L’impossible rêve oriental de Napoléon

Auteur(s) : ARBOIT Gérald (prés., annot.)
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Alors qu’en 1783 l’Amérique commençait à échapper au contrôle des Européens, le monde arabo-musulman redevint intéressant aux grandes puissances de l’époque. France et Angleterre pouvaient y poursuivre leur ancestrale lutte d’influence, tandis que la Russie commençait à s’avancer vers son nouvel objectif de politique étrangère, les mers chaudes. Le ministre des Affaires étrangères de Louis XVI, le comte de Vergennes, estimait qu’il était de l’intérêt de la France de soutenir l’Empire ottoman dans ses réformes intérieures. Ancien ambassadeur à Constantinople, il y voyait le seul moyen de préserver ce vieil allié de la monarchie, point d’équilibre de la politique européenne, du lent déclin qui le minait. Par ailleurs, la France réaffirmait ainsi sa première place et recueillerait le bénéfice politique et moral d’avoir introduit les Lumières dans le monde islamique.

Mais, à Paris, tout le monde ne partageait pas les idées du fondateur de la diplomatie française moderne. Loin s’en faut ; des hommes comme Choiseul voyaient déjà la France récupérer en Orient ses possessions perdues aux Amériques… L’Égypte paraissait déjà une proie tentante. Ce nouvel empire permettrait à la France de contrôler le commerce de transit, destiné à devenir l’un des plus importants du monde si elle réussissait à obtenir la réouverture de routes, comme celle de Suez, peu utilisées depuis le contournement de l’Afrique. Ces projets résidaient sur l’idée que le réseau des Échelles du Levant était condamné, au même titre que la Sublime Porte.
La crise financière qui suivit la guerre d’Indépendance américaine élimina tout projet, coûteux, colonial dans l’immédiat. Elle dégénéra rapidement en crise politique dont l’issue fut fatale à la monarchie. La France, empêtrée dans le bourbier révolutionnaire, eut à faire face aux multiples coalitions des monarchies européennes. La question de la survie du nouveau régime issu des événements de 1789 éluda la question d’une entreprise orientale. Plus généralement, l’attention française se portait sur l’Europe exclusivement.

Les relations entre l’Empire ottoman et la France se refroidissant, l’heure était venue pour Constantinople de trouver un nouveau réseau d’alliances. La mission d’Aubert-Dumayet, en 1796, ne put renverser la tendance. D’autant que l’Angleterre entendait combler le grand vide laissé par la France sur la carte d’Europe et s’affirmait comme la première puissance du continent. La Prusse, quant à elle, restait toujours ce modèle d’organisation qu’elle avait été sous le Roi-soldat, Frédéric II. La Porte, ayant besoin de la protection d’une puissance contre les appétits russes et autrichiens, se tourna vers Londres ; désirant moderniser son armée, pour éviter de nouveaux traités désastreux comme celui de Kainarci, en 1774, elle se tourna vers Berlin.

La genèse du rêve

La campagne d’Italie fit du jeune général au teint jaune qu’était Bonaparte un héros national. Les Français, hostiles au Directoire, voyaient en ce militaire, celui qui finirait la Révolution et ramènerait la concorde intérieure et extérieure. Mais le jeune homme était, lui, séduit par l’Orient. Déjà, en 1795, il avait songé partir pour Constantinople se mettre au service du sultan Sélîm III. Mais le destin avait voulu qu’il fut, le 13 vendémiaire, le sauveur de la république. L’occupation des îles de Corfou, Zante et Céphalonie, en mer Ionienne, rendait plus proche encore cet Orient. Le 16 août 1797, il écrivait au Directoire que « L’Empire des Turcs s’écroule tous les jours ; la possession de ces îles nous mettra à même de le soutenir autant que cela sera possible, ou d’en prendre notre part ».
En fait, Bonaparte avait déjà fait son choix. Lui, le vainqueur de l’Italie songeait à un joyau plus somptueux encore qu’une descente en Angleterre et moins risqué qu’une défaite. En fait, il désirait aussi prendre ses distances avec le régime. L’Égypte était assez loin pour tout cela, et recélait de plus de conséquents avantages stratégiques et commerciaux.
Talleyrand, déjà ministre des Relations extérieures, défendait lui aussi cette idée auprès des Directeurs. Il se souvenait du projet de Choiseul, avec qui il avait travaillé. Il avait aussi retrouvé dans les cartons du ministère les suggestions du comte de Saint-Priest, ambassadeur près la Porte en 1781. Et puis, il recevait les correspondances des consuls. Magallon et Dubois-Thainville signalaient l’état de léthargie dans lequel semblait être tombée l’Égypte sous la domination des Mamelouks. Le déclin du pays était peut-être un peu exagéré. Il suffira pourtant de la seule bataille des Pyramides pour que le régime mamelouk s’effondre.
L’union du brillant général et du diplomate retors emporta l’adhésion des Directeurs. Même si l’expédition était une folie, même si ses résultats étaient très aléatoires, le régime y trouvait un avantage immédiat : Bonaparte s’éloignait. Il avait autant de chances de ne pas revenir ou, au mieux pour lui, d’y perdre sa popularité. Et puis, une présence française dans cette région du monde permettrait peut-être de remettre en question la position hégémonique de l’Angleterre en Méditerranée…
Sitôt débarqué, Bonaparte se présenta comme le libérateur des peuples de l’Orient de leurs despotes locaux. Il pensait aux Mamelouks, mais, quand tout espoir d’accommodement avec la Porte s’évanouit, en septembre 1798, il engloba également la domination ottomane. Il tenait à placer cette nouvelle campagne dans la lignée des interventions françaises en Belgique et en Italie. Mais il la marquait également du sceau d’un nouveau concept né des Lumières (et qui était promis à un long avenir), la mission civilisatrice de la France. Apparue vers 1750, cette notion reposait sur l’idée du retard de l’Orient face à l’Occident. Mise au service de la Révolution, elle prit toute sa signification : la France, à la tête de la civilisation après s’être libérée du joug féodal, devait faire montre d’universalité. Un tel programme devait être appliqué à tout le genre humain.

