L’expédition de Saint-Domingue. Les opérations terrestres (février-juin 1802)

Auteur(s) : MÉZIÈRE Henri
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L’entrée en campagne

Douze jours après le premier débarquement effectué à Fort-Liberté, Leclerc est maître de tous les ports de Saint-Domingue, à l'exception de Santo Domingo assiégé et de Saint-Marc où Dessalines s'est retiré. Plusieurs lieutenants de Toussaint Louverture se sont ralliés ou soumis : en zone espagnole, Clervaux et Paul Louverture ; en zone française, au nord, Philippe Auguste et André ; à l'ouest et au sud, Laplume aux Cayes et Domage à Jérémie. Mais les troupes de Toussaint sont loin d'êtres vaincues. Celles qui ne se sont pas rendues se sont repliées dans les montagnes en particulier dans les régions des Gonaïves, de l'Artibonite et du Mirebalais où elles disposent d'importantes réserves d'armes et des fonds publics dérobés au moment de leur fuite. En outre, un marché de 900 000 gourdes de munitions et de poudre qui doivent être acheminées dans des barils de farine à double fond, a été passé avec les Américains.
 
Retiré dans le canton d'Ennery où il possède de nombreuses propriétés, Toussaint Louverture se prépare à affronter Leclerc en dirigeant contre ses troupes des opérations de harcèlement et en créant auprès de la population un climat permanent d'insécurité, caractérisé par des actes d'intimidation, la violence et le feu.
L'arrivée au Cap-Français des escadres de Toulon le 11 février, et de Cadix le 15 avec 6 600 hommes, permet à Leclerc de compléter ses effectifs et de préparer son entrée en campagne.
Pour réaliser le mouvement convergent qu'il a prévu sur les Gonaïves où il pense refouler les troupes de Toussaint Louverture et leur livrer bataille, Leclerc dispose au nord de 6 500 hommes composant les divisions Hardy, Rochambeau et Desfourneaux ainsi que d'une réserve de 1 500 hommes placée directement sous son commandement. Il compte en outre sur la division Debelle, envoyée au secours de Humbert en difficulté à Port-de-Paix, lorsqu'elle aura réduit Maurepas.
À l'ouest, 600 hommes débarqués aux Gonaïves viendront faire leur jonction avec ces troupes et la division Boudet (2 400 hommes) qui a reçu l'ordre de s'emparer de Saint-Marc et de marcher à leur rencontre par le Mirebalais et l'Artibonite.
Pour assurer ses arrières, Leclerc a porté la garnison du Cap-Français à 1 400 hommes, celle de Fort-Liberté à 600, de Port-de-Paix à 300, par prélèvement sur les effectifs de la Marine tandis que 1 000 hommes occupent les places principales de la partie espagnole.

Selon les renseignements recueillis, les forces de Toussaint Louverture sont évaluées après les récentes soumissions à 10 000 hommes et 2 000 cavaliers auxquels s'ajoutent des cultivateurs dont l'enrôlement est prévu en fonction des nécessités.
À nombre presque égal, les troupes françaises souffrent de la méconnaissance du terrain, de la sévérité du climat et des difficultés d'approvisionnement. Si les indigènes évoluent en colonnes légères, sachant utiliser les moindres sentiers pour échapper à leurs adversaires ou pour les surprendre, le corps expéditionnaire se déplace à terrain découvert sur des chemins mal encaissés et souvent défoncés par les pluies. Certes, Leclerc est satisfait de ses soldats à quelques exceptions près, mais l'inadaptation des équipements et les marches rapides et longues sous le soleil des tropiques affaiblissent des organismes éprouvés par l'interminable attente dans les entreponts des navires mais aussi par les conditions difficiles du débarquement. Et pourtant, ils se sont comportés en braves, culbutant les rebelles avec intrépidité en toutes occasions.

