L’expédition d’Egypte vue par les auteurs égyptiens

Auteur(s) : Amin Ghali Ibrahim
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En 1768, Le comte de Vergennes, ambassadeur de France à Constantinople, reçoit de son vice-consul à Alexandrie, une plainte à l’encontre d’un douanier d’Alexandrie au service d’Ali-bey alors maître de l’Égypte.
Le futur ministre de Louis XVI répond à son agent dans les termes suivants: « Ce qui pouvait faire la matière d’une explication et tout au plus d’une action juridique ne devait pas faire le sujet d’une querelle. Nous avons des intérêts plus précieux à soigner en Turquie que d’aller ensevelir des armées dans les sables de l’Égypte »
(1).
Trente ans plus tard, le Directoire renverse la politique traditionnelle de la France et le général Bonaparte débarque en Égypte à la tête de quarante mille hommes. Le pays, province turque, est gouverné par une oligarchie de mamelouks circassiens, sous la suzeraineté du sultan ottoman. Ce dernier est représenté par un pacha. Turcs et circassiens sont d’accord pour mettre le pays au pillage. Des élites égyptiennes, seuls survivent quelques ulémas musulmans et des fonctionnaires coptes. C’est à eux que le général Bonaparte va avoir recours.
Cette faible élite égyptienne vit autour du lac de l’Ezbekiya dans ce Caire médiéval qu’un poète nous décrit ainsi :
Là se trouvent les habitations des grands et des chefs;
Les palais blancs, entourés de bosquets
Semblent des corps argentés habillés de soie verte.
La nuit, d’innombrables flambeaux éclairent ce séjour de la beauté,
Que de nuits ai-je passé dans le bonheur, en ce paradis!
Je chante les beaux jours de ma vie, écoulés en ces lieux!
Là on contemple les bateaux glissant sur les eaux,
Comme des étoiles sous la voûte du ciel.
Palais ombragés d’arbres sur lesquels chante la tendre colombe.
Chaque matin ramène le bonheur et les compagnons de joie.
Là on est à l’abri des coups du destin.
En ces lieux de plaisir où les amis se rencontrent,
On se sent l’âme pleine de trouble, autour des flacons et des verres
.(2)
L’auteur est un cheikh qui fait partie de ce petit cercle d’amis, réunis loin de la foule grouillante des quartiers de misère. Cheikhs enturbannés, riches commerçants, émirs et officiers circassiens aux sabres étincelants d’or et de pierreries, constituent cette oligarchie.

  Des intentions à la réalité

 

Comment les Égyptiens vont-ils accueillir l’arrivée des Français dans leur pays? Pour répondre, il convient d’examiner d’abord ce que Bonaparte va leur offrir. Le premier manifeste adressé au peuple d’Égypte promet :
1) l’élimination du pouvoir des Turco-circassiens,
2) la participation des Egyptiens dans les affaires de leur pays,
3) le respect des traditions religieuses,
4) une amélioration des conditions économiques et sociales.
Voilà un programme qui ne peut que satisfaire les aspirations égyptiennes. Pourtant, dès le début, il y a une contradiction entre les buts réels de la conquête et les promesses. De l’entreprise coloniale, telle qu’elle est définie dans les instructions du Directoire, à l’idéologie révolutionnaire dans ce qu’elle a de généreux, les interprétations prêtent à embarras.
Il n’y a aucun doute que les Égyptiens sont séduits par la perspective d’une libération du joug des mamelouks, mais les réalités de la guerre les inquiètent. Il y a les militaires et il y a l’Institut. Le trait d’union est uniquement le général Bonaparte qui insiste sur son titre officiel de commandant en chef et de membre de l’Institut.
Cet embarras est bien ressenti par Michelet quand il écrit: « La France, à travers ses tragédies internes et son épopée militaire, se complaisait dans l’idée de la libération universelle. C’est en ce moment que le grand enchanteur lui montra l’inconnu, l’Asie, l’Égypte et le réveil d’un monde ».
Confier aux Égyptiens la direction de leurs affaires est une décision politique qui en définitive est la seule possible. Bonaparte s’explique là-dessus en écrivant: « Pour les diriger, nous avons besoin d’avoir des intermédiaires. Nous devons leur donner des chefs, sans quoi ils s’en donneront eux-mêmes ».
Or, une telle promesse prend aussitôt une signification qui engage le commandant en chef, le contraint d’écarter à tout prix la tentation de se substituer à ceux qu’il qualifie d’exploiteurs et d’oppresseurs.
L’élimination des Turco-circassiens signifie l’élimination des non arabes. Les Égyptiens saisissent l’occasion au vol. Et voilà semés les germes d’un nationalisme qui est prêt de dépasser les limites de l’Égypte.
Réveiller chez les Arabes l’idéal de leur grandeur passée c’est agir dans la perspective de la fin de l’empire ottoman. Ainsi s’amorce la première tentative de soulèvement du monde arabe, conçue dans l’intention d’acquérir un soutien pour une initiative de colonisation.
Les contemporains des événements ont-ils mesuré la portée de la révolution qui s’accomplit à leurs yeux? Pris entre les promesses françaises et la propagande turco-anglaise, écrasés sous le poids d’une guerre qui fait de leur pays un champ de bataille, ils ne voient d’abord dans l’expédition française qu’un cataclysme qui s’abat sur le pays. Ainsi, Djabarti, le chroniqueur de l’époque, représentant type de l’élite musulmane des Ulémas, élevé dans la plus stricte tradition coranique de l’Université millénaire d’Al-Azhar, nous fait des événements le tableau suivant: « L’an mil deux cent treize (de l’Hégire: 1798) est le commencement de grandes batailles, d’événements terribles, de faits désastreux, de calamités épouvantables, en un mot c’est le commencement d’une série de grands malheurs » (3). Et le pieux cheikh conclut dans un verset coranique: « Le Seigneur n’anéantit point injustement les cités dont les habitants sont justes » (4).
Mais, une fois qu’il entre dans le détail, Djabarti change d’optique; aux visions apocalyptiques succèdent des faits qu’il apprécie avec intégrité. Ce membre du Divan à l’époque de Menou est un honnête homme. Il a un tel souci de la vérité qu’il finit par mécontenter tout le monde. Par les Français il est traité de fanatique, par les Turcs il est regardé comme pro-français. Après sa mort, ses chroniques seront censurées par Mohammed-Ali dont il dénonce l’arbitraire; elles ne verront le jour qu’à la fin du XIXe siècle.