La population réserva un accueil chaleureux aux troupes françaises. L’Égypte, à l’exception de sa partie sud, fut divisée en seize provinces. L’administration fut placée sous l’autorité d’un général français, assisté d’un divan de janissaires, d’un intendant copte et d’un agent français. Les anciens impôts furent répartis plus équitablement. Bonaparte se posa en garant des coutumes et des traditions égyptiennes tandis que la mission scientifique ressuscitait un passé glorieux. L’économie locale connut une nouvelle vigueur.
Dans le même temps, Bonaparte entrait en contact avec les beys de Tunis et de Tripoli de Barbarie, le dey d’Alger et le chérif de La Mecque. Son désir était de prévenir un embrasement du monde musulman contre la France. Déjà, les Régences d’Afrique du Nord avaient rompu leurs relations commerciales avec la République. Mais le général en chef de l’armée d’Orient voyait plus loin. Se rendre maître de l’Égypte n’était que la phase initiale d’un projet consistant à importer en Orient le conflit franco-britannique. Après Suez, l’Inde n’était plus très loin. Le rêve s’écroula en Syrie. A Sainte-Hélène, l’Empereur dira que
« Saint-Jean d’Acre enlevé, l’armée française volait à Damas et Alep, elle eût été en un clin d’oeil sur l’Euphrate ; les chrétiens de Syrie, les Druzes, les chrétiens de l’Arménie se fussent joints à elle ; les populations allaient être ébranlées ».

Le rêve oriental devenu cauchemar, Bonaparte préféra rentrer à Paris. Le 22 août 1799, il quittait l’Égypte avec le secret espoir d’y revenir un jour. Pour l’instant, un autre destin l’appelait, en France, en Europe. Il lui fallait renverser le Directoire, totalement discrédité aux yeux des Français. Il lui fallait restaurer le prestige de la France sur le Rhin, en Lombardie, remettre sur pied la république cisalpine. Il lui fallait écraser les Autrichiens et les Russes pour pouvoir négocier en position de force avec l’Angleterre.
Le Premier Consul Napoléon Bonaparte entendait conclure une paix globale. En mars 1801, Addington remplaçant Pitt, Londres se décida à ouvrir des négociations avec la France. Le ministre anglais des Affaires étrangères, Lord Hawkesbury, et le représentant français, Louis Otto, devaient avant tout préparer le nouvel ordre européen. La question égyptienne, où la France était encore présente militairement, fut au centre des pourparlers de Londres. Là résidaient la force et la faiblesse de l’Angleterre. La force, car le corps expéditionnaire qu’elle y avait dépêché prenait pied victorieusement en Égypte. La faiblesse aussi, car sa politique de protection de la route des Indes lui commandait de larges concessions pour que la France évacuât cette région du Levant. Les préliminaires de paix furent signés dans la capitale anglaise le 1er octobre 1801. L’Égypte retournait à l’Empire ottoman. Malte, qu’occupaient les Anglais, devait être rendue aux chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean. Le 27 mars 1802, la paix était signée à Amiens entre la France et la Grande-Bretagne.

La restauration du rang de la France

La perte de l’Égypte amena la France consulaire à changer sa politique arabo-musulmane. La libération des prisonniers musulmans retenus à Malte, en 1798, et l’action menée en Égypte contre les Mamelouks laissaient un grand prestige auprès des masses arabes. Mais le Machrek, à l’exception de Mascate, et le Maghreb, à l’exception du Maroc, étaient sous domination ottomane. La clé du maintien de la France dans la région se trouvait donc à Constantinople. Bonaparte entreprit d’en revenir à une politique plus traditionnelle vis-à-vis de la Porte.
Le 9 octobre 1801, Talleyrand et l’ambassadeur ottoman, Morah Ali effendi concluaient les articles préliminaires de paix entre les deux pays. Les troupes étrangères, tant françaises que britanniques, devaient quitter l’Égypte. La France reconnaissait l’intégrité de l’Empire ottoman, rendait les îles Ioniennes qui devinrent la république des Sept Iles, sous le double protectorat russe et ottoman. La Porte s’engageait pour sa part à libérer les prisonniers français, à leur restituer leurs biens et à renouveler les Capitulations (traité garantissant la libre-circulation des pèlerins, des diplomates et des négociants français au Levant). Il fallut encore huit mois pour qu’un traité liant Paris et Constantinople soit signé, le 25 juin 1802, dans la capitale française.

La paix restaurée, restait à la France à retrouver son rang dans l’Empire ottoman. Le 26 novembre 1801 était arrivé dans la capitale ottomane un représentant du Premier Consul, le colonel Horace Sébastiani. Quelques jours plus tard, contre toute attente, et malgré l’opposition des ambassadeurs russe et anglais, il était reçu par le sultan Sélîm III, à qui il remettait une lettre de Bonaparte :
« Les préliminaires de la paix qui ont été signés, il y a peu de jours, entre la France et Sa Hautesse, me décident […] à lui écrire moi-même pour lui exprimer directement le désir que j’ai de voir se rétablir cette antique et vieille amitié qui a duré plusieurs siècles et qui a toujours été utile aux deux États ».

