L’expédition du Liban (1860-1861)

Auteur(s) : SPILLMANN Georges
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L’expédition du Liban (1860-1861)

Le Liban, quoique fort montagneux, est un carrefour de chemins. Il est constitué d’une mosaïque de races et de religions qui ont survécu aux grandes invasions de l’histoire en se réfugiant dans les replis abrupts de deux chaînes de montagnes parallèles, orientées nord-sud, dont l’une, occidentale et plongeant dans la Méditerranée, le Mont-Liban proprement dit, culmine à 3.086 mètres, l’autre, orientale, le Mont-Hermon, à 2.814 mètres. Entre les deux, un haut plateau, la Beqqa, d’une altitude moyenne de 1.000 mètres.
Il existe dans ce pays de multiples groupes religieux, d’origine ethnique différente, dont les quatre principaux sont :
– les Maronites, catholiques romains de rite oriental, dans le nord principalement ;
– les Metaouîlis, musulmans chiites, dans la Beqqa et le sud ;
– les Druzes, dissidents de l’Islam, dans le sud également ;
– les Sunnites, musulmans orthodoxes, surtout dans les villes.
Jusqu’en 1840, tous vivent en assez bonne intelligence sous la férule ferme du vieil émir Bechir II, de la grande famille des Chehab, d’origine druze, qui règne depuis près de cinquante ans sous la suzeraineté du grand Turc de Constantinople.

Lamartine note, en 1832, qu’« il a fondu en un seul peuple les Druzes, les Maronites, les Syriens et les Arabes qui vivent sous sa domination, car l’émir Bechir est lui-même chrétien et même catholique, ou plutôt il est, comme la loi dans tous les pays de tolérance, il est de tous les cultes officiels de son pays; musulman pour les musulmans, druze pour les druzes, chrétien pour les chrétiens. Il y a chez lui des mosquées et une église… Il fait justice à tous et tous le respectent également. »
Mais cet état d’équilibre, somme toute fragile, est compromis quand l’émir Bechir se rallie, après 1832, aux Égyptiens de Méhemet Ali lesquels ont envahi la Palestine et marchent sur Damas. Bien accueillis initialement, ces derniers finissent par lasser tout le monde en raison de leurs exigences. Des révoltes éclatent à partir de 1837, d’abord chez les Druzes. En 1840, la flotte anglaise bombarde sévèrement les ports libanais et débarque 10.000 hommes de troupes anglaises et turques. Les Anglais livrent 30.000 fusils aux Druzes qui deviennent leurs agents stipendiés.
N’ayant plus d’autorité, Bechir II se soumet. Il est aussitôt interné à Constantinople où il ne tarde pas à mourir. Plus personne ne commande alors réellement au Liban que les Égyptiens ont évacué.
La politique partisane turque et anglaise finit par dresser Chrétiens et Musulmans les uns contre les autres et les affrontements sanglants se multiplient. Jamais les Turcs n’interviennent quand un village chrétien est brûlé par ses adversaires et les victimes se vengent quand elles le peuvent.
La France soutient discrètement les Maronites, ses protégés traditionnels, la Russie, très ouvertement, les Chrétiens de rite orthodoxe.
Ces prodromes d’événements graves sont suivis avec inquiétude par Napoléon III, toujours fort bien documenté. Selon son habitude, il a fait établir de longue date une notice détaillée sur le Proche-Orient par son secrétaire « historique », et étudié avec un soin particulier la Campagne de Bonaparte en Palestine. Il savait qui était Bechir, il n’ignorait rien de sa politique. Il connaissait l’essentiel sur les Druzes, les Maronites, les Métaouîlis, ainsi que les rivalités entre les diverses sectes chrétiennes. Il était parfaitement informé enfin de la carence volontaire des Turcs, suzerains du pays.