Les cheikhs

Quelle est la réaction des élites égyptiennes, c’est-à-dire des cheikhs et des fonctionnaires coptes après l’entrée du général Bonaparte au Caire?
Les cheikhs d’abord. Le commandant en chef les décrit ainsi: « Ils ont des moeurs douces, aiment la justice, sont riches et animés de bons principes de morale. Ce sont les plus honnêtes gens du pays. Ils ne savent pas monter à cheval, n’ont l’habitude d’aucune manoeuvre militaire, sont peu propres à figurer à la tête d’un mouvement armé. Ils ont été le canal dont je me suis servi pour gouverner le pays. J’ai accru leur fortune, je leur ai fait rendre les honneurs militaires » (5).
Voyons maintenant ces cheikhs à l’oeuvre. Aussitôt entré au Caire, Bonaparte constitue un Divan, composé de cheikhs et de Coptes. Le mot Divan signifie administration, ministère; en l’occurrence il a, dans la phraséologie turco-arabe, le sens d’un conseil des ministres.

Ce Divan choisit le cheikh Abdallah-Al-Charkawi comme président. Qui est donc Charkawi? Il est issu d’un milieu fort modeste; à force de travail et de persévérance, il gravit péniblement tous les échelons qui mènent à la plus grande charge de l’université d’Al-Azhar; à l’arrivée des Français il est le chef de la vénérable institution. Djabarti, qui ne l’aime pas, nous apprend qu’une fois parvenu à la dignité de cheikh, il s’élance dans une course éperdue aux richesses. Le peuple raille son turban, car il l’agrandit si démesurément que les Cairotes disent ironiquement « grand comme le turban du cheikh ». Le peintre Rigo a reproduit fidèlement ce détail.
A l’arrivée des Français il a dépassé la soixantaine. Bonaparte le comble de faveurs. Mais le président du Divan reste sur la défensive. Un jour, le commandant en chef fait venir les cheikhs; il sort un instant et revient portant à la main des écharpes tricolores; il en met une sur l’épaule de Charkawi, celui-ci la rejette brusquement en rougissant de colère et donne sa démission. L’interprète a beau expliquer aux cheikhs réunis que le commandant en chef veut les honorer en leur faisant porter les mêmes insignes que lui, ils lui répondent: « Nous serons déconsidérés devant Dieu et dans le coeur de nos coreligionnaires » (6).
Pour bien comprendre cette attitude, il faut remonter un peu plus haut, aux débuts de la Révolution. Ce serait une erreur de croire que les événements de France n’avaient pas eu d’échos au Caire. Dès 1790, de violentes divisions déchirent les Français en Egypte. Faisant l’intérim de Mure, consul de France, Butet écrit: « Le fléau de l’insubordination et de la licence a voulu propager ses ravages dans ces Echelles. Ces troubles se concentrent sur l’affaire de la cocarde tricolore et la célébration du 14 juillet » (7).
Les uns refusent de porter la cocarde; ceux qui l’acceptent ne veulent pas prendre part au Te Deum dans la chapelle consulaire. Butet tente des compromis; un banquet réunira tous les Français et l’on boira successivement à la Nation, à la Loy et au Roy. Sa suggestion est repoussée. Ainsi, avant le débarquement de Bonaparte, est propagé un préjugé assimilant le port de la cocarde à une attitude anti-religieuse.
Le commandant en chef en souffrira. Autant le programme nationaliste coloré de romantisme historique paraît séduire, autant sa politique musulmane suscite des réserves. Ainsi, Djabarti ne cache pas son scepticisme quant à la sincérité des intentions pro-musulmanes de Bonaparte. Un autre chroniqueur de l’époque, Nicolas Turk, partage la même opinion: « Bonaparte leur promettait d’embrasser leur religion, de faire construire une mosquée en son nom et de faire tout le bien possible à la religion musulmane. Les Ulémas n’étaient pas séduits par ces paroles. Ce sont des mensonges, disaient-ils, qu’il profère pour s’établir en Egypte » (8).
Avec une patience à toute épreuve, Bonaparte continue à rechercher l’amitié de Charkawi. Celui-ci la lui rend, mais à sa façon. Il accepte avec empressement la partie nationaliste du programme politique du commandant en chef, mais est sur la réserve pour tout ce qui viserait à une substitution de la domination française à la domination turque. Charkawi montre pourtant une grande confiance dans les promesses de Bonaparte. Jamais, comme en Égypte, ce dernier ne fera preuve d’autant de bonne volonté. Il accueille les membres du Divan avec le sourire, s’asseoit au milieu d’eux sur des tapis étendus à terre. Pendant des heures il discute avec eux, dans un langage fleuri entrecoupé de citations coraniques.
Charkawi et ses collègues sont fascinés par ces égards auxquels depuis de longs siècles, les Egyptiens ne sont plus habitués. Ils offrent au commandant en chef banquet sur banquet. Bonaparte qui n’a jamais supporté que des repas pris à la hâte, s’impose l’épreuve d’interminables dîners. Plats de viande, de poisson, de légumes, de volailles, de douceurs orientales se succèdent des heures durant. Mais si le Divan est séduit, dans la cour de l’université millénaire, cheikhs, Ulémas et étudiants murmurent. Ils ne sont pas loin de traiter leur chef de « renégat qui veut avilir l’âme musulmane en se laissant gagner par de l’argent ».
En dépit du premier soulèvement du Caire, les rapports restent amicaux entre le Divan bientôt rétabli et le général Bonaparte. Ce n’est qu’après son départ que le climat changera brutalement. Aux liens personnels succèdent des rapports dérivés uniquement des froides réalités de la guerre. Avec Kléber, il n’est plus question d’exotisme romantique. Charkawi devient suspect; ses collègues sont accusés de duplicité.
Sa carrière ne souffrira pas du départ des Français. Bien au contraire, sa position auprès des Turcs, plus tard de Mohammed-Ali, en sortira renforcée. L’armée française ayant détruit la puissance militaire des mamelouks, Charkawi et ses collègues sont alors la seule autorité politique susceptible de tenir le pays. La promesse du général Bonaparte de confier aux Egyptiens les affaires de leur pays devient une réalité, mais après le départ des Français. De l’échec militaire de la Campagne d’Egypte naît le succès du programme politique. Bientôt les cheikhs de l’ancien Divan imposeront à l’empire ottoman la nomination de Mohammed-Ali. L’Egypte gravit lentement depuis lors le douloureux chemin qui va la mener à l’indépendance.
Charkawi meurt en 1812. Décrivant ses funérailles, Djabarti note ironiquement: « on mit sur sa tombe un turban encore plus grand que celui qu’il portait pendant sa vie: étoffe de coton vert entourée d’un chale de cachemire rouge » (9). Le tableau peint par Rigo a donné au turban du cheikh une couleur blanche.