L’émissaire français regagna Paris avec toutefois la conviction que l’Empire ottoman n’était pas prêt de rompre ses relations privilégiées avec la Russie et l’Angleterre.
Le 6 janvier 1803, le nouvel ambassadeur de France près la Sublime Porte faisait son entrée dans Constantinople. Ce n’était pas un diplomate de carrière et il ne devait ce poste qu’à de gênantes convictions républicaines. Preuve s’il en était que Bonaparte ne considérait pas la capitale ottomane comme une position sensible. Il ne fallait donc pas attendre du général Brune qu’il fit progresser la position de la France dans l’Empire. Toutefois, à l’actif du futur maréchal, on put mettre l’ouverture de la mer Noire au commerce français. Mais son ambassade échoua. Brune se heurta à l’ascendant des ambassadeurs russes et britanniques sur les ministres ottomans. Il ne réussit pas faire reconnaître par le sultan le titre impérial de Napoléon. Sélîm III ne savait que penser de ce nouveau pouvoir impérial. Il craignait surtout une nouvelle expédition, en Égypte notamment. Le 11 décembre 1804, Brune, contrairement à tous les usages diplomatiques, quitta discrètement son poste pour retourner à Paris.

Ce départ laissait le champ libre aux critiques des ennemis de la France dans la capitale ottomane. Ambassadeurs anglais et russe cherchèrent à entraîner la Porte dans la troisième coalition qui s’apprêtait à affronter l’Empereur des Français. Sélîm III accepta tout au plus de renouveler l’alliance de 1798, limitée au Levant. Il tenait à se ménager les deux puissances… Il tenait également à se ménager la France. La victoire d’Austerlitz lui donna raison, faisant mentir les sirènes anglo-russes qui lui annonçaient la prochaine invasion de la France par les troupes coalisées. La Russie était vaincue, l’Autriche écrasée et la France jouxtait les possessions ottomanes d’Europe. Le contrôle de la Dalmatie assurait aux armées françaises une route terrestre vers le Levant.
Le sultan se hâta de reconnaître Napoléon comme « padichah et imperator ». Un ambassadeur extraordinaire, Mouhib effendi, fut dépêché à Paris avec pour mission de percer les intentions de l’Empereur. Remettant ses lettres de créances le 5 juin 1806, il donna « l’assurance que l’alliance qui lie encore la Sublime Porte à l’Angleterre, à la Russie […] sera bientôt dissoute, mais avec tous les aménagements nécessaires afin de ne rien brusquer ».
Le 12 juin, la Porte fermait les détroits du Bosphore aux navires de guerre russes. L’alliance de 1798 avait vécu. Huit jours plus tard, Napoléon dictait à Talleyrand les instructions pour le nouvel ambassadeur français près la Porte :
« Je ne veux point partager l’empire de Constantinople ; voulût-on m’en offrir les trois quarts, je n’en veux point. Je veux raffermir et consolider ce grand empire et m’en servir tel quel comme opposition à la Russie ».

L’endiguement de la poussée russe vers Byzance

Le 28 août 1806, Sélîm III recevait les lettres de créance d’Horace Sébastiani. Le sultan était rassuré. Les anciennes relations entre la France et la Porte étaient enfin rétablies. Comme sous l’Ancien régime, des militaires français étaient invités à Constantinople afin de former l’armée ottomane et contribuer à la défense de l’Empire ottoman. L’embellie des relations franco-ottomanes fut de courte durée. L’or de l’Angleterre corrompait le Divan – Conseil d’État – et les ministres. Les éléments les plus conservateurs, hostiles à la politique de réforme du sultan, guidés par les ulémas – docteurs de la loi – menaçaient de se révolter. Chacun attendait la défaite de la France contre la quatrième coalition. L’annonce de la victoire de Iéna, le 11 novembre 1806, mit fin à cette période d’incertitude ; l’entrée, contre toute attente, de troupes russes dans les provinces danubiennes contribua également à l’apaisement de la situation.

En effet, une alliance entre Paris et Constantinople n’était plus seulement envisagée. Elle devenait urgente. Le 22 novembre, Sébastiani obtint que la Porte fermât les Détroits et commençât à fortifier les places. La tension crut encore avec l’occupation de la Moldavie par les soldats d’Alexandre. Partout, dans les provinces européennes, les pachas ne répondaient plus aux injonctions du sultan. Les provinces orthodoxes étaient presque, comme la Serbie, résolument indépendantes ; elles en appelaient plus ou moins ouvertement à la Russie. Le 24 décembre, la Porte déclarait officiellement la guerre à la Russie. Sébastiani avait réussi à venir à bout des réticences des ministres, plutôt russophiles.
Cette déclaration offrit à l’Angleterre une occasion d’agir contre la Porte. L’enjeu était de taille puisqu’il s’agissait de protéger la route terrestre des Indes des prétentions françaises. Un front d’Orient était en train de se mettre en place pour la quatrième coalition. Mettant fin à sa neutralité, début janvier 1807, Londres se rangea résolument du côté de Saint-Petersbourg. Se confiner à une stricte neutralité aurait été prendre le risque de voir Alexandre s’entendre avec Napoléon pour résoudre la question d’Orient. L’ambassadeur britannique à Constantinople, Sir Charles Arbuthnoth, menaça la Porte d’un conflit avec l’Angleterre si elle ne renvoyait pas Sébastiani. Loin de l’intimider, cet ultimatum n’impressionna pas le moins du monde le gouvernement ottoman. Au contraire, il le renforça dans son amitié avec la France et sa volonté de défendre l’intégrité de son territoire.

Le 19 février, la flotte anglaise de l’amiral Duckworth força l’entrée des Dardanelles, sous une brève canonnade. Arrivant à Gallipoli, elle brûla six navires ottomans au mouillage. Cette apparente facilité avec laquelle les vaisseaux britanniques avaient pénétré sur le Bosphore laissait bien augurer de leur arrivée dans la capitale. D’autant que les défenses dues à l’initiative de l’ambassadeur français, n’étaient pas encore achevées. Dès le lendemain, Sélîm III fit savoir à Sébastiani que la Porte ne se croyait pas en état de se défendre. Le vent était à la capitulation.
Il fallut à l’ambassadeur toute sa force de persuasion pour inverser la tendance. Général de division, il se vit confier la tâche de terminer la protection de la capitale. D’autre part, il engagea la Porte à gagner du temps en faisant traîner en longueur les ouvertures anglaises. La manuvre se révéla payante puisque, le 28 février 1807, un débarquement anglais fut repoussé. Le lendemain, l’amiral Duckworth décida de retourner en Méditerranée. Le 3 mars, l’escadre anglaise repassa le détroit des Dardanelles. La défense ottomane lui causa alors de sérieuses pertes.

