Libres propos de Laurent Theis : Aux bons vieux temps

Auteur(s) : THEIS Laurent
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C’était hier l’automne, voici l’hiver, dans quelques jours. Tout fait retraite, y compris dans le temps ; le temps dans lequel les Français excellent, celui de la nostalgie, du bon vieux temps justement. C’est vrai pour les individus, ressentant dans l’âge mûr, voire blet, que l’idée pitoyable que jadis ils se faisaient de la vieillesse était la marque même de leur jeunesse. C’est vrai dans la conscience collective de la génération retraitée, qui fait deuil du monde que nous avons perdu, celui de la constance des rythmes naturels, du paysage intact, de la nourriture saine, de l’orthographe impeccable, de la sociabilité de village ou de quartier incarnée par le bistrot, en voie de disparition, sur le zinc duquel s’alignaient avec bonheur, devant les habitués, les « verres de contact » tant prisés d’Antoine Blondin. À ce poids de la tradition, cette défiance envers les innovations et cette propension aux nostalgies souvent fantasmatiques, on peut avancer quelques explications : le sentiment d’un ancrage historique immémorial, alimenté par une véritable furie commémorative dont l’histoire, précisément, fait les frais ; l’exaltation d’un modèle rural, entretenu par les désirs et les projections de la population urbaine, dont l’idéologie et la politique ont su très longtemps tirer parti, parti radical en particulier, au point de rendre inaudible tout discours articulé sur les réalités contemporaines. De sorte que les constructions intellectuelles, parfois audacieuses chez nous, n’ont jamais vraiment entamé le caractère conservateur des comportements.

Libres propos de Laurent Theis : Aux bons vieux temps
Laurent Theis © DR

La société française, plus que d’autres, tend à concevoir sa reproduction telle qu’elle est, voire telle qu’elle était et qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être si des perturbations extérieures, portant aujourd’hui le nom exécré de mondialisation, ne l’avaient dévoyée. Le changement, souvent invoqué, est au mieux considéré, lorsqu’il s’agit d’y entrer réellement, comme une nécessité, rarement comme un bienfait, et les Français le subissent plus qu’ils ne l’organisent. Le pays, naturellement, ne se transforme pas moins qu’un autre, même si plus douloureusement, mais ses habitants secrètent pour s’en défendre un système de représentations où le passé a pour fonction de rassurer. Ainsi, de bons esprits croient déceler que le personnage du roi n’a jamais cessé, sous divers avatars, d’habiter la République -Jaurès lui-même ne parlait-il pas du « charme discret de la monarchie » ?- et le tempérament français, réputé avec raison égalitaire, demeurerait sensible aux prétendues séductions d’un Ancien régime dont il renâcle à dépouiller les privilèges et les droits acquis. Serait-ce pour une part en raison de cette idiosyncrasie républico-monarchique que le souvenir du Consulat, en dépit ou à cause de ses quatre années de brève existence, reste associé à la synthèse désirable et fragile de l’autorité, de la prospérité et de la gloire nationale, au point que, au début des années 1960, François Mauriac s’enchantait de cette « République consulaire » pour laquelle le vieux de Gaulle endossait l’uniforme, ajusté à sa taille, d’un autre général de 40 ans et 25 cm de moins ?  Une nostalgie dont tout fait voir qu’avec des fortunes diverses elle n’a pas cessé d’habiter notre présent.

Dans ses Mythologies, le regretté Roland Barthes, du moins lorsqu’il s’extrayait du maoïsme, s’intéressait, pour en faire l’éloge, au vin rouge, « fondateur de morale collective » et embué de nostalgie, puisque même lui tend à battre en retraite sous l’effet d’une modernité imposée par le parti de l’étranger. Frappé de verges par la Croix-Bleue, le petit bleu de Bercy s’est évaporé, tendre comme le souvenir des émotions partagées. Il faut croire que Napoléon n’était pas si délicat, puisqu’il coupait d’eau le chambertin que lui livrait la maison Soupé et Pierrugues. Même pour ses thuriféraires les plus ardents, ce point demeure difficilement compréhensible, et pour tout dire injustifiable. Lorsque, à Sainte-Hélène, il lui fallut se rabattre sur un clairet de petite trempe et de médiocre conservation, il est à penser que, à lui aussi, la nostalgie du nectar du Clos-de-Bèze dut poindre plus d’une fois.

Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon.
décembre 2018

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