Le cheikh Aboul-Anouar Al-Sadate. Si Charkawi sort d’un milieu modeste, Sadate, lui, appartient à la bourgeoisie aisée. Le personnage est fier et Bonaparte l’entoure de grands égards. Mais Sadate est sur la réserve. A un dîner qu’il offre au commandant en chef, celui-ci lui demande: « pourquoi les Arabes qui avaient cultivé jadis les sciences et les arts, sont-ils aujourd’hui dans une si profonde ignorance? » Sadate se sent blessé par cette brutale question. « Il leur reste le Coran, ce Livre contient toutes les vérités », répond Sadate. Bonaparte agacé rétorque: « Enseigne-t-il à fondre le canon? » (10).
Après le départ de Bonaparte, Sadate devient suspect aux autorités françaises. On l’accuse d’avoir encouragé l’insurrection du Caire. Rien n’est plus injuste; bien au contraire, on peut mesurer l’honnêteté du personnage par le fait suivant: un messager turc vient lui demander de soutenir le soulèvement contre les Français, après le retrait des troupes ottomanes du Caire; voici la réponse de Sadate, telle qu’elle est rapportée par Djabarti:
« Tu as violé la parole en obéissant à de vils tyrans et en t’associant à leurs forfaits. La licence de vos soldats était sans bornes. Pour eux la guerre est le pillage ou les amusements dans les lieux prohibés. A cause d’eux les Musulmans sont accablés de tous les maux, la ruine, la famine, l’incendie, la mort du commerce. Quel échec pour votre armée! mais il n’en pouvait être autrement, car les chefs mêmes de cette armée disputaient aux artisans le fruit de leur travail, aux ouvriers leurs salaires, aux petits marchands leurs biens. La ville jouissait de la paix et de la sécurité, vous y avez introduit le feu de l’insurrection. Puis vous vous êtes sauvés comme des souris poursuivies par un chat, laissant le pauvre peuple à la merci des vainqueurs »! (11)
Voilà bien un langage nouveau! Ce rejet de l’arbitraire tel qu’il est formulé dans cette lettre est, en fait, le rejet de tout le système qui sévissait avant l’arrivée des Français.
Reproduisant cette lettre, Djabarti établit des parallèles entre deux styles de gouvernement. Il souligne que les Français refusent de faire usage de la corvée; qu’ils paient les ouvriers qu’ils embauchent. Mais ce qui surtout le remplit d’admiration est l’application de la loi pour tous.
Le jour où un soldat français coupable de pillage et de violence a été exécuté, une véritable révolution s’est opérée dans les esprits. Le châtiment pouvait donc s’abattre sans discrimination, même quand il s’agit de la caste militaire conquérante. Cette innovation était impensable sous le régime turc et elle ressort de la lettre de Sadate de façon très claire.
Sadate ne se retirera des affaires qu’en 1817, après avoir désigné son successeur pour lui succéder à la tête de la secte des Nobles. Il mourra peu après.