La défaite anglaise marquait un nouveau tournant dans l’histoire des relations franco-ottomanes. L’heure était venu pour Constantinople de tisser des liens plus étroits avec Paris. Sélîm demanda à Sébastiani :
« Écrivez à mon auguste ami l’Empereur des Français que je ferai ce qu’il jugera nécessaire pour combattre nos ennemis communs, les Russes et les Anglais ».
Le sultan était décidé à accéder à la demande d’alliance de Napoléon. Le 2 avril, un ambassadeur extraordinaire, Mehmed Emîn Vâhid effendi, arrivait à Varsovie. Le 26, il était reçu à Finkenstein par l’Empereur. Les négociations tardèrent à commencer. Lorsqu’elles s’ouvrirent, le 3 juin, on s’aperçut que les deux parties n’entendaient pas la même chose par le mot alliance. Pour le représentant ottoman, il s’agissait plutôt d’un accord défensif, pour trois ans, contre la Russie. Le représentant français, Caulaincourt, voyait une entente plus vaste, dirigée contre la Russie certes, mais aussi contre la Grande-Bretagne. Les discussions tournèrent court. Elles ne furent pas reprises. L’amitié entre la France et l’Empire ottoman ne fut jamais concrétisée par une alliance. Les relations entre les deux États connurent un certain relâchement.

Le retour de l’Angleterre

 

La victoire sur l’Angleterre ne renforça pas la position de Sélîm III. Bien au contraire, elle mina encore un peu plus son pouvoir face au corps des janissaires. Hostiles à la politique de réforme du sultan, ils étaient aigris de la victoire de la nouvelle armée. Ils trouvèrent le soutien des ulémas pour dénoncer les dangers d’une alliance avec la France. Ils craignaient que sous Napoléon, le défenseur de l’intégrité ottomane, ressortit Bonaparte… Ils expliquèrent le déclin de l’Empire ottoman par la politique de réformes anti-islamiques du sultan. Pour en finir avec ces maux, il n’y avait qu’une solution, renverser Sélîm III. Une insurrection éclata dans l’armée le 25 mai 1807. Six jours plus tard, le grand mufti de Constantinople apporta sa caution aux rebelles en promulguant une fatwâ appelant à la déposition du sultan.

Face à cette conjonction des oppositions, Sélîm préféra se retirer. Il fut remplacé par un homme terne, sans personnalité, Mustafâ IV. Il était l’homme des conservateurs. Cette révolution de mai 1807 ne fut que le premier acte d’une période de troubles qui s’acheva par l’assassinat de Sélîm III, le 28 juillet 1808, et la déposition du sultan par Mustafâ Bayraktar. Le 11 août suivant, Mahmûd II devenait sultan ; en novembre suivant, il affirmait son pouvoir en matant la nouvelle révolte des janissaires. A la suite d’un accord avec eux, le sultan sauvait son trône mais pas les réformes. Entre la déposition de Sélîm et les concessions conservatrices de Mahmûd, Constantinople vécut dans une anarchie de laquelle l’Angleterre tira partie. Le courant anti-français reprit avec une vitalité nouvelle.

En juin 1807, le nouveau ministre anglais, Sir Arthur Paget, désavoua l’action de son prédécesseur et offrit d’ouvrir des négociations avec le nouveau sultan. Mustafâ IV jugea l’offre prématurée. Sébastiani devenait chaque jour plus impuissant ; son aura ne jouait plus sur le gouvernement ottoman. En mars 1808, il était rappelé à Paris. Avant son départ, il assura la Porte de l’aide de la France dans le cas d’une attaque russe dans les Balkans. C’était la première fois que l’Empereur s’engageait ainsi dans l’alliance avec l’Empire ottoman. Ce fut aussi la dernière fois : empêtré en Espagne et en Autriche, il ne put tenir sa promesse. Le crédit de la France en fut sérieusement compromis.

La révolution de novembre changea la donne à Constantinople. Mahmûd II avait rétabli la concorde et le pouvoir des janissaires. Des contacts avec le plénipotentiaire anglais, Sir Robert Adair, furent immédiatement noués. Les Anglais, pour accélérer les négociations, menacèrent de bloquer Smyrne et les Détroits. Le 9 janvier 1809, un traité de paix était signé aux Dardanelles. L’Angleterre retrouvait ses privilèges commerciaux dans l’Empire. Déjà, des navires anglais croisaient dans le Golfe arabo-persique. Mais, la Grande-Bretagne prévoyait également l’envoi d’une croisière au Levant, renforçant ainsi sa position hégémonique en Méditerranée, et un soutien militaire si la France attaquait la Porte. Enfin, dès la conclusion d’un traité de paix entre Londres et Saint-Petersbourg, l’Angleterre s’engageait à faire ouvrir des négociations entre la Porte et la Russie.

Cette dernière clause pouvait paraître étrange. Depuis le traité de Tilsit, le 7 juillet 1807, entre Napoléon et Alexandre, la Russie faisait partie du système continental français. Toutefois, Londres savait Saint-Petersbourg déçue par la France. L’Empereur avait fait comprendre au tsar que si la question de Constantinople était posée, seule une entente entre les deux souverains pouvait permettre de la résoudre. Mais les négociations entre Alexandre, le plus souvent remplacé par son chancelier, Roumiantzov, et l’ambassadeur français dans la capitale russe, le marquis de Caulaincourt, du 2 au 12 mars 1808, tournèrent rapidement court.

