La plupart des opérations conduites, outre-mer par la Marine française au cours du XIXe siècle, ont pour but ou pour justification sinon pour prétexte, la protection ou la défense d’un genre particulier d’intérêts qui, en principe, transcende le cadre strictement national. En effet, il s’agit rarement, au moins en Extrême-Orient et dans le Pacifique, d’intérêts matériels : économique.<<, commerciaux ou financiers, encore moins d’intérêts stratégiques, mais de préoccupations que l’on pourrait qualifier de spirituelles si l’on s’en tient aux activités des personnes en cause puisqu’il s’agit des missionnaire.
Après l’impiété qui avait fini par l’emporter au cours des années révolutionnaires avec l’échec de la Constitution civile du clergé, le concordai de 1802 puis le retour d’exil ou la sortie ùe clandestinité de nombreux ecclésiastiques de tous rangs avaient provoqué une véritable renaissance catholique ; celle-ci, encore amplifiée sous la Restauration suivait donc, avec quelques années de retard, le << revival >> religieux perceptible en Grande-Bretagne dès la seconde moitié du XVIIIe siècle avec l’expansion du mouvement méthodiste. Ainsi, aux sociétés missionnaires protestantes animées de Londres faisaient face des religieux, français pour la plupart comme l’avaient été leurs prédécesseurs dès le règne de Louis XIV !
Une telle interiérence sinon compromission entre le prosélytisme religieux et le dynamisme proprement national explique seule la permanence et la cohérence de la politique française en Extrême-Orient à travers tous les régimes, même, plus tard, le plus anticlérical sur le plan intérieur, la Troisième République.
Car, dès 1660, la fondation de la Société des Missions Etrangères de Paris, destinée exclusivement à l’évangélisation de l’Asie, depuis l’Inde jusqu’au Japon, là où la papauté avait auparavant confié cette tâche aux monarchies portugaise ou espagnole selon les lieux, était fortement encouragée, financée même par la Cour de Versailles et par le roi lui-même redevenu pieux sous l’influence de sa bigote épouse morganatique ; mais il était surtout conscient de la formidable influence politique susceptible d’être exercée par des missionnaires dont la quasi-totalité était constituée par ses propres sujets. Une telle confusion du spirituel et du temporel apparût donc, dans cette région du monde, comme une donnée permanente et impérative de la diplomatie française ; elle sera même amplifiée et officiellement entérinée par les dispositions particulières, applicables à la seule France, par ce que l’on appelle communément les << traités inégaux >>, en l’occurrence le traité de Tien-Tsiu de 1860. Cet accord bilatéral passé entre l’Empire chinois et l’Empire français confiera à ce demier le privilège exorbitant de protection des missionnaires catholiques à l’intérieur de toute la Chine, quelle que soit la nationalité d’origine de ceux-ci !
Un pays inconnu
La Corée étant alors considérée, au moins à Pékin, comme vassale au moins nominale, c’est dans ce contexte politico-juridique assez embrouillé que va donc s’insérer l’expédition de l’amiral Roze. En effet, les premiers missionnaires s’étaient introduits secrètement dans ce pays fermé, qualifié pour cette raison en Occident de << royaume ermite >>, dès la Monarchie de Juillet, et, malgré une première persécution, les communautés chrétiennes y avaient proliféré. Notons que ce pays était à peu près inconnu en Europc et n’avait reçu, avant les missionnaires, que de très rares visiteurs : navigateurs en difficulté, d’ailleurs plus ou moins bien traités ; il s’agissait surtout de Hollandais. Ceux-ci jouissaient en effet, dans les parages, d’une situation privilégiée grâce à l’accord de commerce avec le Japon shogounal qui leur permettait, seuls de tous les Européens, d’utiliser, dans des conditions d’ailleurs très restrictives, le port de Nagazaki. Il s’agissait aussi de plénipotentiaires, systématiquement éconduits ; ce sont alors les Russes, les plus entreprenants surtout à partir du milieu du XIXe siècle, où ils s’activent aux confins de la Mandchourie dépendant théoriquement de l’Empire chinois. Quant aux Français, ils étaient exclusivement constitués de missionnaires. Au nombre d’une dizaine, la plupart d’entre eux dont deux évêques, furent arrêtés au début de 1866 par les autorités coréennes, et exécutés ; ils se nommaient : Mgr Bemeux et Mgr Daveluy, ainsi que les Pères Beaulieu, Dorie, Renfer ùe Brenetières, Pourthie, Petit-Nicolas, Aumaitre et Huin.