Le cheikh Khalil-El-Bakri. Comme Sadate, El-Bakri appartient à une ancienne famille qui fait remonter son origine au premier calife. Le jugement à son égard est nuancé. C’est sans aucun doute celui qui doit le plus à l’occupation française. Evincé de la dignité de chef de la secte des Bakria, qui lui revient de droit, l’arrivée des Français est pour lui l’occasion de prendre sa revanche. « Il devient leur ami » (12) nous dit Djabarti, mais ces mots sonnent ironiquement. En effet, les deux autres cheikhs étaient déjà des personnages considérables à l’arrivée des Français. Tel n’est pas le cas de Bakri qui évince son cousin avec leur appui.
Mais c’est surtout à ses moeurs, que le chroniqueur s’en prend. Il semble, s’il faut en croire Djabarti, que l’homme ait défié la tradition jusqu’à boire publiquement de l’alcool. Aussi, seul parmi les membres du Divan, subira-t-il la disgrâce à l’arrivée des Turcs. Bakri mourra en 1808 dans une modeste obscurité.

Le cheikh El-Mahdi. El-Mahdi est certainement parmi les cheikhs celui qui a joué le rôle le plus important et le plus actif. Copte de naissance, il avait adopté l’Islam à l’âge de onze ans. Sa famille le renie et il va vivre chez son maître, un professeur réputé dans les sciences coraniques et la syntaxe. Djabarti nous le décrit « éloquent et beau » (13). L’homme est à la fois un ascète et un dilettante. Tout en aimant accumuler les richesses, il en profite peu, se nourrit d’un morceau de fromage ou de poisson salé, dort n’importe où.
« Les Français l’aimèrent, dit le chroniqueur, eurent confiance en lui et il devint un excellent négociateur entre eux et la population » (14). Il est l’auteur de contes qui ont été traduits par Jean-Joseph Marcel, dans le genre de ceux des Mille et une Nuits, ce qui est considéré par Djabarti comme une occupation futile. Il semble lui reprocher de n’avoir pas donné suffisamment de place, dans ses travaux, aux doctes traités de science musulmane, à la mode de l’époque. Son rôle au sein du Divan est fort actif, Bonaparte l’estime et a recours à lui pour la rédaction des textes arabes. De l’avis du commandant en chef, « c’est le plus éloquent et le plus savant de tous les cheiks, quoique le plus jeune »
Grâce aux recherches entreprises récemment par El Sawi (15), nous pouvons suivre les progrès dans la rédaction des textes publiés au cours des trois années de l’occupation française. Les traducteurs venus avec le corps expéditionnaire connaissaient médiocrement les finesses de la langue arabe. Aussi ne sommes-nous guère surpris de rencontrer dans les premières proclamations des fautes grammaticales, des termes impropres et des expressions inusitées. Avec Mahdi, le style des manifestes, proclamations, avis, change rapidement. Un art de la traduction est en train de naître. Il permettra plus tard aux missions scolaires envoyées en France d’assimiler les premiers rudiments de la culture occidentale. Plus que de la traduction littérale, c’est une adaptation arabe que Mahdi a créé, et avec elle le journalisme.
Sous les Turcs, il conserve le prestige qu’il s’est acquis comme secrétaire du Divan. Il meurt en 1814.

Le cheikh Suleiman El-Fayoumi. Fayoumi est un personnage mineur. Il est tourné en dérision par le chroniqueur qui lui reproche « son mince bagage scientifique »
Mais il est entreprenant, généreux, obligeant. A sa mort, survenue en 1809, fait rarissime, il ne laisse que des dettes, et les créanciers les abandonnent, tant il avait fait du bien autour de lui.
Parmi les autres Ulémas du Divan, un mot sur Al-Amir. Ce personnage attachant est un mystique. On a de lui des vers remplis de l’amour de Dieu:
« Maître du monde, pôle de beauté, dans le royaume du beau,
Mon coeur ne peut aimer que Toi. O, mon espoir,
Ne m’abandonne pas, ne sois pas réservé à mon égard,
Afin que mon âme remplie de trouble soit guérie! »
(16).
Au fond de son coeur, Bonaparte garde une certaine tendresse pour ces mystiques fourvoyés dans les affaires publiques. L’homme d’action, le génie de la guerre est, sans aucun doute, sensible à l’éthique contemplative et sereine des Ulémas.

Les coptes

La seconde élite du pays est constituée par les Coptes qui jouissent en Égypte d’une situation spéciale. Ces chrétiens au sein de l’Islam personnifient avec force les structures permanentes de l’Égypte, les intérêts du terroir face à l’universalisme de l’Islam. Ce sont les scribes de l’ancienne Égypte; à côté des paysans, ils sont les gardiens fidèles des traditions d’une race conquise, mais non soumise. L’administration financière est entre leurs mains.
Qu’ils soient califes, gouverneurs de province, émirs mamelouks ou pachas turcs, les conquérants ne peuvent se passer de leur concours. Deux pouvoirs: l’un, politique, est l’apanage de la caste conquérante, l’autre « ethnique » reste celui des Coptes. Bonaparte, qui l’a compris, ne tente pas de changer le système. A son arrivée c’est Guerguess El-Gohari qui est intendant des finances.
Guerguess El-Gohari. Lors de la célébration du 14 juillet 1799, « écrit Djabarti, » Gohari portait une pelisse à manches dorées, un turban en cachemire. Il assiste au grand banquet donné par le général en chef. Il accompagne ce dernier à Suez. Cet homme intelligent vivait comme un grand seigneur dans son vaste palais. Il a droit de décider de toutes les affaires de l’Égypte; il est très écouté et très respecté. Pendant le séjour des Français, il est le chef des chefs; à l’arrivée des Turcs, il est comblé d’honneur » (17).
Rigo a fidèlement reproduit le personnage, fort, sûr de lui, le narguileh entre les lèvres, le turban de cachemire sur la tête. Gohari avait succédé à son frère Ibrahim dans la charge d’intendant. Sous Mohammed-Ali, Gohari garde ses fonctions. Le pacha et ses fils se réunissent chez lui. Des serviteurs et des gardes veillent devant sa porte. Gohari mourra en 1809.
Si le personnage de Gohari ne sort pas de la tradition des intendants coptes de l’Égypte musulmane, il n’en est pas de même du général Jacob (Yacoub)