Déjà 2 000 d'entre eux sont hospitalisés pour blessures ou maladies. Pour les remplacer, Leclerc décide la formation de 9 compagnies noires comprenant 1 200 hommes et il réclame à Bonaparte des troupes d'Égypte  » plus résistantes et plus averties « . Mais, il se préoccupe en priorité de ses approvisionnements en vivres, munitions et matériels de guerre ainsi que de ses ressources de trésorerie. Le 15 février, il écrit au ministre de la Marine :
 » Je suis ici sans vivres et sans argent, l'incendie du Cap et des quartiers par lesquels les rebelles se sont retirés, m'ôte toute ressource en ce genre. Il faut que le gouvernement m'envoie des vivres, de l'argent et des troupes. C'est le seul moyen d'assurer la conservation de Saint-Domingue « .
Les réserves de vivres ont été entamées en raison de la durée du voyage et les approvisionnements, chargés sur le Desaix et le Saint-Génard, ont été perdus lorsque ces deux vaisseaux de l'escadre de Cadix ont touché en manoeuvrant dans la rade du Cap.
Les relations que Leclerc entretient avec l'amiral Gravina lui permettent d'obtenir 20 jours de vivres et 60 000 livres de poudre. C'est une aide précieuse mais insuffisante. Il envoie à La Havane le préfet colonial de la partie espagnole demander au gouvernement un mois de vivres pour 1 000 hommes et à Philadelphie le commissaire de marine Vatrin acheter des farines et du biscuit, en l'autorisant à tirer sur la trésorerie de Paris des lettres de change à paiements échelonnés.
À la veille de son entrée en campagne, il fait part au Premier consul de sa situation et veut lui faire partager ses inquiétudes : il n'a pas de vivres pour deux mois. Les effets d'hôpitaux sont en mauvais état, il manque d'officiers pour le génie, de chevaux pour la cavalerie, de transports pour l'artillerie et ses réserves de cartouches se limitent à 250 000.  » Venez vite à notre secours, conclut-il. Nous sommes nu-pieds, envoyez-moi 30 000 paires de souliers. Si cette guerre n'est pas menée avec vigueur, elle sera longue et coûtera beaucoup « .

Concernant ses relations avec la Marine, il se félicite de la conduite des jeunes officiers qui ont participé aux premiers engagements à Fort-Liberté et à Port-Républicain, mais il se dit mécontent de l'attitude de Villaret de Joyeuse.
 » Je dois vous dire la vérité et la vérité toute entière, je ne suis pas content de l'amiral Villaret, il a rendu notre arrivée à Saint-Domingue trop tardive par les points où il nous a fait arrêter comme rendez-vous. Il nous a fait rester dix jours au cap Finistère par une mer terrible, de là sont venues nos avaries. À mon débarquement, j'ai eu à me plaindre de lui. Il n' a point exécuté les dispositions que j'ai jugé nécessaires et peut-être eussions-nous sauvé le Cap. L'amiral Gravina était présent lors des discussions que j'eus avec lui lors du débarquement. Je n'accepterai certainement plus de missions pareilles, sans que le commandement de la Marine ne soit sous mes ordres pour le débarquement. Toutes les ressources dont j'ai besoin pour mon armée, je ne les reçois que par négociation, quels que soient les procédés que je mets dans mes relations avec lui… « .

Le 17 février, Leclerc et la réserve, les divisions Hardy, Desfourneaux et Rochambeau se mettent en marche. Les hommes ont reçu 60 cartouches chacun et six jours de biscuits pour tout approvisionnement, mais les commandants d'unités ont été autorisés à prélever sur les habitants, patates, bananes, volailles et bestiaux.
Au moment où les troupes vont affronter un pays hostile à tous égards, le général Dugua, chef d'état-major général, leur fait passer, à la demande du service de santé, des directives d'hygiène élémentaire en zone tropicale dont quelques extraits donnent le ton :
 » Les marches doivent se faire avec la fraîcheur lorsque les circonstances le permettent… L'homme qui se sent incommodé doit se reposer un jour sur deux, faire diète et boire de la limonade composée d'eau, de citron, de sucre et d'un cinquième de vin… Éviter de boire pure l'eau de source, y mêler toujours du vinaigre… L'inquiétude et la maladie du pays aggravent ici toutes les autres… La gaîté, l'activité, l'idée d'être utile à son pays en sont les préservatifs… Les boissons rafraîchissantes bues à grande quantité affaiblissent ; l'eau de vie et le tafia bus avec excès causent une ivresse mortelle…Les fruits du ricin palmachristi et les pommes de mancenillier sont des poisons violents… Les excès avec les femmes ont ici des suites les plus funestes ; les maladies vénériennes y sont presque incurables.  » Conseils évidents mais pas inutiles à l'intention de jeunes hommes qui découvrent le monde des pays chauds.