La position française n’était qu’une reprise du projet entre Bonaparte et Paul 1er, de 1801 : une expédition dans les Indes. Le tsar entendait obtenir le contrôle des Détroits et de Constantinople, l’antique Byzance, la Rome du monde orthodoxe. Or, Napoléon voulait sacrifier le moins possible à l’alliance avec la Russie. Son alliance avec Alexandre devait justement permettre de faire dévier les ambitions russes vers l’Asie. Et si les diplomates français avait songé à un démantèlement de l’Empire ottoman, ce n’était qu’au seul profit de la France. Le projet illustrant le mieux cette position était celui d’un certain Codrika. Ancien drogman de Morah Ali effendi, il était passé au service de la France après le rappel de l’ambassadeur ottoman en 1802. Il proposa un plan de démembrement de l’Empire ottoman en deux entités : l’une en Europe, organisée sur le modèle de la Confédération du Rhin, et l’autre au Levant ; les Régences barbaresques seraient regroupées sous l’autorité d’un seul bey. D’annexion, il n’y avait guère que celle de l’Égypte qui était envisagée, et au seul bénéfice de la France. En aucun cas il n’était prévu de placer les peuples slaves de l’Europe ottomane sous l’autorité du tsar.

L’alliance franco-russe se comprenait dans la perspective d’un système continental européen fermé à l’Angleterre. Napoléon n’entendait pas dévier de cette politique. De plus, il se méfiait des Russes et n’excluait pas une guerre entre les deux empires. La seule concession faite au tsar au sujet de l’Empire ottoman fut une médiation française auprès de la Porte. Elle avait abouti le 24 août 1807 à un armistice, signé à Slobodzié. Une paix devait intervenir avant le 21 mars suivant. Mais les négociations entre Russes et Ottomans se révélèrent rapidement être une mascarade. Début novembre, le tsar refusa de ratifier l’armistice.
Napoléon avait tenté, par une lettre du 2 février 1808, de détourner une nouvelle fois Alexandre de Constantinople. Il y laissait entrevoir la perspective d’une expédition franco-russe vers l’Inde. Il parlait au tsar de la conquête en commun de l’Asie occidentale, de la Perse. Il laissait espérer un partage de la domination universelle. Ce chef-d’uvre d’ambiguïté diplomatique avait porté un coup fatal aux relations franco-ottomanes. En revanche, il n’avait pas fait démordre le tsar de son ambition sur Constantinople et les Détroits. Les négociations entre Caulaincourt et Roumiantzov achoppèrent sur ce point. Une nouvelle réunion entre Alexandre et Napoléon fut prévue. Mais l’Empereur dut la reporter à cause de l’affaire espagnole, puis de la campagne d’Autriche.

En avril 1809, profitant du fait que Napoléon était pris sur deux fronts en Europe, Alexandre reprit la guerre contre l’Empire ottoman. Les assurances de Sébastiani, de mars 1808, ne purent pas être suivies d’effets. La Grande-Bretagne trouva là une occasion de taille pour se rapprocher de la Russie, et gagner totalement la Porte. Les négociations furent longues ; les deux ennemis refusaient de céder un quelconque pouce de terrain au-delà de la Dniestr. La situation se débloqua à l’été 1811. L’imminence d’une guerre avec la France obligeait la Russie à clore ce front, pour concentrer ses troupes sur sa frontière d’Europe. Les tractations reprirent en septembre, pour aboutir, le 28 mai 1812, au traité de Bucarest. Grâce aux efforts du médiateur de cette paix, sir Straford Canning, ambassadeur anglais à Constantinople, la Porte tourna la page de l’amitié franco-ottomane. Jusqu’à la fin de l’Empire, elle se cantonna dans la plus stricte neutralité à l’égard de la France. Elle repoussa toute les ouvertures de l’Empereur. Mouhib effendi fut rappelé à Constantinople le 21 août 1811. A mesure que Napoléon voyait l’Europe se dresser contre lui, les initiatives françaises se firent de plus en plus rares. Le 4 avril 1813, après quatre années d’absence, un ambassadeur français arrivait dans la capitale ottomane. Mais la mission du général comte Andréossy arrivait trop tard ; les Anglais étaient déjà omniprésents. Leur alliance était beaucoup plus avantageuse. Face aux impérialismes français et russe, l’Angleterre paraissait également la moins dangereuse à la Porte. L’inquiétude de Constantinople était grande face à la volonté manifeste de la France de disputer, à l’Angleterre, le monde arabe.

La reprise de la rivalité franco-anglaise

 