Celui-ci inaugure un type nouveau. Le pouvoir militaire avait toujours été le strict monopole de la caste conquérante. Or, voilà que, pour la première fois depuis un millénaire, des Egyptiens sont acceptés dans l’armée.
Comme tous ceux de sa race, Yacoub avait été intendant des finances chez un émir. A l’arrivée des Français, il accompagne le général Desaix en Haute-Égypte. Il observe, note l’organisation militaire et à son retour parvient à convaincre les autorités militaires d’organiser une brigade copte. Voici comment les faits sont rapportés par Djabarti: « Yacoub fit une levée de jeunes gens parmi les Coptes, les fit raser et habiller à la française, moins le chapeau qui fut remplacé par un bonnet en peau de mouton. Il fit abattre les maisons voisines du quartier chrétien, se fit construire une forteresse dans ce quartier, et la fit entourer d’une imposante muraille défendue par des tours. Aux deux portes extérieures et intérieures se trouvaient des soldats debout, le fusil au bras, à l’exemple des Français » (18).
Deux mille hommes sont recrutés dans ce premier noyau d’armée égyptienne. Quel est le but de Yacoub? Il sait fort bien que son pays ne peut aspirer à aucun progrès tant que les Turcs dominent. Aussi mesure-t-il tout le parti qu’il peut tirer de la présence française. Un éminent historien égyptien, le Docteur Mohammed Chafik Ghorbal s’est penché sur le dossier du général Yacoub. Il a publié dans le bulletin de la Société Royale de géographie en 1924 un document des archives britanniques qui n’est autre qu’un projet conçu par le général Jacob proposant l’indépendance de l’Égypte sous la garantie des Puissances, la formation d’une armée nationale et la proclamation d’une constitution libérale.

Nous voilà éclairés sur la naissance de la pensée nationale égyptienne à la veille de l’évacuation des troupes françaises. Déjà s’amorce le processus qui se poursuivra tout au long du dix-neuvième siècle et jusqu’en 1923: une constitution démocratique épaulant l’indépendance nationale. Le retour à la domination turque, marque un temps d’arrêt dans l’évolution.
Après Chafik Ghorbal, c’est Louis Awad (19) qui développe cette thèse dans son Histoire de la pensée nationale égyptienne. Craignant des représailles, ou plus vraisemblablement saisi par le goût de l’aventure, Yacoub s’embarque pour la France, lors de l’évacuation du corps expéditionnaire. « Il passe à l’île de Rodah; il veut obliger ses soldats à le suivre; la plupart s’enfuient ou se cachent. Les femmes et les parents de ceux-ci vont voir Belliard, le supplient à grands cris de laisser ces soldats au milieu de leurs familles » (20)
Yacoub n’atteindra pas vivant la France. Il meurt sur le bateau qui le transporte à Marseille où il est enterré. Des Égyptiens, tant musulmans que Coptes qui arrivent en France, plusieurs participent aux Campagnes de Napoléon; quelques-uns meurent en Russie, d’autres trouvent une fin tragique lors des massacres de Marseille à la chute de l’Empire. Certains survivront jusqu’au Second Empire. Quelques familles d’origine égyptienne, telle celle des Gadala, subsistent encore.

Si des Égyptiens partent en 1801 pour la France, des Français, par contre, optent pour l’Égypte. Plusieurs centaines d’officiers et de soldats reprennent du service, soit à la solde des émirs, soit auprès de Mohammed-Ali. Celui-ci emploiera une centaine d’instructeurs français restés en Égypte. Inutile de citer des personnalités historiques très connues, tel ce colonel Sève, bras droit de Mohammed-Ali et réorganisateur de l’armée égyptienne. Mais il ne serait pas superflu de faire allusion à un certain Sélim Combe, d’Avignon, qui dirige l’artillerie mamelouk et participe plus tard à l’expédition américaine contre les pirates barbaresques de Derna, vêtu d’un uniforme américain. Et au pharmacien Roger qui devient le médecin de Mohammed-Ali (21).
L’Expédition d’Égypte a duré trois ans et trois semaines; en dépit d’un temps aussi bref, elle a pesé d’un poids très lourd dans l’histoire du pays et exercé une influence considérable sur l’évolution de la pensée nationale.
Aussi bien les historiens contemporains des événements, tels Djabarti ou Nicolas Turk, que les historiens modernes, tels Ali Bacha Moubarak, ou Amin Sami Pacha, ou Chafik Ghorbal, ou Sawi, ou Louis Awad, ou Mahmoud El Charkawi, ou Amin Saïd, sont unanimes à mettre en relief deux points :
Primo, l’introduction en Égypte du principe de l’égalité devant la loi.
Secundo, le développement de la culture occidentale en Égypte.