La Ravine à couleuvres

Partie du Cap, la division Hardy formant le centre de l'armée, entre au pas de charge le 19 février à Marmelade et le 21 à Ennery, bousculant Christophe qui défendait ces deux places avec plus de 1 000 hommes et autant de cultivateurs. Puis il le repousse jusqu'au Bayonnais où il trouve un important dépôt d'armes.
Après avoir quitté Limbé et suivant la route du nord, Desfourneaux prend possession, le 19, de Plaisance qui lui est remis par le chef de canton venu se soumettre avec 200 cavaliers et 300 fantassins et rejoint Hardy à Ennery deux jours plus tard. De là, il s'avance jusqu'aux Gonaïves que l'ennemi vient d'incendier avant de fuir.
De son côté, Rochambeau partant de la Petite Anse et longeant l'ancienne frontière espagnole par le Trou et Valières, s'empare les 18 et 19 de Saint-Raphaël et de Saint-Michel. Puis se préparant à faire sa jonction avec Hardy et Desfourneaux, il se dirige vers l'ouest par la Ravine à couleuvres.
C'est là que Toussaint Louverture, en fuite avec Christophe, l'attend avec 1 500 grenadiers, 1 200 hommes prélevés dans les meilleurs bataillons de son armée, 400 dragons et plus de 2 000 cultivateurs. Il a la supériorité du nombre et la connaissance des lieux. Le passage a été semé d'embûches tandis que ses troupes se sont retranchées dans de solides positions dominant la Ravine. Tout autre que Rochambeau eût été écrasé en se risquant dans ce couloir flanqué de montagnes à pic couvertes de bois. Selon un rapport de Leclerc au ministre de la Marine :
 » Rochambeau fit des dispositions avec la rapidité de l'éclair et attaqua les retranchements ennemis. Il y eut là un combat d'homme à homme. Les troupes de Toussaint se battaient bien, mais tout céda à l'intrépidité française. Toussaint évacua ses positions et se retira en désordre sur Petite Rivière par l'Artibonite, en laissant 800 des siens sur le champ de bataille « .

La soumission de Maurepas

Envoyé par Leclerc le 18 février avec 1 500 hommes à Port-de-Paix pour secourir Humbert en difficulté, Debelle a été retardé par des vents contraires et des pluies torrentielles que les rebelles ont mis à profit pour déjouer le mouvement tournant tenté contre eux. Obligé de se retirer à l'intérieur de la ville, il en a informé Leclerc et attend ses ordres.
Le 25 février, le général en chef marche avec Desfourneaux et un détachement de la division Hardy sur le Gros Morne avec l'intention de prendre position sur les arrières de Maurepas lorsque celui-ci, informé, demande à bénéficier des conditions de soumission proposées par Leclerc dans ses proclamations des 8 et 17 février.
La soumission est acceptée par Debelle puis par Leclerc qui le reçoit au Gros Morne et lui confie le commandement de Port-de-Paix afin de libérer les troupes françaises qui s'y trouvent.

La prise de la Crête-à-Pierrot

De retour aux Gonaïves où il a installé son quartier-général, Leclerc se prépare à débusquer et encercler le chef rebelle retiré dans les montagnes des Cahos.
En neuf jours de combats incessants et de marches harassantes, Toussaint Louverture, Christophe et Dessalines ont été chassés de leurs repaires, mais ils ont pu se replier dans les montagnes des Cahos, couvertes d'acajous, d'où leur nom par déformation du mot espagnol caobas. Leur situation géographique en fait une défense naturelle dont l'accès par une plaine étroite, resserrée entre deux chaînes de montagne sur lesquelles des postes ont été placés, est un premier obstacle. À proximité, et de part et d'autre de l'Artibonite, trois bourgs assurent une certaine indépendance économique : au nord, les quartiers des Verrettes et de Petite Rivière, au sud celui du Mirebalais. Ils regroupent environ 3 000 Blancs et affranchis ainsi que 40 000 esclaves et exploitent 30 sucreries, 93 indigoteries, 280 cafeteries, 200 cotonneries ; ils disposent en outre de 20 000 chevaux et bêtes à cornes.
Toussaint Louverture y entretient des troupes nombreuses solidement retranchées et veillant sur des réserves de guerre importantes. La montagne des Cahos qu'il connaît bien lui offre par ailleurs la possibilité de fuir, éventuellement, vers la partie espagnole. S'il a perdu quelques milliers d'hommes à la suite de la reddition de Laplume, Clervaux, Paul Louverture et Maurepas, il reste un adversaire redoutable par les moyens dont il dispose.

Le plan de Leclerc qui prévoyait l'encerclement de son adversaire aux Gonaïves a été contrarié par la résistance de Maurepas et de Dessalines. Après avoir vaincu le premier à Port-de-Paix, Debelle devait le refouler sur Les Gonaïves tandis que Hardy verrouillerait la zone  frontalière de l'est et que Boudet, venant du sud, amènerait le second à se replier sur les positions choisies par les Français pour livrer bataille.
Or, Debelle n'a pu exécuter son mouvement dans les délais fixés et Boudet qui se dirigeait vers Saint-Marc, est rentré précipitamment à Port-Républicain, au secours de la garnison attaquée par Dessalines. Celui-ci a battu en retraite en direction du Mirebalais mais il a empêché Boudet de remplir sa mission.
Quant à Rochambeau, il s'est opposé victorieusement à Toussaint Louverture à la Ravine à couleuvres mais dans la confusion des combats, celui-ci lui a échappé.
Les divisions engagées dans l'opération contre Toussaint Louverture sont couvertes par Desfourneaux, chargé de protéger les communications entre la partie nord, Plaisance et Les Gonaïves.