Une campagne humanitaire

En 1859, les Musulmans, qu’ils soient Sunnites, Druzes, Métaouîlis ou Ismaëliens, attaquent les Chrétiens partout où ceux-ci ne sont pas en force. Les soldats turcs laissent faire. Devant la gravité du péril, les sectes chrétiennes s’allient aux Maronites, à l’exception des protestants, d’ailleurs peu nombreux. La Russie menace d’intervenir. La France multiplie les mises en garde à Constantinople. L’Angleterre affirme que les faits ont été exagérément grossis.
Convaincu de l’imminence d’une crise grave, Napoléon III confie le ministère des Affaires Étrangères à Antoine Thouvenel, lequel a une grande expérience du Proche-Orient après ses longs séjours à Athènes, puis à Constantinople en qualité d’ambassadeur. Il le presse aussi de conclure les accords de libre-échange avec l’Angleterre.
A la fin du printemps de 1860, on apprend que d’affreux massacres de Chrétiens ont eu lieu dans le sud du Liban. Deux bateaux de guerre français et deux anglais se dirigent alors à toute vapeur sur Beyrouth où ils arrivent le 6 juillet.
Dès le 5 juillet. Thouvenel se concerte avec l’ambassadeur d’Angleterre à Paris. Le 6 juillet, la France, invoquant l’article 9 du Traité de Paris de 1856, propose à Londres, Berlin, Saint-Pétersbourg et Vienne l’envoi d’une commission d’enquête internationale. Ces capitales restent hésitantes.
Le 16 juillet, l’Empereur est informé du massacre de près de 10.000 Chrétiens à Damas. L’extermination eût été totale sans la courageuse intervention de l’émir Abd-el-Kader et de ses Algériens. Napoléon III décide alors une action militaire et prévient Anglais et Russes de ses intentions. Londres y est très hostile.
Aussi, adresse-t-il, le 29 juillet, la lettre suivante à Persigny, son ambassadeur en Angleterre:
« … Je vous écris dans l’espoir qu’une conversation à coeur ouvert avec Lord Palmerston remédiera au malentendu. Lord Palmerston me connaît et quand j’affirme une chose, il me croira… L’intérêt de la France est que la Turquie vive le plus longtemps possible. Maintenant arrivent les massacres de Syrie, et l’on écrit que je suis bien aise de faire une petite guerre ou de jouer un nouveau rôle. En vérité, on me prête bien peu de sens commun. Si j’ai immédiatement proposé une expédition, c’est que je suis comme le peuple qui m’a mis à sa tête, et que les nouvelles de Syrie m’ont transporté d’indignation. Ma première pensée n’en a pas moins été de m’entendre avec l’Angleterre.
Quel intérêt autre que celui de l’humanité m’engagerait à envoyer des troupes dans cette contrée? Est-ce que, par hasard, la possession de ce pays accroîtrait mes forces? Puis-je me dissimuler que l’Algérie, malgré ses avantages pour l’avenir, est une cause d’affaiblissement pour la France, qui, depuis trente ans, lui donne le plus pur de son sang et de son or… Je souhaiterais beaucoup ne pas faire l’expédition, et dans tous les cas, ne pas la faire seul, parce que ce sera une grosse dépense, ensuite parce que je crains que cette intervention n’engage la question d’Orient: mais, d’un autre côté, je ne vois pas comment résister à l’opinion publique de mon pays… ».

Aussitôt connue en Angleterre par la presse, le Times notamment, cette lettre lève tous les soupçons, quasi-viscéraux, à l’égard de nos intentions.
Le 3 août, les représentants de la France, de l’Angleterre, de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche et de l’Italie, réunis à Paris, décident, bien que les Turcs aient annoncé que l’ordre était partout rétabli, une intervention navale et terrestre. La France fournira 6.000 hommes et une escadre, les autres pays des navires de guerre.
Les premiers éléments français, aux ordres du général Napoléon de Beaufort d’Hautpoul, vieil africain, qui servit de 1834 à 1837 en Égypte et en Syrie, débarquent à Beyrouth, le 16 août 1860, et font immédiatement liaison avec les Maronites sur le Nahr el Kelb où ils tiennent en respect les Musulmans. Le 29 août, le lieutenant-colonel Chanzy part pour Damas, sous escorte de spahis algériens et de cavalerie turque, s’entretenir avec Fouad pacha, ministre des Affaires Étrangères de Turquie et commissaire extraordinaire en Syrie. Le 10 septembre, Fouad pacha, qui a fait exécuter de nombreux émeutiers à Damas, arrive à Beyrouth. Français et Turcs se rendent de concert à Deïr el Kamar et Bit ed Din et les Français s’installent à Zahlé, Kelb Elias, Baabdeh, Saïda (Sidon), Sour (Tyr). Ils n’ont pas à combattre, mais bien à enterrer les milliers de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants qui pourrissent depuis plus de trois mois au soleil. Le 25 septembre, M. Scheffer, interprète, va, d’ordre de l’Empereur, remettre à Damas les insignes de Grand’Croix de la Légion d’Honneur à l’émir Abd-el-Kader.
Le calme revenu, on dresse le bilan des pertes et dégâts. Il est effrayant. 120 000 Chrétiens ont fui leur domicile. 18 000 ont été massacrés. Il y a des milliers de veuves et plus de 10 000 orphelins dans le seul Liban. 2 000 femmes ont été vendues dans les harems, 150 villes ou villages sont détruits, incendiés ou totalement mis à sac. Un inventaire sommaire évalue les dégâts à 30 millions de francs-or.
Il faut maintenant ravitailler les réfugiés, leur donner du travail, relever ou réparer les maisons, inciter les villageois à les réoccuper.
Les secours officiels français se montent à 4 millions de francs-or auxquels s’ajoutent 3 500 000 francs recueillis par Mgr Lavigerie. On crée à Beyrouth un grand orphelinat français. La Turquie accorde de son côté 2 500 000 piastres pour les dols subis par les Chrétiens depuis 1842. Sur les directives de Napoléon III, on relance l’activité économique en ouvrant de grands chantiers de travaux publics: chemins de fer, achèvement de la route de Beyrouth à Damas, concédée en 1858, aménagements portuaires.
La répression menée par Fouad pacha a été sévère et de grands personnages pendus ou fusillés, contrairement à l’opinion de l’historien de la Gorce et des catholiques français, assoiffés de vengeance. Le général de Beaufort intervient même pour arrêter les exécutions. Ni Napoléon III, ni les puissances européennes ne veulent, en effet, l’application intégrale de la loi du talion car il faut songer à l’avenir. Il n’y a eu que trop de sang versé dans cette lamentable affaire où la responsabilité des grandes nations d’Europe est aussi engagée que celle de la Turquie en raison de leurs rivalités antérieures dans ce vieux pays du Liban, foyer d’antiques civilisations.