L’égalité devant la loi

Tout en réprouvant les actes de représailles ou de violence, Djabarti ne cache pas son admiration du principe de l’application de la loi égale pour tous. Qu’il s’agisse d’un Français condamné pour vol, viol ou pillage ou du procès de l’assassin de Kléber, tout se déroule selon une procédure légale: audition de témoins, défenseur, accusateur public, jugement.
Les séances du Divan, les mesures administratives, les textes législatifs manifestent un souci évident de justice. Partant d’une simple observation de Djabarti, Louis Awad en tire des conclusions importantes. Le chroniqueur écrit: « lors de leur débarquement à Alexandrie, les Français avaient imprimé une proclamation destinée à rassurer le peuple égyptien ». Ces lignes renferment les germes d’une véritable révolution. Dès cet instant, proclamations, appels, affiches, se succèdent; il y en a qui sont adressées directement au peuple d’Égypte, d’autres au Divan, d’autres du Divan au peuple; les uns sont rédigés dans les deux langues pour être lus par les Français et les Égyptiens.
Le contact est ainsi établi entre gouvernants et gouvernés et voilà la naissance de la presse en Égypte. Jusque-là le seul contact se limite au sermon prononcé par le cheikh après la prière du vendredi. Le peuple, si méprisé par Djabarti, s’attroupe devant une affiche; un commerçant qui sait lire, l’informe du contenu. Il semble avoir pour la première fois conscience d’exister. Et c’est ainsi que naît la démocratie sur les bords du Nil.
La réaction est souvent contraire à ce qu’attend le commandement français, des meneurs donnent des interprétations hostiles; c’est le cas de la loi concernant l’enregistrement de la propriété qui provoque la première insurrection du Caire. Mais n’est-ce pas le risque que court toute démocratie?
Autre point, relevé par Louis Awad: « En présentant au Divan les rapports concernant ses activités et ses déplacements, ses victoires et ses réformes, le général Bonaparte augmentait considérablement le prestige du Divan. Il se présentait, du moins quant à la forme, en responsable des intérêts égyptiens devant cette assemblée » (22).
Le général Bonaparte est lié par ses engagements à l’égard des Ulémas, ce qui rétrécit singulièrement son champ d’activité en ce qui concerne l’amélioration des conditions sociales. Enfermé dans les traditions de sa corporation, Djabarti garde un complet mutisme sur ce point. Et pourtant le commandant en chef se rend compte de l’état misérable de la paysannerie. Il tente d’y apporter remède. Mais bien vite il se rend compte que cela est impossible. Comment imposer des réformes. Si après avoir abattu la féodalité mamelouk, il se mettait à abattre la féodalité des propriétaires arabes? Il ne pourrait alors attendre d’elle aucun soutien, car cette féodalité n’avait vu dans l’élimination des Turco-circassiens qu’une chance offerte de se substituer à eux.

L’introduction de la culture occidentale

Après le premier point : respect de la légalité, naissance de la presse et de la démocratie, le second point : culte porté à la science et aux arts. Là, Djabarti s’attarde avec une naïve admiration; ses successeurs, surtout Ali Pacha Bubarak et plus tard Chafik Ghorbal ne font que répéter ce qu’il écrit. Écoutons-le:
« Les Français installèrent dans la maison de Hassan Kachef une grande bibliothèque avec plusieurs bibliothécaires qui gardaient les livres et les remettaient aux lecteurs qui en avaient besoin. Cette bibliothèque était ouverte tous les jours à partir de deux heures avant midi. Les lecteurs s’y réunissaient dans une grande salle voisine de celle qui renfermait les livres; ils s’asseyaient autour de grandes tables et se mettaient au travail. Les simples soldats allaient eux-mêmes travailler dans cette bibliothèque.
Si un musulman voulait entrer pour visiter l’établissement, on ne l’empêchait pas; on le recevait au contraire avec affabilité. Les Français se réjouissaient particulièrement lorsque le visiteur musulman paraissait s’intéresser aux sciences; ils entraient immédiatement en relation avec lui et lui montraient toutes sortes de livres imprimés, avec des figures représentant certaines parties du globe terrestre, des animaux et des plantes.
Il y avait aussi beaucoup de livres d’histoire ancienne, et des livres musulmans traduits en français. Quelques-uns parmi les Français apprenaient aussi des versets du Coran; en un mot ils étaient de grands érudits; ils aimaient surtout les sciences, les mathématiques et la grammaire. Ils s’appliquaient jour et nuit à apprendre l’arabe. Ils avaient des grammaires de toutes les langues et ils s’en servaient pour traduire dans leur langue, rapidement ce qu’ils voulaient exprimer » (23).
Témoin oculaire des travaux de l’Institut d’Égypte, il a vu ses membres à l’oeuvre, décrit minutieusement ce qu’il a vu. Le Palais, où logea l’Institut, est conservé jusqu’aujourd’hui, il est situé dans la rue qui porte encore le nom de son premier président Monge.

Du palais de l’Institut, Djabarti passe à celui des artistes qu’il décrit à l’oeuvre :
« Parmi les peintres, il y avait Rigo qui faisait des portraits; il était si habile qu’en voyant ses portraits on eût dit qu’ils étaient en relief et tous prêts à parler.
Il avait fait le portrait de chacun des cheikhs et d’autres notables; ces tableaux étaient placés dans les salons du général en chef et ailleurs ».
De la maison des artistes, Djabarti visite celle des ingénieurs :
« Il y avait là des instruments et des drogues, des fourneaux pour y distiller l’eau et y préparer des pommades et des sels. Tous ces produits étaient conservés dans des flacons de cristal de toutes formes rangés sur des étagères. Voici ce que j’ai vu de plus curieux: un des préparateurs prit un flacon contenant un certain liquide; il en versa une partie dans un verre vide, puis il prit un autre flacon et versa un autre liquide dans le même verre; il s’en dégagea une fumée colorée; et lorsque cette fumée eût disparu, le liquide se solidifia et garda une couleur jaunâtre. J’ai trouvé ce solide plus dur que la pierre. On nous fit d’autres expériences qui provoquèrent des détonations qui nous effrayèrent, ce qui fit rire les assistants; nous avons vu des choses que des intelligences comme les nôtres ne pouvaient ni concevoir ni expliquer » (24).