Le 1er mars, Rochambeau et Hardy se portent vers les Cahos, l'un marchant par la vallée de l'Artibonite, l'autre suivant les limites de la partie espagnole.
Le 4, Debelle, qui a pris le commandement de la réserve, va s'installer aux Verrettes pour protéger Saint-Marc enfin occupée et intervenir en cas de nécessité.Il tombe sur Dessalines qui se replie en hâte vers les glacis d'un fort situé près du village, sur un morne appelé Crête-à-Pierrot. Poursuivis et attaqués à la baïonnette, les rebelles bien abrités par des ouvrages construits en profondeur et soutenus par la mousqueterie et l'artillerie du fort, tiennent les Français en respect et leur infligent de lourdes pertes. Debelle, blessé au début de l'action, cède son commandement au chef de brigade Pambour, son second le général Devaux ayant été également blessé.
Devant cette résistance inattendue et l'évidence de son infériorité, Debelle qui ne dispose d'aucune artillerie et dont 300 hommes sont hors de combat, se replie en bon ordre et fait demander des renforts à Leclerc. Celui-ci sait que la région est hérissée de fortifications datant de l'occupation anglaise, mais il en ignore le nombre, l'emplacement et les moyens de défense.
Toussaint Louverture a fait de la Crête-à-Pierrot – le fort a pris le nom du morne – une position stratégique puissante. Base essentielle de son système de résistance à l'armée française, il y entretient une garnison importante qu'il a placée dans les circonstances présentes sous le commandement de Dessalines. Avec ses 1 500 hommes, ses 9 pièces de canon et ses fossés de 15 pieds de profondeur, garnis d'une haie de bois d'épine et de campêche d'une hauteur de 12 pieds, le fort est un obstacle de taille.
Leclerc en a compris l'enjeu. Avec la division Boudet, il quitte aussitôt Port-Républicain pour se rendre auprès de Dugua, successeur de Debelle à la tête de la réserve.
Le 9 mars, Boudet et Leclerc arrivent aux Verrettes, tandis que Dugua se présente en arrière du bourg de Petite Rivière.
Le 11, Boudet passe l'Artibonite au gué de l'habitation Labadie et se dirige vers la Crête-à-Pierrot, pour reconnaître avec quelques tirailleurs les positions à occuper. Blessé au pied, il ne peut transmettre ses ordres, et, ses troupes apercevant celles de Dessalines déployées en avant du fort, elles s'élancent à leur poursuite mais sont arrêtées par un feu nourri de mousqueterie. Dugua tente alors une opération de diversion sur la gauche de l'ennemi et l'oblige à rentrer dans le fort. Sans l'héroïsme de la réserve qui s'est accrochée au terrain pendant plus de deux heures sous la mitraille, la division Boudet n'aurait pu se replier pour se reformer.
Les combats ont été rudes. Leclerc en fait le bilan au ministre de la Marine :
 » […] Le général Dugua fut obligé de quitter le champ de bataille un moment avant la retraite, ayant été blessé de deux balles. Cette journée nous a coûté 600 hommes tués ou blessés dont 50 officiers au moins : c'est l'affaire la plus chaude que j'ai vue de ma vie. Je ne saurais donner trop d'éloges au bataillon de la 19e légère et à celui de la 74e qui sont restés pendant deux heures en bataille à portée de pistolet du fort, battus par la mitraille et la mousqueterie, sans la moindre incertitude. Si ces deux bataillons n'avaient pas occupé cette position difficile, l'ennemi aurait pu poursuivre avec avantage le général Boudet. « 
Leclerc ne l'écrit pas, mais le combat pouvait faire une victime supplémentaire… Son écharpe et son gilet ont été traversés par la même balle mais, par miracle, il n'a pas été touché. Leclerc est avare du sang de ses hommes. Il fait cesser le feu, résolu à faire le siège du fort et à l'attaquer avec de plus grandes forces.
Après ce second échec, il fait déplacer de Port-Républicain 10 bouches à feu dont un mortier et demande à Rochambeau et Hardy qui recherchent en vain Toussaint Louverture dans le Mirebalais et dans la région espagnole de Hinche, de converger de toute urgence sur Les Verrettes. Le 19, ils ont rallié, et le lendemain, vivres, munitions et artillerie arrivent sur des transports de fortune.

