Libres propos de Laurent Theis : Mon semblable, mon frère

Auteur(s) : THEIS Laurent
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Chacun s’en souvient, à l’école ou au collège, au temps où la mixité restait un horizon chimérique autant que fantasmé, se trouvaient souvent deux frères, séparés de deux ou trois classes : on disait « le grand Durand, le petit Durand », car en ces temps-là seuls les patronymes, entre nous, étaient utilisés. Il s’agissait alors de se distinguer sans s’opposer, la solidarité clanique ne se manifestant qu’en cas de coup dur, dans la cour de récréation ou devant l’établissement quand, avec la cloche de sortie, se réglaient quelques comptes.

Libres propos de Laurent Theis : Mon semblable, mon frère
Laurent Theis © DR

De cette gémellité différée, l’histoire offre maints exemples, qui laissent apparaître, au fond, deux configurations élémentaires : soit l’aîné prend définitivement l’ascendant sur le puîné, soit ce dernier, tôt ou tard, s’impose à l’autre, le rapport étant parfois évolutif. Reste à déterminer si le régime de fraternité renforce ou affaiblit les actions du duo, ou de chacun des deux associés. Les Gracques font à tous égards figurent de modèle : Tiberius, de 9 ans plus âgé que Caius, associa ce dernier à ses projets de réforme agraire, que celui-ci poursuivit après la mort violente de son aîné, également au prix de sa vie. Dans la mémoire collective, ils demeurent inséparables, sans que l’un y ait pris le pas sur l’autre. Chez nous, Thomas Corneille éclipsa un moment la gloire de Pierre, sa pièce Timocrate étant la plus jouée du siècle ; les deux frères avaient épousé deux sœurs et vécurent comme entrelacés malgré leurs 19 ans d’écart. La destinée fusionnelle des Robespierre, Maximilien et Augustin, n’est pas sans analogie avec la leur. De cinq ans plus jeune, Augustin se plaça à la Convention dans le sillage de son frère, jusqu’à monter sur l’échafaud avec lui. Entretemps, il avait su, à Toulon, distinguer Bonaparte ; non pas l’aîné, mais le deuxième fils, qui devait faire la carrière que l’on sait, Joseph, après un départ prometteur qui le conduisit à la députation, demeurant par la suite dans une ombre prospère qui lui valut de survivre 23 ans à son cadet.

À la même époque, dans un tout autre cadre, les frères de Maistre, aussi, font équipe. De dix ans plus âgé, Joseph se fait le parrain de Xavier, lequel prend un envol dès 20 ans, à bord d’une des premières montgolfières. Mais, pour la postérité, le petit n’ira pas si haut que le grand, dont il ne se sépare jamais bien longtemps, passant avec lui de longues soirées à Saint-Pétersbourg. Sa réputation reste confinée à son Voyage autour de ma chambre, mais un avantage lui demeure : il s’éteint en 1852, à 88 ans, dans la capitale de l’empire des tsars, passionné par l’invention du daguerréotype. On aura à cœur, dans cette publication, d’avoir une pensée pour les généraux Louis-César Berthier et Bertrand Bessières, dont la carrière honorable pourrait bien devoir quelque chose à leurs grands frères maréchaux de l’Empire.

On s’arrêtera pour finir sur le couple de ménechmes formé par Augustin et Amédée Thierry, le premier ayant, pour la postérité, absorbé le second qui pourtant, tout un temps, ne céda rien à son aîné en fait de réputation et de réussite. Leur double parcours est exemplaire. Amédée, de deux ans plus jeune, suit Augustin comme son double, mais déjà plus habilement. Alors que celui-ci achève de cultiver la chimère auprès du comte de Saint-Simon, celui-là, appuyé par Decazes, pénètre bientôt dans le salon de Talleyrand et de la duchesse de Dino, dont il instruit les enfants. Les deux jeunes gens entrent alors dans l’histoire, la main dans la main, l’un du côté des Anglo-saxons puis des Mérovingiens, l’autre chez les Gaulois, dont il devient pour 40 ans le spécialiste incontesté, avec un prodigieux succès. Devenu aveugle et paralytique, Augustin trouve refuge chez Amédée, dont leur ami Guizot a fait en 1830 un préfet de Vesoul. L’émouvante fraternité de ces deux inséparables se prolonge jusqu’à la mort d’Augustin en 1856. Amédée, apprécié par Napoléon III qui s’était pris d’enthousiasme, au fort de Ham, pour son Histoire de la Gaule sous l’administration romaine  -« Voilà ce que j’appelle de l’histoire ! »- est alors nommé conseiller d’État, puis sénateur. Il s’attache pieusement à l’édition des œuvres de son frère, mais vieillit mal. Rémusat, qui le connaît de longue main, le croque alors : « Je trouvai en lui un sénateur empaillé, craignant tout, méprisant tout, dénigrant tout, excepté les vieilles bienséances dont il était l’esclave et le défenseur. » L’étoile d’Amédée était bientôt décrochée du firmament où remontait, trop pâle tout de même, celle de son frère chéri.

Toutes les fratries ne sont pas si idylliques. N’est-ce pas Marcel Pagnol qui, dans un volume de ses merveilleux souvenirs d’enfance, raconte que, demandant à un adulte pourquoi une personne venait de cracher par terre sur son passage, il s’entendit répondre « Parce que c’est mon frère » ? Gageons qu’une femme n’eût pas traité sa sœur de la sorte. Tant il est reconnu que le mauvais genre est masculin…

Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon.
Janvier 2019

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
janvier
Année de publication :
2019
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