité du reste. Il a compris que c’est le seul moyen pour la France de sortir de l’isolationnisme. Il va être le véritable rédacteur du traité avec l’Angleterre et par la suite avec d’autres pays.

Le traité de commerce a des instigateurs qui travaillent dans l’ombre, les frères Pereire, Persigny notre ambassadeur à Londres, Michel Chevalier partisan inconditionnel du libre-échange et anglophile. C’est le troisième négociateur, cet ancien polytechnicien est conseiller d’État. Il a acclamé l’Empire seul régime à ses yeux capable de rétablir l’ordre et la paix sociale en France, et de l’amener à une plus grande prospérité. Il travaille dans ce sens avec Baroche à faire avancer les choses au Conseil d’État, l’organe indispensable des décisions impériales.
Les négociations vont être faites dans le plus grand secret. Même les correspondances sont rédigées par les protagonistes eux-mêmes, ou leurs femmes qui servent de secrétaires. C’est la femme de Rouher qui a principalement la charge de faire les copies des entretiens secrets.

Les négociations vont durer d’octobre 1859 à janvier 1860. Elles aboutissent finalement à la signature de l’accord le 23 janvier 1860.

Napoléon III a délimité lui-même le caractère et l’objet des négociations. Elles doivent avoir un intérêt commercial avant d’être politique. Rouher et les autres vont passer des heures en tête à tête avec les émissaires anglais, notamment Cobden qui connaît parfaitement le sujet sur les questions douanières et les taxes à abaisser. Les discussions avanceront de cette façon très rapidement.

Baroche va se charger des négociations avec l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris. Elles portent sur le règlement politique relatif aux Affaires étrangères. Il faut dire qu’il est à ce moment là ministre intérimaire des Affaires étrangères en attente du nouveau ministre Thouvenel qui vient de quitter son poste à Constantinople et navigue vers la France.

L’accord va aboutir. Les Anglais doivent dégrever quatre catégories de produits : les articles de Paris, les soieries, les vins et spiritueux. De son côté la France s’engage à abolir tout système de prohibitions.

Pourtant de nombreux obstacles vont surgir au fil des mois. Il faut avant tout l’accord, pour la France du Corps Législatif et pour l’Angleterre celui du Parlement.
Il faut donc se résoudre à mettre tous les ministres au courant pour permettre la réalisation de ce « coup d’État commercial », surtout depuis l’existence de fuites, principalement du côté anglais. Le 12 janvier, quelques jours avant la signature le Morning Post annonce dans ses colonnes, « qu’un traité de commerce avec la France va être signé ». Dans certains pays européens c’est l’inquiétude notamment en Autriche, car en Europe l’on commence à se demander si Napoléon III ne veut pas chausser de nouveau les bottes de son oncle et partir à la conquête de l’Europe. Cette inquiétude traverse les esprits surtout depuis l’intervention en Italie au côté du Piémont et l’annexion à la France du comté de Nice et de la Savoie.

En France, Napoléon III indique dans une lettre à Achille Fould, son ministre d’État, que des grands changements se préparent. Ils vont voir le jour le 23 janvier 1860, date de la signature du traité.

À l’annonce de cet accord, les associations protectionnistes se mettent en action ; surtout celle de la défense du travail national qui a Mimerel comme membre. Cette opposition sera vite démantelée, par le simple fait que de nombreux dirigeants protectionnistes sont aussi liés au régime. C’est le cas de Mimerel qui est sénateur. Afin de faire taire cette agitation, le traité ne sera, par contre, promulgué en France que le 10 mars.

C’est un grand pas qui vient d’être fait. En France le régime des prohibitions est donc définitivement supprimé. Les produits seront taxés mais de façon raisonnable : pas plus de trente pour cent. L’application va s’effectuer par paliers afin de ne pas ruiner le commerce français habitué à ses barrières douanières de protection. L’Angleterre, quant à elle, accorde la franchise totale sur environ quarante-deux articles. L’on est loin des quatre articles du début.

Un audit général de la situation, industrielle et commerciale, va être organisé en France durant près de quatre mois, ceci afin d’étudier les conséquences de l’accord et surtout permettre l’application de l’acte qui doit réveiller les entrepreneurs français endormis par des décennies de protectionnisme.

Le traité de commerce avec l’Angleterre est signé pour dix ans. La clause de la nation la plus favorisée est adoptée pour les deux pays, chacun bénéficiera des avantages que l’autre ferait à un pays tiers. Aussi c’est le point de départ d’une politique commerciale qui va s’étendre à de nombreux pays d’Europe obligés de suivre, si l’on peut dire, le mouvement libre-échangiste afin d’éviter une taxation sévère de leurs produits  Entre 1861 et 1867 l’on va dénombrer pas moins de quatorze traités signés permettant aux signataires de bénéficier des avantages et concessions faites aux autres.

En 1861 c’est la Belgique et la Sublime Porte (la Turquie). En 1862, c’est le tour de la Prusse et de son union douanière, le Zollverein, de signer, puis vont suivre l’Italie en 1863, la Suisse en 1864, la Suède et la Norvège en 1865, la Hanse, les Pays Bas, l’Espagne la même année, en 1866 l’Autriche et même le Saint-Siège en 1867 (il faut dire qu’à cette époque il se trouve un peu sous protection française).
En conclusion, le traité par ses bases peut générer des risques, mais minimes par rapport aux avantages non négligeables. Les échanges vont être dopés, les entreprises vont s’ouvrir à l’innovation et à la concurrence. Elles doivent se moderniser, se dynamiser sinon elles disparaîtront, c’est le cas de la sidérurgie qui va devoir s’adapter.

Là où Louis-Philippe avait renoncé, Napoléon III l’a fait en donnant l’impulsion nécessaire aux échanges commerciaux. La Troisième République reprendra la suite mais en révisant certaines idées de Napoléon III.

Les effets pervers vont se faire sentir au fur et à mesure, notamment dans les filatures où l’on devra remettre une certaine forme de protectionnisme.
À la demande de nombreux industriels le traité avec l’Angleterre va être dénoncé par la Troisième République en 1872. Mais rapidement il fera place à un nouveau traité qui curieusement va reprendre de nombreuses clauses de celui de 1860.
En 1892, tous les traités seront dénoncés mais si l’on retourne à des positions de départ, c’est la conséquence de la constitution des empires coloniaux permettant des débouchés pour les entreprises. Elles vont pouvoir se développer dans une relative quiétude.

En revanche le régime des prohibitions est complètement supprimé. Il ne reviendra plus jamais en France, sauf après la Seconde Guerre mondiale où la France est conduite à remettre en vigueur le système des prohibitions abandonné en 1860.
Au lendemain du conflit, l’intervention de l’État dans le domaine du commerce extérieur et, par conséquent, dans celle de la douane est plus poussée que jamais.
À partir des années cinquante, les échanges se libèrent progressivement, surtout avec la signature d’un nouveau traité, celui de Rome en 1957 instituant le « Marché Commun ».

Napoléon III est donc bien un novateur. Il avait compris que le fait d’abaisser les taxes douanières imposées par la France et les autres pays européens permettraient un développement des échanges commerciaux. Il était en avance sur son temps, précurseur si l’on peut dire de cette union européenne à la monnaie unique que nous connaissons actuellement, permettant enfin la libre circulation des biens et des personnes.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
451
Mois de publication :
février-mars
Année de publication :
2004
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