Trois jours plus tard, les divisions se mettent en place. Boudet prend position à sa droite sur l'Artibonite. Hardy repousse Dessalines sorti de la Crête-à-Pierrot pour le prendre à revers. Dans ce combat mené avec vigueur par l'avant-garde de la division, l'ennemi perd cent hommes tués ou blessés.
Quant à Rochambeau, s'installe sur le sommet même de la Crête-à-Pierrot et dirige 7 pièces d'artillerie sur une importante redoute construite en quelques jours par les rebelles pour compléter leur dispositif.
Sur la rive droite de l'Artibonite, un aide de camp de Leclerc, le chef de brigade Burck, déploie 400 hommes soutenus par un mortier face au débouché d'un chemin par lequel l'ennemi pourrait se ravitailler en eau. L'étau s'est refermé sur le fort.
Leclerc fait alors tirer sur la redoute les deux pièces qui ont été installées dans la journée et celles dont dispose Rochambeau sur la Crête-à-Pierrot. La plus importante des pièces ennemies, un canon de 8 pouces, est mise hors d'usage dès les premières salves tandis que les trois autres sont soustraites au feu puissant et précis des Français.
Après trois heures de harcèlement, Rochambeau s'élance sur la redoute mais il est arrêté par un fossé de 10 pieds, hérissé comme celui du fort, de bois de campêche aux épines dures et longues
Au cours de la nuit du 22 au 23, le fort et la redoute sont soumis à un bombardement intense, provoquant des incendies et tuant de nombreux assiégés. Depuis deux semaines que l'ennemi est cerné nul ne peut le secourir. Il commence à souffrir de la faim et de la soif. Les malades et les blessés entassés dans des locaux insalubres et privés de médicaments meurent en plus grand nombre chaque jour.
Lamartinière, qui a succédé à Dessalines en fuite au commandement de la garnison, prépare sa sortie. Le 24 mars à 8 heures du soir, exécutant une manoeuvre habile, il fait attaquer le corps de Lacroix placé en avant pendant qu'il se rue sur le côté opposé, forçant le passage entre la division Rochambeau et le corps de Burck. Selon Leclerc, 250 hommes environ réussissent à s'échapper, tout le reste de la garnison, environ 1 200 hommes, est tué ou blessé.  » Nous trouvâmes dans le fort qui était infecté par les cadavres de ceux que les bombes et les obus avaient tués, 2 500 cartouches, 400 fusils ainsi que la musique de Dessalines et de nombreuses caisses de tambour « .
Toussaint Louverture vient de subir une sévère défaite. Il a perdu une place forte, des munitions, du matériel de guerre et beaucoup d'hommes. Son prestige va-t-il en souffrir ? Belair, Christophe, Dessalines et Lamartinière ont échappé aux Français et lui restent dévoués, mais pour combien de temps ?
De son côté, Leclerc, qui a pratiqué l'offensive à outrance chère à la tactique révolutionnaire, déplore la perte de 2 000 hommes, tués ou blessés, et l'indisponibilité de trois de ses généraux parmi lesquels le chef de l'état-major général.

La traque

Le 25 mars, au lendemain de la prise de la Crête-à-Pierrot, Leclerc consolide ses positions et se met à la poursuite des rebelles. Et d'abord, dans la province du nord où Toussaint Louverture, échappant à son adversaire, a tenté de ranimer la révolte pendant que les divisions françaises convergeaient vers les Cahos et le Mirebalais, à sa recherche.
Hardy, avec la division Desfourneaux placée sous son commandement, est chargé de dégager la plaine du Cap et de nettoyer la région frontalière, lieu de passage naturel vers la partie espagnole.
Rochambeau, déployé entre l'Artibonite et les Cahos, couvre Saint-Marc et se met à la recherche de Toussaint.
Boudet, qui retourne à Port-Républicain avec le général en chef et Dugua, occupe le sud de la colonie, le Mirebalais, avec ordre de déloger Belair.
Dans la capitale de l'Ouest où il séjourne environ deux semaines, Leclerc, dans un rapport au ministre de la Marine, tire la leçon des événements qui se sont passés depuis son arrivée à Saint-Domingue et définit ses besoins pour vaincre son adversaire avant la saison des pluies : malgré l'importance et la qualité de ses troupes, Toussaint Louverture n'a pu s'opposer au débarquement de l'armée française. Il a été refoulé chaque fois qu'il a tenté d'arrêter son avance mais sa parfaite connaissance du terrain lui a permis d'échapper à son adversaire, de lui tendre des embuscades meurtrières et de paralyser parfois ses mouvements.  » C'est ici une guerre d'Arabes, écrit Leclerc à Bonaparte, à peine sommes-nous passés que les Noirs occupent les bois voisins de la route et qu'ils coupent nos communications « . Cependant la résistance opiniâtre de l'ennemi, aguerri par dix années de lutte contre les Anglais, les Espagnols, et renforcé, en maintes occasions, par la levée de cultivateurs armés, n'a pu entamer la détermination des troupes de Leclerc.
 
