Libres propos de Laurent Theis : naître ou ne pas naître

Auteur(s) : THEIS Laurent
Partager

La France n’a pas inventé les notaires, qui accompagnent depuis toujours le développement des sociétés ayant accédé à l’écrit, support assuré de la mémoire. Mais la corporation occupe chez les Français, dans leur imaginaire comme dans leur existence, une place qui ne se retrouve pas ailleurs dans les mêmes proportions. Cette présence, sans doute, est liée à l’importance de l’héritage, qui structure et habite une bonne part de ce que les beaux esprits appellent le champ social. Les secrets entassés dans les études et archives notariales, provende et providence des historiens qui s’approvisionnent ainsi largement au Minutier central des notaires parisiens riche de cent millions d’actes, occupent, fascinent et inquiètent depuis des siècles que clercs et tabellions émettent grosses, copies et expéditions, bien avant que le Code Napoléon organise et formalise la transmission des biens. Celle-ci dit beaucoup des principes et du fonctionnement de la vie en commun telle que la reconnaît et la consigne la législation. Comme on le voit présentement à longueur de médias à propos de la misérable affaire Smet, l’héritage ne se conçoit pas de même à Paris et à Los Angeles. Ni à Sainte-Hélène, puisque l’Empereur, dans son testament du 17 mars 1821, ne laissa rien à sa famille, ne s’appliquant pas à lui-même sa propre loi.

Libres propos de Laurent Theis : naître ou ne pas naître
Laurent Theis © DR

C’est que l’enjeu n’en est pas seulement matériel, et c’est pourquoi la suppression de l’héritage, que réclama par exemple Gracchus Babeuf au prix de sa vie, ne romprait pas le fil qui, de gré ou de force, relie les générations, et parfois les ligote jusqu’à l’étouffement. « Tu vas avoir un nom bien lourd à porter » : c’est le viatique que, le 9 octobre 1945, à la veille de son exécution, laissa à son fils Philippe Joseph Darnand, chef de la Milice et secrétaire d’Etat au maintien de l’ordre sous Vichy. Certains enfants de réprouvés choisissent d’assumer, d’autres de refuser ou d’enfouir, tandis que des descendants d’hommes illustres exultent, exaltent et cultivent. Cette mémoire familiale n’est pas si aisément soluble dans le temps, et sa préservation excède parfois la durée, pourtant exorbitante, de la protection légale de la vie privée. Ainsi, les héritiers de la mémoire de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, pour laquelle ils continuent de faire beaucoup, refusent d’admettre l’idée que leur aïeul ait pu engendrer Pauline, future comtesse de Castellane, que la nièce par alliance du prince, Dorothée de Dino,  celle même qui la première accueillit nuitamment l’Empereur de retour de Russie  le 18 décembre 1812, mit au monde en décembre 1820, ce qui faisait dire à Boni de Castellane, cent ans plus tard : « Je suis l’arrière-petit-fils de l’évêque d’Autun. » De même, le lignage issu de François Guizot, qui s’attache à promouvoir la personne et l’œuvre du grand homme d’Etat, ne consent pas tout à fait à ce que Dorothée de Lieven ait été davantage qu’une vieille et tendre amie. Pourtant, le premier étant né sous Louis XV, la prescription semblerait devoir jouer, et le deuxième, lorsque commença la liaison en 1837, était alors veuf pour la seconde fois. Assurément, en l’espèce, les preuves matérielles sont difficiles à rapporter. Mais aucun contemporain ne s’y était trompé, et les intéressés eux-mêmes ne se dissimulaient guère. Bien des exemples comparables viennent confirmer qu’en matière d’héritage, symbolique, affectif et mémoriel, le temps est comme frappé d’immobilité. Davantage peut-être, le souci et le besoin de préservation s’accroissent souvent au fil des générations. Comme si l’héritage taxait au prix fort l’histoire, générale et particulière. « C’est naître qu’il aurait pas fallu », a écrit Céline dans Mort à crédit, moyen en effet le plus efficace de ne pas charger une descendance d’un héritage encombrant.

Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon

mai 2018

Partager