Libres propos de Laurent Theis : la tragédie du nom

Auteur(s) : THEIS Laurent
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Il est des noms dont la littérature seule paraît avoir le secret. Voyez Paneton de La Barge. Vers 1900, il habite un château couvert d’ardoise. Gendre d’un général, il fréquente la noblesse de la contrée, « sans être lui-même assez noble pour se permettre de recevoir les petites gens. » Ainsi le croque Anatole France, qui le conduit à demander un service au professeur Bergeret.

Libres propos de Laurent Theis : la tragédie du nom
Laurent Theis © DR

L’attachement indéfectible que professe le châtelain pour la monarchie et pour l’armée fait naturellement de lui un anti-dreyfusard sans faille – « je tiens pour criminels ceux qui attaquent l’armée. » M. Bergeret, dont les convictions, qui sont celles de l’auteur, sont toutes contraires, lui rétorque courtoisement qu’il fait montre d’une « philosophie d’état-major »[1]. C’est précise-t-il, Napoléon qui lui a soufflé cet oxymore, lorsque l’empereur faisait l’éloge de la tragédie que, sous son règne, il avait sans doute le plus prisée, Hector, et dont il disait qu’elle était « une pièce de quartier général, qu’on irait mieux à l’ennemi après l’avoir entendue. » Il avait assisté à sa première représentation, le 1er février 1809, et l’avait revue encore à cinq reprises, y compris pendant les Cent-Jours, sans doute pour se donner du cœur au ventre. C’est qu’on y trouve des vers comme ceux-ci, mis dans la bouche d’Hector au moment de marcher contre les Grecs assiégeant Troie : Poursuivons nos succès, assurons notre gloire / Et ne rendons pas vains les droits de la victoire. Et encore : Et dévorant d’avance un triomphe assuré / Mon cœur plus que jamais de gloire est altéré. Pour finir, de façon prémonitoire : Quand il a consenti qu’on ouvrît la barrière / Un guerrier ne peut plus regarder en arrière. La rime est riche.

L’auteur de ces tirades martiales portait lui aussi un beau nom d’emprunt : Julien Luce de Lancival, de Lancival comme alors Cochon était de Lapparent et Jeanbon de Saint-André, comme plus tard Couve le fut de Murville. Peut-être Anatole France avait-il lu Luce dans la librairie de son père, quai Malaquais, spécialisée dans les documents et la littérature de la Révolution et de l’Empire, et vraisemblablement dans l’édition des Chefs-d’œuvre tragiques publiés par Firmin-Didot en 1845, un an après la naissance d’Anatole. Un éditeur du reste découragé et décourageant -cela existe- à lire la présentation qu’il donne du dramaturge : « Comme écrivain, il est sans originalité, et comme poète dramatique, sans action. »  C’était faire peu de cas du goût littéraire de Napoléon, qui à Sainte-Hélène gardait un souvenir sensible d’Hector. Car c’est bien dans Le Mémorial [2] que M. Bergeret, alias Anatole France décidément grand lecteur, a trouvé l’expression qu’il jette dans les jambes de M. Paneton de La Barge. Hector fut-il le dernier représentant de la tragédie française classique ? Cette qualité lui est disputée par Agamemnon, également appréciée du général Bonaparte. Nul n’ignore qu’elle est l’œuvre, en 1797, de Népomucène Lemercier, dont le nom de comique troupier ne le cède en rien à ceux de son jeune confrère et du visiteur de M. Bergeret. Une autre malédiction semble poursuivre les deux auteurs inspirés par l’Iliade, puisque l’érotomanie du premier lui valut une syphilis provoquant l’amputation de la jambe droite et une mort prématurée en 1810, et que le deuxième, par suite d’un accident contracté dans l’enfance, était hémiplégique. Reste que ces tristes circonstances furent pour rien dans la nullité de leur talent, pas plus que leurs patronymes ampoulés. C’est pourquoi le nom même d’Anatole France, dont le grand-père servit comme sergent au 11e de ligne jusqu’en 1814, ne doit pas décourager, en dépit de sa consonance aujourd’hui surannée, de savourer les délices d’une œuvre admirable par l’esprit et par le style. De même que, bien inspirée, Joséphine de Beauharnais n’hésita pas à convoler avec Napoleone Buonaparte. Pourtant, lui aurait dit le soir même de ses noces la sulfureuse Mrs Elliott, qui l’avait connue à la prison des Carmes en 1794, « comment avez-vous pu épouser un homme qui a un nom si bizarre ? »       

 

Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon

9 février 2018

                               

[1] Monsieur Bergeret à Paris, Calmann-Lévy, 1901, p. 67.

[2] p. 325 de l’édition Perrin de 2017.

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