Toussaint Louverture a préparé de longue date le combat qu'il mène contre la France en amassant et en cachant des sommes considérables prélevées sur les finances publiques et des matériels de guerre acquis en Angleterre et aux États-Unis ; en ordonnant aussi à ses généraux, en cas d'arrivée des Français, de pratiquer la politique de la terre brûlée, d'exercer des menaces sur les Noirs et mulâtres afin de les neutraliser et de massacrer la population européenne.
 » Entre mille lettres du général Toussaint, qui me sont tombées sous les mains, écrivait déjà Leclerc le 5 mars, et qui annoncent son intention bien prononcée d'être indépendant, je vous envoie celle-ci. J'en ai beaucoup, datées du 14 pluviôse (5 février) adressées aux généraux Dessalines, Christophe et Maurepas par le même et qui toutes annoncent les mêmes dispositions. Elles sont de trois jours antérieurs à notre arrivée au Cap et prouvent clairement que si je me fusse laissé abuser par les folles protestations de Toussaint, je n'aurais été qu'un imbécile « .

Les documents interceptés attestent, à l'évidence, les instructions sanguinaires de Toussaint à ses généraux :
 » Vous ne pouvez vous faire une idée des horreurs commises dans ce pays. Plus de 1 000 Blancs, Noirs ou mulâtres ont été égorgés par les ordres de Toussaint, de Dessalines et de Christophe. Dans nos expéditions nous avons trouvé plus de 6 000 hommes, femmes et enfants qu'ils avaient emmenés avec eux dans les bois et qu'ils se préparaient à assassiner « .
L'ennemi a perdu beaucoup d'hommes et plusieurs de ses généraux l'ont abandonné mais s'il est blessé, il n'est pas abattu… Il possède encore 4 à 5 000 combattants et de nombreux cultivateurs armés dont la mobilité dans un pays de montagnes, difficilement accessible, reste un atout majeur.
S'il veut gagner rapidement sa bataille contre Toussaint Louverture, Leclerc ne doit lui laisser aucun répit, le traquer partout où sa présence est signalée et décourager ceux qui lui sont encore fidèles. Le moment lui paraît venu de le pousser dans ses derniers retranchements.
Au moment où il peut espérer la cessation prochaine des combats, Leclerc est maître de la partie espagnole et du sud. Il pense avoir aussi verrouillé la partie ouest située au sud de l'Artibonite en faisant remettre en état la Crête-à-Pierrot et en y laissant 150 hommes pour garder la plaine du fleuve et le débouché des Cahos. Seule le préoccupe la partie nord que l'adversaire essaie de soulever avec le concours des cultivateurs. Mais il compte sur les divisions Hardy et Desfourneaux, envoyées en renfort, pour y mettre bon ordre.

On manque de tout

Sa position n'est pas mauvaise mais s'il veut exploiter ses succès et couvrir l'ensemble du pays, il a un besoin urgent de trésorerie, de troupes, de munitions, de ravitaillement et de matériels d'hôpitaux.
 » Il faut, a-t-il déjà écrit le 4 mars au ministre, pour conserver Saint-Domingue, que le Gouvernement m'envoie des vivres, quinze cent mille francs par mois comme je les lui ai demandés, des effets d'habillement et d'hôpitaux. Si tout cela ne m'arrive pas le plus promptement possible, quels que soient les efforts surnaturels que je fasse, je ne pourrai conserver Saint-Domingue à la République. Une fois que l'aurai perdue, calculez quels moyens il faudrait pour la reconquérir « .
Après l'affaire de la Crête-à-Pierrot et en tenant compte des troupes débarquées à la fin du mois de février, ses forces combattantes s'élèvent à 7 500 hommes auxquels s'ajoutent 7 000 hommes de troupes coloniales dont, à juste titre, il se méfie. En outre, 4 500 soldats sont hospitalisés.  » Tout le reste de ce qui est venu de France a péri par le feu, par l'assassinat ou la fatigue « . C'est dire que près de 4 000 hommes sont morts en moins de deux mois.
Les troupes sont exténuées par une campagne de 40 jours menée à marches forcées dans des conditions rendues difficiles par la chaleur, la configuration du terrain et le manque de nourriture. Les divisions n'ont pu recevoir plus de 25 jours de biscuits en raison des distances et de l'insuffisance des transports. Hardy, pour ce qui le concerne, est resté huit jours sans vivres pendant son incursion en territoire espagnol dans la région de Hinche !
Il réclame de nouveau à Paris 6 000 hommes et un renfort de 2 000 par mois pendant 3 mois, 30 000 paires de souliers, des draps légers pour confectionner 20 000 capotes nécessaires aux soldats pour lutter la nuit contre le froid et l'humidité, de la toile de coton pour remplacer les tenues inadaptées au climat, 30 000 chemises, 20 000 guêtres de toile, 20 000 chapeaux ronds à haute forme  » pour préserver les hommes des coups de soleil qui les mènent à l'hôpital « , 10 000 fusils neufs, des effets d'hôpitaux, du linge à pansements, des caisses d'instruments et des médicaments pour 6 000 malades et 3 000 blessés pendant un an. Et, bien entendu, du vin, des farines, des salaisons, de l'eau de vie…
La marine de son côté n'a plus de réserves et les incendies qui ont été allumés ici et là, dans une grande partie de l'île, ont réduit considérablement les possibilités de ravitaillement local.