La détermination de Napoléon était de s’opposer partout à l’Angleterre en Orient. Aussi s’empressa-t-il de répondre aux avances du sultan de Mascate, Ahmad ibn Sa’îd. Le petit sultanat des bords du golfe arabo-persique réclamait depuis les dernières années de l’Ancien régime un représentant français. Dans la perspective d’une expédition aux Indes, le général Bonaparte, d’Égypte, avait écrit au sultan pour lui demander d’accorder sa protection aux navires français. Mais la lettre avait été interceptée par la Royal Navy, présente à Mascate. Devenu Premier Consul, Bonaparte avait apporté une aide militaire à Ahma ibn Sa’îd, aux prises avec les cavaliers wahhabites de Sa’ûd le Grand. Le 30 août 1802, le sultan avait remercié le consul français en île de France (Maurice) :
« Il nous est impossible d’exprimer la joie que nous eûmes […] à l’arrivée des troupes que vous eûtes la bonté de nous expédier ».
Talleyrand proposa à Bonaparte d’envoyer un agent à Mascate. Il aurait pour tâche d’assurer le souverain de l’amitié et de l’aide de la France. Il devait également réunir des renseignements précis sur le sultanat. Le régicide Cavaignac reçut la mission d’y fonder le premier consulat de France. Se présentant devant le port de Mascate, à bord d’une frégate, force lui était de reconnaître l’omniprésence des agents anglais. En l’absence du sultan, les Français ne furent pas autorisés à mettre pied à terre. On fit savoir à Cavaignac qu’il eut été souhaitable qu’il arrivât avant la reprise de la guerre entre la France et l’Angleterre. Maintenant, pris entre la menace wahhabite et la présence anglaise, Mascate devait choisir. Et la marine française n’était pas suffisamment forte pour préserver le petit sultanat de ces deux dangers.
Decaen, gouverneur général des possessions françaises de l’Océan Indien, réussit en juin 1807 à attacher Mascate à la France par un traité. L’occasion de ce succès diplomatique avait été fournie à la suite de l’arraisonnement d’un vaisseau français par un brick anglais, en rade de Mascate. L’incident avait fait grand bruit. Les corsaires français s’en étaient pris aux navires omanais. Conscient de sa faiblesse, le nouveau souverain, Sa’îd ibn Sultan, avait choisi « de cultiver l’ancienne amitié qui a régné toujours entre nos pères et la nation française ». Le 16 juin 1807 fut signé un traité entre Oman et la France. Quelques jours auparavant, un autre traité avait été conclu entre la France et la Perse. Le golfe arabo-persique était provisoirement interdit à l’Angleterre. Mais le pacha de Bagdad, qui devait sa nomination à Sébastiani, fut vite gagné à la cause de l’Angleterre. Le traité de Tilsit ruina l’entente franco-perse. Le traité franco-omanais ne fut pas ratifié par Napoléon. Pour finir, Decaen capitula le 3 décembre 1810. Cette défaite marqua la fin de l’influence de la France sur les côtes de l’Arabie.

Au Maghreb

Le 18 avril 1808, Napoléon écrivait à son ministre de la Marine, l’amiral Decrès, qu’« un pied sur cette terre d’Afrique donnera à penser à l’Angleterre ». Ses troupes venaient d’entrer en Espagne. Déjà, il pensait à de prochaines expéditions au Maghreb. Il entendait y faire cesser la pénétration britannique et l’activité des pirates. Dans la même lettre, il demandait au ministre d’envoyer un ingénieur dans la Régence d’Alger. Le 16 mai, il chargeait Murat d’envoyer un officier du Génie en observation au Maroc. En outre, il rencontrerait le sultan chérifien.

Le 24 mai, le commandant Boutin arrivait à Alger. Sa couverture indiquait qu’il rendait visite à son cousin, le consul Dubois-Thainville. Voyageant pour son plaisir, la chasse et la pêche, il put parcourir librement la Régence, d’est en ouest. Parfois, ses pérégrinations faisaient entrer le dey, Ahmad Hodja, dans de noires colères. Officier du Génie, il devait trouver un site permettant un débarquement de troupes françaises. Il arrêta son choix à la baie de Sidi-Ferruch… Mi-juillet, son rapport étant terminé, Boutin se vit demander par le consul à regagner la France.

Le 27 mai, le capitaine Burel débarquait à Tanger. Il entreprit d’observer les défenses et l’armée de l’Empire chérifien, dans un quadrilatère Tanger-Rabat-Fès-Ceuta. Reçu par le sultan, le 18 août suivant, à Fès, il s’efforça de mettre fin à la neutralité marocaine qui laissait la porte grande ouverte à l’Angleterre. Mais Mawlây Suleymân était d’autant moins influençable qu’il venait d’apprendre la reddition, à Baylen, le 22 juillet, du général Dupont. Burel fut invité à rentrer à Tanger.
Le 17 juillet, Boutin embarqua sur un navire à destination de la France. Au large de Monaco, le vaisseau fut arraisonné par une frégate anglaise. Emmené à Malte, il détruisit son rapport, ne conservant que son carnet de notes, difficilement déchiffrables. Le 24 août, dès l’arrivée dans l’île, il faussa compagnie aux soldats anglais et s’engagea comme matelot sur un bateau en partance pour Smyrne. Le 23 octobre, finalement, il arrivait à Paris. Le 21 février 1809, il présentait son rapport, reconstitué, à Napoléon qui n’y prêta qu’une attention distraite.

Les croisières anglaises bloquant Gibraltar, Burel ne pouvait rallier l’Espagne sans risque. Dans l’attente d’un embarquement sûr, il en profita pour parachever ses observations. Le 27 février 1810, il réussit à quitter le Maroc. Traversant l’Espagne insurgée, il arriva un mois plus tard à Compiègne où il fut reçu par Napoléon. Le 3 juin suivant, Burel lui remettait son rapport définitif et un Mémoire militaire sur l’Empire du Maroc. L’Empereur posa de nombreuses questions sur son séjour et son entrevue avec Mawlây Suleymân. Mais son rapport n’eut pas plus de succès que celui de Boutin. Napoléon, empêtré en Espagne, était occupé par son mariage avec la jeune et belle archiduchesse d’Autriche, Marie-Louise. Son esprit resta accaparé par les affaires d’Europe jusqu’en octobre 1810. Il se laissa alors à penser à l’Égypte, ce rêve inachevé…

La grande menace française

Position maîtresse du dispositif de défense de la route des Indes, l’Égypte était l’objet d’attentions particulières de la part de l’Angleterre. L’expédition française de 1798 lui avait permis d’y envoyer un corps expéditionnaire. L’incertaine application des traités de paix en Europe lui avait donné l’occasion de le maintenir jusqu’en mars 1803. Ses agents consulaires prirent le relais en soutenant les Mamelouks contre le pacha envoyé par la Porte, Muhammad Khosrew, puis Alî Gezaïrly et Kourchid Pacha.

