Libres propos de Laurent Theis : ces voix qui nous viennent du passé

Auteur(s) : THEIS Laurent
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Préfaçant, en 1809, sa belle édition des Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne, Mme de Staël écrit : « On regrettera toujours de n’avoir pas joui de l’entretien des hommes célèbres par leur esprit de conversation, car ce qu’on cite d’eux n’en donne qu’une imparfaite idée (…) Ceux qui ne sont pas sous le charme de sa présence (celle de Ligne) analysent comme un auteur celui qu’il faut écouter en le lisant ; car les défauts mêmes de son style sont une grâce dans sa conversation. Ce qui n’est pas toujours bien clair grammaticalement le devient par l’à propos de la conversation, la finesse du regard, l’inflexion de la voix, tout ce qui donne enfin à l’art de parler mille fois plus de ressources et de charmes qu’à celui d’écrire. »
Les historiens qui travaillent et écrivent sur les périodes antérieures aux premières années du XXe siècle, lesquelles périodes ne relèvent donc pas de l’histoire « immédiate », appellation commode et trompeuse pour une oxymore incompatible avec la science, éprouvent la vérité douloureuse de ce propos si juste, et qui sonne comme un auto-portrait.  

Libres propos de Laurent Theis : ces voix qui nous viennent du passé
Laurent Theis © DR

Dès lors que, à partir des états généraux de 1789, la parole est devenue un véritable moyen de gouvernement, quelque chose manque à l’historien pour en prendre toute la mesure, cet élément physique, charnel, qui donne à l’action politique une dimension, une efficace, une puissance qui nous échappent, et que les discours transcrits, et souvent récrits après coup, ne parviennent que très faiblement à restituer. Jusqu’à l’orée du XXe siècle, rien de ce continent verbal ne nous est parvenu. Les innombrables portraits de Napoléon auxquels se sont essayé ceux qui l’ont connu, pour ne rien dire des autres encore plus nombreux, sont impuissants à faire entendre sa diction, qu’on suppose rapide et haletante, sa syntaxe, sans doute maltraitée mais certainement claire, son accent, trop évidemment corse c’est-à-dire toscan, surtout le timbre de cette voix qui fit trembler l’Europe. Ceux de son neveu, paraît-il, étaient tout le contraire, mais les comparaisons, sur ce point aussi, relevaient en partie de la polémique. Plus près de nous, peu s’en fallut que les accents de Ferry, de Renan, de Jaurès vinssent frapper les tympans, et par là pénétrassent dans les esprits ; en sorte, que pour une part, les biographes de ces personnalités pussent acquérir d’elles une perception vivante, et différente assurément de celle enfermée dans un silence éternel. Car la photographie, disponible dès les années 1840, révèle moins les caractères et les passions que la phonographie, qui lui est postérieure de plus d’un demi-siècle. Aurait-on imaginé, faute de pouvoir l’entendre, que la voix du vainqueur de Verdun fût chevrotante, et c’est parce que l’éloquence toute personnelle de De Gaulle nous est matériellement connue qu’il est possible d’écouter « en vrai » l’appel du 18 juin dont n’existe pourtant aucun enregistrement.

Chères ou non, les voix du passé se sont tues irrémédiablement. Elles nous auraient réservé maintes surprises. D’abord par leur puissance, qu’aucune sonorisation, naturellement, ne venait subroger. Sans remonter jusqu’à Périclès prononçant son célèbre Eloge funèbre sur l’agora devant des milliers d’Athéniens, comment imaginer que l’organe de Mirabeau, dans l’étroite, longue et bruyante salle du Manège, ait pu porter jusqu’aux derniers bancs de la jeune Assemblée nationale, de même que Lacordaire, cinquante ans plus tard, parvenait à toucher les derniers rangs de la foule entassée pour boire ses torrents de paroles dans la nef de Notre-Dame pleine à craquer ? Et que dire des discours enflammés et intarissables qui, sous la monarchie constitutionnelle, âge d’or de l’éloquence parlementaire, portaient à ébullition les esprits et les corps des députés auxquels des orateurs inégalés comme le général Foy, Guizot, et aussi Thiers en dépit de sa voix haut perchée de fausset, parvenaient à s’imposer au prix de performances physiques aujourd’hui inenvisageables ?  Ceux qui, en dépit de leur talent, ne disposaient pas d’une soufflerie et d’une tessiture dignes de la scène lyrique, demeuraient de fait en état d’infériorité ; ainsi de Tocqueville, qui à son grand dam ne parvint pas à exercer le rôle et l’influence politiques auxquels il aspirait légitimement. Et l’on sait que, faute du prestige et du ministère de la parole, le président Louis-Napoléon Bonaparte emprunta d’autres voies pour s’imposer. Une autre surprise viendrait du ton employé jusqu’à une période récente, empruntant aux instruments de concert -ainsi « la voix de violoncelle » d’Aristide Briand que l’on peut encore entendre-, à la prosodie et parfois à la psalmodie. Des spécialistes ont ainsi pu reconstituer l’interprétation des grands tragédiens du XVIIe siècle, et jusqu’à Talma, d’une emphase aujourd’hui difficilement supportable, et qui donnerait à peu près ceci, à déclamer en une minute au moins :

Dans un moiSSS, (silence) dans un an, (silence) comment souffRRRiRRRons-nouSSS
SeigneuRRR, (silence) que tant de meRRRSSS (silence) me sépaRRRent de vouSSS ?

Bien plus que la mer, c’est le temps qui sépare, parce qu’il devient peu à peu  inaudible.

Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon

Juin 2018

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