Et c’est ainsi que Djabarti découvre la chimie, sans se douter que cette science _ le mot chimie, kymia en arabe _ est née en Égypte et qu’elle porte le nom de son pays, Kymé désignant l’Égypte dans l’antiquité.

L’émancipation de la femme

 

Révolution dans les idées, dans la culture, naissance de la presse, de la propagande, respect de la légalité, débuts de la démocratie. Tel est le bilan que les auteurs égyptiens font ressortir. Reste à examiner un dernier aspect: celui des moeurs et des coutumes. Comment cette rencontre de deux civilisations se présente-t-elle aux yeux des contemporains?
Le poète Hassan El Attar, qui, nous l’avons vu, nous a décrit le riche quartier de l’Ezbekya, se contente de ce vers pour nous montrer l’engouement des Français pour la foule grouillante du Caire:
 » Les Français perdent leur argent dans notre Egypte,
Avec les âniers et les taverniers!
 » (25).

C’est qu’avec leur arrivée les lieux des plaisirs se sont démocratisés. Des commerçants ouvrent des cafés. Djabarti nous décrit l’un d’eux:
« On se réunissait dans ce café et on y passait une partie de la nuit. Tout le quartier prit part à ces réunions amusantes, car la foule est toujours portée vers la folie et le plaisir. Tel est aussi le caractère des Français. Dans ces réunions on causait, on plaisantait, on riait; l’officier français y venait aussi avec sa femme, qui était très gaie et qui était égyptienne » (26).
Le cheikh austère désapprouve ces réunions ; il juge le comportement des femmes un intolérable scandale. Telle n’est pas l’opinion de ce peuple qui s’amuse pour la première fois. Pour les femmes, c’est un véritable mouvement d’émancipation qui s’amorce. Décrivant les fêtes données à l’occasion de la crue du Nil, Djabarti n’y voit qu’une effroyable débauche :
« La plume se refuse à dépeindre les scandales qui se produisirent cette nuit-là sur le Nil. Beaucoup de personnes appartenant à la lie du peuple, suivirent cet exemple et bientôt la débauche et l’effronterie n’eurent plus de borne. Chacun faisait ce qui lui passait par la tête, à quelque classe qu’il appartint, et personne ne songeait à réprimer ces abus; c’est bien le cas de citer les vers bien connus :
 » Quand le maître de céans se met à battre du tambourin,
Les gens de la maison n’ont plus rien d’autre à faire qu’à danser !
« .
On pourrait croire que cette réprobation se limite à Djabarti et aux universitaires d’Al-Azhar ; mais non. Le chroniqueur chrétien Nicolas Turk est aussi du même avis:
« Les Musulmans étaient surtout exaspérés de voir leurs femmes et leurs filles aller le visage découvert avec les Français et cohabiter avec eux. La mort était préférable à leurs yeux. Il faut convenir qu’en effet, la licence était portée à son comble dans les maisons, dans les rues et même dans les mosquées » (27).

Pour se faire une idée de l’atmosphère du Caire à l’époque, imaginons un instant la société assoiffée de plaisirs du Directoire, à peine sortie des sombres jours de la Terreur, transplantée soudain sur les bords du Nil, au milieu d’un peuple dirigé par une oligarchie puritaine. Si les cheikhs sont scandalisés, le peuple, lui, est ravi de cette transformation. Écoutons plutôt le chroniqueur:
« Les femmes françaises arrivées avec l’armée se promenaient dans la ville le visage découvert et portaient des robes et des mouchoirs de soie de diverses couleurs. Elles montaient à cheval ou à baudet, portant des cachemires sur leurs épaules; elles galopaient par les rues en riant et en plaisantant avec les conducteurs de leurs montures et les indigènes de la plus basse classe. Cette liberté plut aux femmes mal élevées du Caire, et comme les Français s’honoraient de leur soumission aux femmes et leur prodiguaient des cadeaux et des libéralités, celles-ci commencèrent à entretenir des relations avec eux. Beaucoup de femmes attirées par l’amour des richesses ou bien par la galanterie des Français imitèrent l’exemple des femmes mal élevées de Boulaq. En effet, les Français s’étaient toujours montrés soumis aux femmes. Beaucoup demandaient en mariage des filles de notables du Caire et ceux-ci consentaient à cette alliance.
Les Musulmanes mariées à des Français adoptèrent aussitôt les moeurs de ces derniers. Habillées à l’européenne, elles se promenaient avec les hommes et se mêlaient aux affaires; des gardes armés de bâtons marchaient devant elles et leur ouvraient un passage à travers la foule, comme s’il se fût agi d’un gouverneur » (28).
Le mouvement féministe prend-il naissance ? On assiste alors à des événements inouïs. A Damiette défile une manifestation de femmes réclamant le droit au beau sexe d’avoir seul accès un jour par semaine dans les bains publics. Le peuple est ravi de cette innovation. Le chroniqueur Nicolas Turk écrit : « Ces femmes du peuple avaient pour la première fois le sentiment de la liberté! »
Elles devaient payer bien cher le prix de cette révolution manquée. On ne badine pas avec des traditions centenaires. Ni les cheikhs qui s’étaient liés d’amitié avec les Français, ni les Musulmans et les Coptes enrôlés dans les unités auxiliaires, ni les agents de la police demeurés en Égypte, ni les fonctionnaires et les mamelouks au service de l’armée française, ne subissent, au retour des Turcs, la moindre vexation. Tel n’est pas le cas des femmes.