La France ne resta pas non plus inactive après le rapatriement de l’armée d’Orient, en septembre et octobre 1801. Le 14 septembre 1802, le colonel Sébastiani, encore tout auréolé du succès de sa mission à Constantinople, l’hiver précédent, s’embarquait à Toulon pour une mission
commerciale en Méditerranée. Ses ordres étaient précis. Il devait « noter l’état des ports, les ressources des arsenaux, visiter et gagner les cheikhs du Caire en offrant la médiation française entre la pacha turc et les beys des Mamelouks, étudier les fortifications de Jaffa, Saint-Jean- d’Acre et de Jérusalem ».
Sa première escale, en Tripolitaine, fut toutefois plus diplomatique. Il mit un terme aux différends entre la cour de Suède et la Régence, et échangea les ratifications du traité de paix entre Paris et Tripoli de Barbarie du 19 juin 1801. Au Caire, l’accueil qui lui fut réservé montrait combien les Français étaient regrettés. Là, comme plus tard à Saint-Jean d’Acre, Sébastiani obtint que fut reconnu le rôle de la France en tant que protectrice des chrétiens du Levant.
Dans son rapport, adressé au Premier Consul, et publié dans le Moniteur du 30 janvier 1803, il montra les faiblesses du gouvernement des pachas du Caire et d’Acre, et releva l’état des fortifications de l’armée anglo-ottomane. Sa conclusion fut à l’origine d’une crise diplomatique entre Paris et Constantinople. Sébastiani estimait que « six mille Français suffiraient aujourd’hui pour conquérir l’Égypte ». L’Angleterre comprit le danger de continuer à entretenir le désordre au Caire. Mais les Mamelouks ne se trouvaient plus être dans la meilleure position pour rétablir la concorde.

Un homme cependant apparaissait comme le parfait recours, l’Albanais Muhammad Alî. Le consul Matthieu de Lesseps avait, dès mars 1803, choisit de nouer de bonnes relations avec lui. Choix qui fut repris en novembre 1804 par son successeur, Bernardino Drovetti, et qui s’avéra judicieux. En mai 1805, les ulémas lui donnaient le pouvoir en Égypte. La collusion des agents français et du nouveau maître de l’Égypte renforça l’Angleterre dans son soutien aux Mamelouks. Mais, fin 1806, Muhammad Alî refoula ses opposants dans les sables de la Haute-Égypte. L’influence anglaise se trouvait au plus bas.

À nouveau l’Égypte

Le 17 mars 1807, Londres décida de jouer son va-tout. Craignant une nouvelle expédition française, un corps expéditionnaire fut envoyé à Alexandrie. Trois jours plus tard, le général Fraser était maître de la cité. L’affaire semblait mieux s’engager qu’à Constantinople… Mais ses limites apparurent rapidement. Les Mamelouks ne se montrèrent pas enclins à soutenir les Britanniques. Des dissensions naquirent au sein du commandement anglais. Le consul Misset désirait, pour des raisons politiques évidentes, l’occupation de tout le delta du Nil. Le général Fraser ne disposait pas des troupes nécessaires à un tel mouvement. Les opérations devant Rosette piétinaient.
La première rencontre entre les troupes égyptiennes et britanniques, fin avril, tourna rapidement à l’avantage des premières. Le général Fraser n’eut d’autre solution que de se retrancher dans Alexandrie. Le siège dura un mois. Puis, Londres décida d’utiliser ces troupes en Sicile… Cet échec était plus grave encore que celui devant la capitale ottomane. Il détruisait momentanément l’influence anglaise au Machrek. La stratégie égyptienne de l’Angleterre était appelée à changer. Les agents anglais cessèrent leur soutien aux Mamelouks et cherchèrent à tirer le meilleur parti du gouvernement de Muhammad Alî. Ils entretinrent la peur d’une invasion française dans l’entourage du pacha.
Cette psychose était d’ailleurs entretenue par Napoléon lui-même. En février 1808, il poussa les Russes à entrer en Finlande pour dégager la Méditerranée de la Royal Navy. La manuvre fut un succès. A Brest, Lorient et Rochefort, des navires français furent mis en état d’appareiller pour Toulon. L’Empereur songeait de nouveau à l’Égypte. Mais l’affaire espagnole requit toute son attention et le détourna de son rêve oriental. Il le reprit en octobre 1810. Il décida d’envoyer au Levant deux agents en reconnaissance. Le premier irait en Égypte se rendre compte de « la situation politique et militaire » et voir « la citadelle du Caire, celle d’Alexandre, Damiette et Saint-Jean-d’Acre. Alep, Damas et Alexandre sont compris dans sa mission ».
Le second devait gagner la Palestine où il sonderait les dispositions des pachas envers la Porte et porterait « son attention sur les différentes places de Saint-Jean-d’Acre, de Jaffa, de Rosette, d’Alexandrie et du Caire ». En outre, l’Empereur demandait à ses consuls dans la région de lui fournir, tous les six mois, à compter du 1er janvier 1811, un « rapport politique, militaire et financier ».

La mission d’Égypte fut confiée au commandant Boutin. Parti de Paris le 16 novembre 1810, il débarqua à Alexandrie dans les derniers jours de mai 1811. Son passeport le présentait comme un agent des Relations commerciales. Pour faciliter ses déplacements, il se disait épris d’archéologie. Il explora le delta du Nil avant de se rendre en Haute-Égypte, dans la région d’Assouan. Il se rendit ensuite à Yambu, petit port du Hedjaz, sur l’autre rive de la mer Rouge. Il ne put se rendre dans les cités saintes de La Mecque et de Médine, occupées par les cavaliers wahhabites. Rebroussant chemin, il rentra en Égypte. Une épidémie de typhus, puis de peste, en Palestine, l’empêcha de poursuivre sa mission avant décembre 1813. Faisant contre mauvaise fortune bon cur, il mit de l’ordre dans ses notes et put parfaire ses descriptions des places fortes et de l’armée de Muhammad Alî. Il assista également à la défaite des dernières forces mamelouks, retranchées dans le sud du pays.