L’autonomie du Liban

Le danger écarté grâce à l’intervention ferme et mesurée de Napoléon III, il convient maintenant de trouver une solution assurant une durable paix politique dans cette contrée. Pour qu’elle soit viable, pense l’Empereur des Français, il faut qu’elle apparaisse comme désintéressée, juste et raisonnable. Ce serait une erreur que d’englober dans une suspicion et une vindicte généralisées l’ensemble de la communauté musulmane.
Le 5 octobre 1860, la commission diplomatique constituée à cet effet se réunit à Beyrouth sous la présidence de Fouad pacha. Le 5 mars 1861, expire le délai imparti à la France pour retirer ses troupes. Napoléon III demande son report au 5 juin, ce qui est finalement accordé grâce à l’appui de la Russie. Le 10 mai 1861, la commission, ayant dégagé les points d’accord et de désaccord, transfère son siège à Constantinople. Le 8 juin suivant, les dernières troupes françaises embarquent à Beyrouth au milieu des manifestations de sympathie. L’escadre française continue à croiser le long des côtes avec des navires anglais.

Le 9 juin 1861, la Conférence de Constantinople adopte le compromis suivant : 1) Le Nord-Liban ou Vieux-Liban, où les Chrétiens sont largement majoritaires, sera autonome et relèvera directement de Constantinople ; 2) L’application du nouveau statut promulgué par le sultan sera garantie par les puissances européennes; aucune modification ne pourra y être apportée sans leur accord ; 3) Les confessions religieuses verront les charges publiques réparties au prorata de leur importance numérique.
Ceci aboutit à la création d’un moutassarifat (province) du Nord-Liban dont le chef est obligatoirement un Chrétien non Libanais, du rang de mouchir (maréchal), nommé pour trois ans, qui ne peut être révoqué qu’à la suite d’un jugement.
Le petit Liban ainsi autonome forme un quadrilatère de 5 950 km2, peuplé d’environ 300 000 habitants, ayant pour ports Batroun, Djebaïl (Byblos), Jounié. Beyrouth en est exclu.
Le règlement intervenu est très satisfaisant, encore qu’incomplet, mais nous n’aurions pas pu à l’époque obtenir la création du grand Liban réclamée par les Maronites et les catholiques français. Tel qu’il est, ce statut va permettre aux diverses communautés libanaises de vivre à nouveau ensemble, côte à côte, jusqu’en 1915, date à laquelle il sera aboli par les Turcs pendant la première guerre mondiale.

L’unité libanaise a finalement été réalisée par la France en 1920 et le grand Liban de 10 440 km2 qu’elle a créé alors, devenu pleinement indépendant après la deuxième guerre mondiale, continue de nos jours à donner dans ce Proche-Orient si dramatiquement perturbé, un rare exemple d’équilibre, de tolérance réciproque et de raison.
Napoléon III et la République française y sont pour beaucoup.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
266
Numéro de page :
11-14
Mois de publication :
oct.
Année de publication :
1972
Année début :
1860
Année fin :
1861
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