Seuls, deux rescapés avaient été cachés par leurs fidèles ; ils avaient dépêché le troisième survivant à Pékin. Ayant réussi à échapper à la poursuite des autorités coréennes, le Père Ridel pût ainsi informer le gouvernement chinois irais aussi et surtout le représentant de la France, de la triste situation du christianisme dans le pays qu’il avait été contraint de fuir et, en particulier, des violences perpétrées à l’encontre de ses collègues missionnaires tous Français comme luimême. La Chine déjà affaiblie tant par ses défaites face aux Puissances occidentales que par ses propres soubresauts internes, en particulier la révolte des Taipings, se refusa prudemment à toute action à l’encontre de ce petit mais fier royaume voisin. La France, au contraire, n’aurait eu aucune excuse de se dérober à ses responsabilités.
Il faut rappeler, en effet, que le Second Empire était intervenu au Vietnam, quelques années auparavant, dans des ciconstances et pour des motifs analogues ; d’où, à Pékin, en 1866, pour un diplomate imaginatif secondé par un marin entreprenant, l’idée de prendre pied en Corée à l’occasion de cet incident et, pourquoi pas ?, d’y étendre le domaine que la France était en train de se découper dans le monde et, plus particulièrement, en Asie orientale.
Le ministre de France à Pékin démet le roi de Corée
C’est ainsi que M. de Bellonet, ministre de France à Pékin, démet, par une déclaration publique pour le moins prématurée sinon imprudente, le monarque coréen de son autorité, et charge, bien sûr, le bras animé, représenté dans ces parages exclusivement par la Marine, de l’exécution de cette mesure purement verbale et que la précarité des communications n’avait pas permis à notre représentant en Chine de faire entériner par le gouvernement impérial à Paris. Il est d’ailleurs peu probable que celui-ci se serait laissé entraîner dans une nouvelle aventure ultra-marine, lointaine de plus et pour le moins hasardeuse, alors que celle de Cochinchine se poursuivait non sans difficulté et dans la contestation de nombreux milieux métropolitains du monde des affaires et de la politique. De plus, tous avaient encore présente à l’esprit l’expédition du Mexique qui était en train de tourner au drame, l’amiral Roze lui-même, qui, décidément, ne répugnait pas de s’engager dans des situations difficiles, avait, d’ailleurs, participé à cette campagne en 1862.
Il s’agit donc bien, en ce qui concerne la Corée, d’une initiative locale et qui va se révéler sans lendemain voire négative si l’on songe que les fragments des communautés chrétiennes y demeureront sans défense. Il faut bien reconnaître, en effet, même à travers l’optimisme de commande des rapports officiels, que cette expédition iut pour le moins improvisée et qu’elle se solda, en fait, par un échec. Le contre-amiral Roze, alors commandant de la division navale des mers de Chine depuis 1865, fit une première reconnaissance dans ces parages qui étaient à peu près inconnus des marins occidentaux au cours de l’été 1866, à bord de la corvette << Primauget >>, escortée de l’aviso << Déroulède >> et de la canonnière << Tardif >>. Notons qu’à peu près au même moment un navire de la marine de guerre des Etats-Unis le << General Sherman >>, s’était échoué aux bouches de la rivière de Pyong-Yang, sur la côte urientale de la Corée, et que son équipage avait été massacré ; une expédition de représailles, de composition internationale, ne fut mise en oeuvre que cinq ans plus tard, en 1871, après avoir été soigneusement préparée.
Sept navires pour quelques caisses de livres
L’amiral Roze, pour sa part, revient dans les eaux coréennes dés octobre 1866 avec une force imposante cctte fois puisqu’elle ne comporte pas moins de sept bâtiments. Le commandant en chef a hissé sa marque sur la frégate << Guerrière >>, commandée par le capitaine de vaisseau Olivier ; le navire amiral est accompagné des curvettes << Laplace >> (capitaine de frégate Amet) et << Primauget >> (capitaine de frégate Buchet), des avisos << Déroulède >> (lieutenant de vaisseau Richy) et << Kien-Chan >> (lieutenant de vaisseau Trève) et ses canonnières << Tardif >> (lieutenant de vaisseau Chanoine) et<< Lebrethon >> (lieutenant de vaisseau Huchet de Cintre). Avec l’ensemble de ces bâtiments, il tente de forcer l’entrée de la rivière de Séoul pour remonter jusqu’à la capitale mais il bute devant la résistance de la ville fortifiée de Kang-Hoa (Kanghwa) qui commande les passes. Les compagnies de débarquement s’emparent du fort de Chong-Kok, le 18 octobre, non sans pertes importantes dues à la résistance achamée des troupes coréennes ; celles-ci sont nombreuses, combatives bien que munies d’armes à feu rudimentaires copiées sur des matériels hollandais abandonnés lors de naufrages antérieurs et récupérés sur les épaves !
127 ans plus tard : l’affaire du manuscrit coréen
L’actualité politique a rappelé aux Français qui ne l’avaient jamais sue ou qui l’avaient oubliée, l’expédition de 1’amiral Roze en Corée en 1866. Les marins français avaient alors rapporté à Paris 298 documents, depuis conservés à la Bibliothèque Nationale.