Et pour appuyer ses différentes interventions, Leclerc correspond directement avec le Premier consul. Il se loue de la collaboration du contre-amiral Latouche,  » marin et militaire « , et propose le départ de l'amiral Villaret de Joyeuse pour la Martinique, objet final de sa mission. Il demande le rappel des généraux Humbert et Desfourneaux, exprime son mécontentement sur la façon dont les expéditions de la Marine sont faites, citant le cas du vaisseau Zélé,  » arrivé avec 60 mauvais garnements, 50 coquines et 351 hommes appartenant à divers corps de l'armée, sans fusils, sans souliers, sans habits « . Leclerc a le sentiment que les ministres de la Guerre et de la Marine ne lui envoient que des hommes dont ils ne savant que faire en leur donnant des grades et des commandements non justifiés.
Enfin, évoquant de façon détaillée ses besoins en trésorerie pour l'entretien de 19 000 hommes comprenant environ 7 000 hommes de troupes coloniales, les dépenses administratives de la colonie et celles de construction et de réparation des bâtiments militaires, il annonce un déficit annuel de 38 millions de francs dont il propose la couverture pour deux tiers en lettres de change sur Paris et un tiers en espèces envoyées de France ou à retirer à La Havane. Sera-t-il entendu ?
Alors que le général en chef est sur le point de quitter Port-Républicain, Boudet reçoit par l'intermédiaire de Sabès, l'aide de camp fait prisonnier lors du débarquement, deux lettres de Toussaint Louverture, l'une à son intention, l'autre destinée au Premier consul. Le général rebelle se plaint de l'attitude de Leclerc à son égard, l'accuse de tous les maux de la colonie et proteste de son obéissance à la République si le gouvernement consent à le remplacer par un autre officier général. Dans sa réponse, dictée par le général en chef, Boudet laisse entrevoir la possibilité d'une ouverture et l'encourage à se soumettre sur la base des propositions généreuses faites au moment de son entrée en campagne.

Changements de tactique

Au cours de sa marche vers la plaine du nord, après l'affaire de la Crête-à-Pierrot, Hardy a été harcelé et durement accroché par les troupes de Dessalines. Ce n'est que par des combats incessants livrés à la baïonnette qu'il s'est ouvert un passage vers le Cap, en suivant l'itinéraire fixé par le général en chef.
La situation générale est devenue préoccupante. Les milices récemment formées par Toussaint sont omniprésentes, maintenant sur les populations une pression nuisant au rétablissement de la paix.

De retour au Cap, Leclerc qui envisage d'envoyer le général Boudet à la Guadeloupe, partage son armée, grossie de 4 000 hommes récemment débarqués, en deux grands commandements. Il prescrit aux généraux Hardy et Rochambeau respectivement responsables du nord et de la zone ouest et sud, une grande mobilité pour répondre coup par coup aux interventions de l'ennemi… Un changement de tactique visant à substituer à l'assaut convergent mené en force à la baïonnette, des attaques divergentes lancées avec rapidité par des colonnes légères se repliant immédiatement après l'exécution de leur mission.
Toussaint, répondant à cette initiative inattendue, va tenter de couper les communications entre les deux commandements afin de contraindre les Français à abandonner Les Gonaïves et les quartiers du Limbé et de Plaisance. Il se réserve d'opérer dans ces deux secteurs tandis que Dessalines descendra des Petits Cahos dans la plaine de l'Artibonite, que Belair occupera les Grands Cahos et que Vernet s'emparera des Gonaïves.

Au moment où Leclerc choisit la mobilité qui a pour inconvénient de disperser ses forces, Toussaint concentre les siennes sur quatre objectifs principaux : les plaines du nord, Les Gonaïves, l'Artibonite et les Cahos. Le plan est habile mais il sous-estime les moyens de son adversaire et surtout sa volonté de vaincre.

Défections et négociations

Dispersés à plusieurs reprises avec de lourdes pertes, à la suite de manoeuvres combinées qui les ont exposés aux feux croisés des Français, les généraux noirs pressentent l'issue prochaine du conflit. C'est le moment choisi par Leclerc pour tenter de les séduire l'un après l'autre. Christophe est le premier à se soumettre à la suite d'un contact entre le général Freyssinet, commandant le Haut-du-Cap et l'un de ses officiers. D'autres suivent.
Apprenant que Clervaux, Paul Louverture et Maurepas participent activement à la nouvelle offensive des Français et que certains de ses proches, parmi lesquels Christophe et Belair, battus par Rochambeau, ont fait défection, Toussaint Louverture fait approcher Leclerc par son secrétaire particulier et un capitaine de sa garde. Ses exigences sont telles que plusieurs réunions sont nécessaires pour aboutir à un accord.
Leclerc a refusé de lui confier un commandement en rapport avec le grade de lieutenant-général qu'il a sollicité mais il lui a assuré la liberté, conditionnée par l'obtention d'une autorisation de déplacement, ainsi que le maintien dans leurs fonctions des généraux ralliés.

