Libres propos de Laurent Theis : Soljénitsyne parmi nous

Auteur(s) : THEIS Laurent
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Tous les amateurs et amis de la littérature et de la culture russes connaissent la librairie à l’enseigne des Éditeurs réunis, sise à Paris au 11 rue la Montagne-Sainte-Geneviève. Tout, dans les décors, boiseries, rayonnages surchargés, y est resté dans son jus de plus de cinquante ans. Cette adresse est aussi celle de la maison d’édition YMCA-Press, fondée en 1921 à Prague par des exilés russes, établie à Paris, boulevard du Montparnasse, en 1925, puis transférée au Quartier latin.

Libres propos de Laurent Theis : Soljénitsyne parmi nous
Laurent Theis © DR

C’est là qu’en mai 1971 son directeur littéraire Nikita Struve publia en russe le manuscrit d’Août 14 qui lui était parvenu clandestinement. Soljénitsyne, qui le désigne dans sa correspondance confidentielle du nom de Lionia, fut si satisfait de son travail, auquel Léonid Lifar, frère de Serge, avait prêté la main, qu’il lui confia la publication de l’Archipel du Goulag, cette bombe longtemps dissimulée par son auteur qui porta au système soviétique un coup décisif. C’est donc entre octobre et décembre 1973 que fut composé et imprimé, toujours avec l’intervention de L. Lifar, le premier tome de l’ouvrage, par l’imprimerie artisanale Béresniak, rue du Faubourg-du-Temple, avec des caractères cyrilliques en plomb assemblés un à un. L’imprimeur dissimula le contenu de l’ouvrage à ses ouvriers appartenant au syndicat CGT du Livre, afin de ne pas alerter le PCF. Le lendemain de la parution, une longue queue se forma devant la boutique de la Montagne-Sainte-Geneviève, et les 30 000 exemplaires du premier tirage furent rapidement épuisés. Le 19 mai 2017 fut inauguré, dans les locaux de la librairie, le Centre culturel russe Alexandre Soljénitsyne, qui mérite une visite.

Surtout, c’est l’œuvre entière de ce géant de la littérature qui mérite d’être redécouverte et remise en perspective. C’est à quoi s’emploie, ces jours-ci, un grand colloque international consacré à l’ancien bagnard prix Nobel en 1970, à l’occasion du centenaire de sa naissance et du dixième anniversaire de sa mort, prolongé par une exposition, également à Paris. Parmi les écrits de Soljénitsyne jusque-là inconnus, est publié un essai de 1984 comparant les révolutions française et russe[1], vues pour une fois par un adversaire sans concession. Si les analogies sont nombreuses, la seconde singeant en partie la première en accéléré, demeure une différence irréductible. La France a réussi à s’arracher en Thermidor à « la gueule du vortex » qui paraissait irrésistible et à recouvrer une forme nouvelle de stabilité avec le Consulat, alors que la Russie, au moment où écrit Soljénitsyne, continue de subir le régime implacable et mortifère imposé par ses fondateurs. Et cette différence est illustrée par le destin de l’écrivain lui-même. Que serait-il arrivé si, en juin 1812, un capitaine d’artillerie de 26 ans, titulaire de la Légion d’honneur pour l’efficacité de sa batterie à Wagram avait, dans une lettre personnelle à un ami, et sans du tout contester les institutions existantes, émis des doutes sur le génie stratégique et politique de l’Empereur ? Peut-être une remontrance de son chef de corps, au pire une mutation, plus vraisemblablement rien car la lettre, à supposer qu’elle eût été interceptée par un service de contre-espionnage surpuissant, ne tirait guère à conséquence venant d’un officier subalterne et militairement irréprochable. Or le 9 février 1945, c’est pour un motif analogue que, en quelques heures, le capitaine Soljénitsyne, deux fois décoré pour son comportement au front, fut arrêté et déporté dans un camp de travail forcé pour huit ans, complété par plus de trois ans de relégation. Staline, maréchal et père des peuples, n’était décidément pas le Napoléon du XXe siècle. Autoritarisme ici, totalitarisme là ; de l’un à l’autre, le Goulag.

Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon.

[1] Deux révolutions : la française et la russe (trad. Georges Nivat), dans Révolution et mensonge (Fayard, 188 p.)

Pour en savoir plus sur les événements, consulter le site dédié au Centenaire Soljénitsyne.

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
novembre
Année de publication :
2018
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