C’est souvent par la bande, lors de notations qui, surtout aux lecteurs juvéniles, semblent accessoires, que la châtelaine des Nouettes introduit la grande histoire dans la petite, dévoilant ainsi certains de ses penchants politiques.
Ainsi, elle n’est pas insensible aux désirs d’émancipation de l’Italie, incarnés par le personnage à la fois burlesque et attachant, dans François le Bossu (1864), de Paolo Peronni, un jeune patriote qui, en 1848, a échappé au massacre du village de Liepo, en Lombardie, perpétré par les troupes du maréchal Radetzky contre un groupe de Milanais. Les Autrichiens sont, à cette occasion, dépeints en termes très durs, « méchants et barbares ». Mais ce libéralisme ne va pas jusqu’à soutenir les tentatives garibaldiennes. Au contraire, s’alignant du reste sur la politique impériale, et sous l’influence de son fils Gaston, proche du pape Pie IX, la comtesse exalte, dans la personne de Jacques de Belmont, et aussi du « nègre » Ramoramor, les zouaves pontificaux qui, à Mentana, le 3 novembre 1867, mirent en déroute « les misérables bandits » (Après la pluie le beau temps, écrit en 1869), surtout grâce au corps expéditionnaire français du général de Failly, dont les chassepots firent merveille.
La Pologne est l’objet d’une compassion plus constante. Les deux Nigauds (1863) mettent en valeur le Polonais Boginski qui, âgé de 15 ans en 1831, lors de la grande insurrection contre la domination russe, tua vingt-cinq ennemis à la bataille d’Ostrolenka, que chacun des deux protagonistes considéra comme une victoire. Madame de Ségur sait même que le gouvernement de Juillet octroyait un pécule quotidien de 1 franc cinquante aux exilés en France. La malheureuse Pologne est encore à l’honneur avec le prince Romane Pajarski, ancien aide-de-camp du général Dourakine, que quelques compositions patriotiques envoyèrent dans un bagne sibérien. Le récit de sa fuite est l’un des morceaux de bravoure du roman sans doute le plus riche en informations historiques, Le Général Dourakine (1863), où la guerre de Crimée est mise en scène, valant la Légion d’honneur au vaillant sergent Moutier qui s’est illustré à Malakoff, et, dans l’autre camp, la perte de son mari à Madame Dabrovine, nièce chérie du général, et heureusement convertie au catholicisme, ce qui permettra au prince Romane, lui aussi confit en dévotions, de devenir son gendre.
Il n’est pas jusqu’à l’Algérie qui n’échappe à la curiosité de la comtesse. Frédéric Bonard, dans Le mauvais Génie (1867), sert au 102e chasseurs d’Afrique, commandé par le colonel Bertrand Duguesclin, où il réalise des prodiges de bravoure lors d’un combat contre « les mauricauds » : « On en fit un massacre épouvantable ; on y fit des prodiges de valeur. » De même, le colonel d’Alban, qui y commande le 40e de ligne, est sauvé par un colon des griffes de trois Arabes, alors que le général Pélissier est commandant en chef, donc entre 1848 et 1854 ; où l’on apprend, écrit l’auteur sans rire, que le futur maréchal duc de Malakoff était appelé par ses hommes « un chaud lapin » (Diloy le Chemineau. 1868). Qu’est-ce à dire ? Rappelons qu’elle-même eut huit enfants de son mari Eugène de Ségur, pourtant volage. Mais c’est son histoire à elle.
Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon
Juin 2018