Le 2 mai, Toussaint se rend au Cap, accompagné de ses officiers, précédé de sa fanfare et suivi de sa garde personnelle. Conformément à la lettre conciliante que Leclerc lui remet, il s'engage à lui rendre tous les corps dont il dispose, à faire désarmer les cultivateurs et à les renvoyer sur les habitations. Puis il fait ses adieux à la troupe sur le plateau de Marmelade.
Leclerc en informe aussitôt le ministre de la Marine :
 » Le général Toussaint s'est rendu ici. Il en est reparti parfaitement content de moi et prêt à exécuter tous mes ordres. Je crois qu'il les exécutera parce qu'il est persuadé que s'il ne les exécutait pas, je l'en ferais repentir. Il faut que je lui aie inspiré une grande confiance puisqu'il a couché au quartier général d'un de mes généraux et qu'il n'avait avec lui que quelques hommes… « .
Dessalines se soumet quelques jours plus tard.

Tandis que Maurepas, Dessalines et Christophe s'emploient à désarmer les cultivateurs en vertu des accords passés au moment de la reddition de Toussaint Louverture, celui-ci, retiré avec sa garde personnelle sur son habitation de Sancey, à 30 lieues du Cap, entretient des relations suspectes avec des bandes rebelles regroupées dans Les Gonaïves et s'entoure de cultivateurs armés.
Leclerc qui n'est pas dupe de son attitude, le fait surveiller étroitement :  » Toussaint est de mauvaise foi comme je m'y étais attendu, écrit-il à Bonaparte, mais j'ai retiré de sa soumission le but que j'en attendais qui était de détacher de lui Dessalines et Christophe avec leurs troupes « . Ceux-ci ainsi que Maurepas ne sont pas les derniers à mettre Leclerc en garde contre les agissements de celui qu'ils ont renié, soit par intérêt personnel – Toussaint ne fait plus obstacle à leurs ambitions -, soit en reconnaissance du pardon accordé par le général en chef.

Double jeu de part et d’autre. L’arrestation de Toussaint Louverture

Deux lettres de l'ancien chef rebelle sont interceptées. Dans la première à son ancien aide de camp Fontaine, son agent secret au Cap, il se plaint de l'attitude de Dessalines et de Christophe et se félicite du développement de la fièvre jaune dans l'armée française. Dans la seconde au commandant de la sucrerie d'Héricourt, il donne des instructions pour effectuer des réserves de vivres et de munitions.
Nul doute que Toussaint conspire et qu'il prépare une action contre la présence des troupes françaises. Mais Leclerc le prend de vitesse. Toussaint, d'ordinaire si méfiant, accepte l'invitation du général Brunet à participer, le 10 juin, à une conférence militaire dans le canton des Gonaïves. Arrêté dès son arrivée, ainsi qu'une centaine de ses proches, il est embarqué avec sa famille sur la Créole et transbordé au large du Cap sur le Héros qui le transporte à Brest.
Enfermé au fort de Brest le 14 juillet, il est transféré huit jours plus tard au fort de Joux dans le Jura avec son fidèle serviteur Mars Plaisir. Confié à un officier  » sûr et intelligent « , il voyage en voiture fermée, accompagné de cinq gendarmes, sous la protection de détachements de cavalerie appartenant aux divisions militaires traversées.
L'arrestation de l'ancien agent de la République est généralement accueillie avec indifférence, parfois même avec soulagement. Christophe et Dessalines n'ont-ils pas encouragé Leclerc à intervenir dans ce sens ? Seuls quelques rassemblements ont lieu, notamment dans Les Gonaïves et le quartier de Plaisance mais ils sont réprimés sans pitié.
Sa famille est placée en résidence surveillée d'abord à Bayonne puis à Agen. L'un de ses fils sera détenu, au mois de septembre, à la citadelle de Belle-Île.
Pendant son incarcération, Toussaint Louverture fera l'objet d'une étroite surveillance et ne pourra communiquer qu'avec son serviteur.
Laissé dans le plus complet dénuement, malgré ses demandes réitérées d'être jugé sur sa conduite, et ses appels à la clémence d'un Bonaparte intransigeant, il mourra le 7 avril 1803 dans sa soixantième année.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
440
Numéro de page :
29-36
Mois de publication :
avril-mai
Année de publication :
2002
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