Peu avant le voyage en Corée du président Mitterrand, une campagne de presse avait été lancée à Séoul pour la restitution << en signe de bonne volonté >> de ces précieux documents ou pour le moins de trois d’entre eux.
Soucieux d’améliorer les relations culturelles et économiques entre les deux pays, le président Mitterrand a décidé de restituer << sous forme d’un prêt de longue durée >> le premier de ces trois documents le Wékyujankak. Il faut préciser que c’est un chercheur coréen qui les avaient << retrouvés >> à la Bibliothèque Nationale où ils étaient peu ou prou oubliés.
Deux conservateurs de la Bibliothèque Nationale, Monique Cohen et Jacqueline Samson, ont donc << accompagné >> le document à Séoul pour le présenter aux autorités coréennes et l’ont gardé à l’ambassade de France bien décidés à ne pas s’en séparer comme le prévoyaient les instructions de leur hiérarchie, avant la conclusion d’un accord définitif. Au début de septembre, Jacques Toubon, ministre de la Culture, avait d’abord demandé à emporter le manuscrit à Séoul. Refus de la Bibliothèque Nationale. Le 13 septembre, intervention dans le même sens, de l’Elysée. Second refus. Et à Séoul troisième injonction : celle du ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, appuyé à nouveau par le ministre de la Culture. Les deux conservatrices ont fini par céder quelques minutes avant la cérémonie de remise, non sans quelques larmes, paraît-il.
A la Bibliothèque Nationale où on ne transige pas avec la mission de conservation, on parle d’unc affaire de principes : << si on commence à entrer dans le jeu des restitutions, la liste est ouverte et sans fin >>. Peut-on rappeler qu’en 1815, les Alliés avaient dépouillé le musée Napoléon de ses prises de guerre artistiques en Italie et en Allemagne notamment.
Plus récemment, il y a eu des précédents. Le général de Gaulle a offert au Mexique trois drapeaux mexicains pris par Bazaine lors de la fameuse et désastreuse expédition. Le président Mitterrand, déjà, en 1989, a offert à Mikhaïl Gorbatchev deux pistolets utilisés en 1837 dans le duel où fut tué l’écrivain Pouchkine mais dont on dit qu’ils ont été rendus après copie.
Cette fois, on affirme qu’il ne s’agit que d’un prêt de longue durée et qu’il y aura échange avec des ouvrages anciens des collections coréennes.
Mais que pèse un livre de cinq kilos au format 30 x 50 en face d’une ligne de TGV de 400 kms entre Séoul et Pusan dont le contrat est évalué à 2,4 milliards de dollars ?
Avant de rembarquer les troupes mises à terre qui doivent renoncer à marcher sur Séoul, l’amiral Roze a eu le temps de prendre possession des magasins royaux et d’y enlever un butin qu’il fait,très soigneusement,inventorier : << dix-huit caisses remplies de lingots d’argent et des archives officielles >> ; le compte rendu poursuit par ce commentaire portant sur la destination de ces caisses : << Les caisses renfermant les lingots d’argent représentant une valeur de 197 000 francs, des manuscrits et des livres qui peuvent offrir quelque intérêt pour la science, ont été dirigées sur Shang-Hai, d’où elles seront transportées en France >>. La notice nécrologique du héros de cette malheureuse affaire qui ne l’avait pas empêché de poursuivre une carrière brillante, nous apprend, quelque dix-sept ans plus tard, en cultivant une charitable litote, que << l’insuffisance des forces dont il disposait ne lui permit pas de prolonger l’occupation de cette ville dont il détruisit les immenses approvisionnements avant de se retirer >>. Plus que les lingots dont le sort est difficile à suivre mais qui jurent, sans nul doute, engloutis dans les caisses du Trésor, ce sont les manuscrits et les livres qui constituèrent le résultat le plus tangible et le plus positif de celle malheureuse affaire ; ils fournirent, en effet, les premiers éléments du fonùs coréen de la bibliothèque impériale puis nationale ; mais ils devaient déclencher, quelque cent trente-six ans plus tard, une escarmouche, bien franco-française celle-là, entre le faubourg Saint-Honoré et la rue de Richelieu…
Indications bibliographiques succinctes
Périodiques :
– L’Illustation, 1er décembre 1883, p.338;
– Revue Maritime et Coloniale : février 1867, pp. 477 à 481, année 1871, pp, 141 et 142.
Ouvrages :
– Fabre André, La grande histoire de la Corée, Favre S.A., Lausanne, 1988.
– Gomane Jean-Pierre. LesMarins et l’Outre-mer, Denoël, collection << Destins croisés >>, Paris, 1988.
– Missions Étrangères de Paris, Lumière sur la Coére, les 103 martyrs, Fayard-le-Sarment, Paris, 1984.