La tragédie de Zeinab El-Bakri et celle d’Hawa sont décrites par Djabarti. Cette Zeinab n’est autre que la fille de l’ancien membre du Divan, Khalil-El-Bakri. Des bruits courent qu’elle avait été la maîtresse de Bonaparte. Rien n’est moins sûr. Le crime de cette désenchantée avant la lettre est d’avoir osé lever le voile, porter des robes chatoyantes. A l’arrivée des Français, elle n’a que seize ans. Elle est séduite aussitôt par ces moeurs qui lui apportent la joie de vivre. Djabarti en quelques lignes nous décrit la fin de Zeinab : « La fille du cheikh El-Bakri fut recherchée. Elle s’était débauchée avec les Français. Les envoyés du vizir se présentèrent après le coucher du soleil chez sa mère, et la firent venir ainsi que son père. Elle fut interrogée sur sa conduite; elle répondit qu’elle s’était repentie. On demanda ensuite l’avis de son père; il répondit qu’il désavouait sa fille. On coupa alors le cou de la malheureuse » (29).
Cette exécution, suivie de celle de Hawa, provoquent la panique. Afin d’échapper à un sort atroce, de nombreuses femmes contractent des mariages avec des Turcs. Une loi du Grand-Vizir interdit aux officiers et aux soldats ottomans de telles alliances. Leur nombre, dit Djabarti, s’était accru dans des proportions considérables, pour sauver des femmes qui s’étaient compromises avec les Français.
La révolution dans les moeurs est un échec. Tout rentre dans l’ordre après le retour des Turcs. Il faut attendre encore plus d’un siècle pour rouvrir le dossier du mouvement féministe en Égypte.

Conclusion

Le bilan de ces trois années du passage des Français en Égypte reste imposant. Des savants, évacués en 1801, reviendront en Égypte quelques années plus tard; d’autres se donneront à tâche de mettre au point l’immense travail scientifique et culturel entrepris avec l’arrivée du général Bonaparte.
« La Description de l’Égypte » verra le jour une vingtaine d’années plus tard. Il est presque incroyable de songer que cette oeuvre gigantesque ait été le fruit de trois années de travail seulement; de trois années de guerre, de soulèvements, de crainte de coups de main presque continuels. Ces artistes et ces savants qui continuent à travailler au milieu du danger restent le plus grand titre de gloire de la culture française et de ses réalisations en Égypte.
Depuis lors cette culture a pris racine et c’est avec la plus profonde satisfaction que les Égyptiens ont accueilli la décision prise par le Président Valéry Giscard d’Estaing, lors de son dernier voyage au Caire, de faire rééditer la Description de l’Égypte, bilan du passage du général Bonaparte sur les rives du Nil.

Conférence donnée à l’Assemblée générale des Amis de Malmaison le 19 mai 1976 et reproduite ici avec l’aimable permission de M. Gérard Hubert.

Bibliographie

Archives Nationales, Aff. Etr., BL (440), Vergennes à Boyer, le 4 avril 1768

Notes

Notes

 (2) Merveilles biographiques et historiques, t. VI, p. 186.
(3) Loc. cit. t. VI, p. 5.
(4) Coran, XI, V, 119.
(5) Instruction à Kléber, Doc. XXIX, p. 54.
(6) Voir les détails de la scène dans Djabarti. _ Merveilles biographiques, t. VI, p. 36.
(7) Archives Nationales, Aff. Etr.
(8) Nicolas TURK, l'Expédition d'Égypte, p. 38.
(9) Merveilles biographiques, t. VIII, p 359 et suivantes.
(10) A. GALLAUD, Tableau de l'Égypte pendant le séjour de l'armée française, Paris, 1804, p. 96.
(11) Merveilles biographiques, t. VI, p. 198.
(12) Loc. cit., t. VIII, p. 190.
(13) Merveilles biographiques, t. IX, p. 147.
(14) Loc. cit.
(15) Voir Hussein El SAWI, La propagande et la presse durant la Campagne d'Égypte, Le Caire, 1975, en arabe.
(16) Merveilles biographiques, loc. cit., t. IX, p. 256.
(17) Loc. cit., t. VI, p. 40.
(18) Loc. cit., t. VI, p. 306.
(19) Louis AWAD, loc. cit.
(20) Merveilles biographiques, t. VII, p. 30.
(21) Christopher HAROLD, Bonaparte en Égypte, Paris, 1962, p. 473.
(22) Louis AWAD, loc. cit.
(23) Merveilles biographiques, t. VI, p. 73.
(24) Loc. cit., t. VI, p. 75.
(25) Loc. cit., t. VI, p. 92.
(26) Loc. cit., t. VI, p. 304-306.
(27) Voir Nicolas TURK, p. 20.
(28) Merveilles biographiques, t. VI, p. 151 et 304 à 306.
(29) Loc. cit., t. VII, p. 44.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
291
Numéro de page :
2
Mois de publication :
janvier
Année de publication :
1977
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