Au Levant et chez les Bédouins

En mars 1814, M. Boutin reprit son périple et se rendit à Sayda. Après avoir traversé la Montagne libanaise, il gagna Damas, puis les rives de l’Euphrate. En juillet, il manifesta l’intention de pousser jusqu’à Tripoli. Mais son voyage prit fin dans les monts Ansarieh. Le commandant Boutin périt assassiné par les Hashasins, une tribu de brigands.

La mission de Palestine incomba à un diplomate, le sieur de Nerciat. Il se présentait comme un naturaliste. Le 16 août 1811, il aborda à Rhodes. Il y perdra un mois à la recherche d’un passage pour le Levant. Le 29 septembre, il arrivait enfin à Alep. Ce retard était dû au climat de révolte qui soufflait dans la région, ainsi qu’aux suspicions des agents anglais à son égard. Après avoir passé l’hiver à Tripoli, il parcourut la région côtière jusqu’en Galilée. A Saint-Jean- d’Acre, il contracta le typhus. Il décida de regagner Tripoli, mais dut s’aliter à Sayda. Il parvint à regagner, non sans mal, Alep en février 1813. Pris dans une opération ottomane, visant à rétablir l’autorité du sultan, il fut contraint de passer six mois dans la cité. Les nouvelles du désastre de Leipzig décidèrent Nerciat à mettre fin à sa mission. Il gagna Tripoli et s’embarqua sur le premier navire en partance pour Chypre. Il mit trois longues années à rentrer en France : soit l’argent lui manquait, soit les liaisons maritimes étaient interrompues.

Ces deux missions s’étaient limitées à l’exploration des côtes du Levant. Le désert avait largement été ignoré tant par Boutin que par Nerciat. Pourtant, la campagne de Syrie de 1798 avait largement échoué à cause de la méconnaissance du désert et les attaques des bédouins. Napoléon ne pouvait pas avoir oublié ce détail. En fait, l’exploration du désert avait été confiée, vraisemblablement par Drovetti, à un ancien de l’expédition d’Égypte, Théodore de Lascaris, chevalier de l’Ordre de Malte. Il devait aussi rallier les hommes du désert à la France. Se faisant passer pour un négociant, il se joignit en février 1810 à une caravane et entra ainsi en contact avec une tribu de bédouins. Gagnant les rives de l’Euphrate, au nord de Bagdad, il rencontra la tribu des Rwala. Leur chef, Duray’i ibn Cha’lân, se laissa séduire par les projets de Lascaris : unir tous les bédouins contre la Porte. Le 12 novembre 1811, un traité était conclu. L’année suivante, Sa’ûd le grand, roi des Wahhabites, aux prises avec les Egyptiens dans le Hedjaz, proposa au bédouin une alliance ; il n’avait plus les moyens de lui faire la guerre. Lascaris avait plus que largement rempli sa mission. De retour en Syrie, il apprit la première abdication de l’Empereur. Abandonné par les diplomates français,
il alla retrouver en Égypte son « ami et protecteur M. Drovetti ». Le 23 avril 1817, le consul français à Alexandrie annonçait à son ministre la mort de l’aventurier et la confiscation de ses papiers par les autorités britanniques.
Le rêve oriental de Napoléon faisait la terreur de l’Angleterre. La menace était réelle. Mais Londres l’agitait également, en la grossissant exagérément, pour se gagner les faveurs du pacha du Caire. Muhammad Alî y adhéra si bien que le retour de l’île d’Elbe lui donna des sueurs froides. Ecartant son séjour à Médine, il regagna le Caire dès la nouvelle connue. C’était le 18 juin 1815. Son ministre de l’Intérieur avait déjà envoyé des troupes sur les côtes. Son peuple, réduit à la misère, attendait l’arrivée des Français pour se révolter. Napoléon, quant à lui, était battu par Wellington dans une morne plaine de Belgique.

Le rêve impossible

Le 21 juillet 1816, à Sainte-Hélène, Napoléon confia à Emmanuel de Las Cases : « Si j’avais été maître de la mer, j’eusse été maître de l’Orient ». Mais l’Angleterre se dressa, là comme ailleurs, contre ce rêve oriental, né de la frustration de la défaite devant Saint-Jean-d’Acre. Pourtant la politique arabo-musulmane du Premier Empire imposa à la diplomatie européenne le respect de l’intégrité de la Sublime Porte. Cette idée prévalut jusqu’aux accords de Sèvres, en 1920. Elle ferma également la route de Byzance et de la souveraineté sur tous les orthodoxes à la Russie ; l’appétit russe fut durablement détourné vers l’Asie profonde où elle entra en opposition avec l’Angleterre. Enfin, elle détourna l’Orient de l’évolution historique vers laquelle il s’était engagé. Des pachas insoumis profitant du démembrement du territoire, de l’impuissance du sultan de Constantinople méprisé par les janissaires et les Russes, qu’en restait-il en 1815 ? Des pachas soumis ; Muhammad Alî était certes ambitieux, mais toujours fidèle à la Porte. Le sultan Mahmûd II contenait les janissaires et voyait s’écarter le danger russe après la signature de la paix de Bucarest de 1812. Enfin, les peuples du monde musulman gardèrent de la France un souvenir de désintéressement, tranchant pour beaucoup des ambitions britanniques et russes. Il est vrai que Napoléon « invente l’idée de la mission civilisatrice qui sera le grand thème de l’uvre coloniale de l’Europe » (Laurens).

Las Cases écrivit dans le Mémorial que « Napoléon, sur les affaires de l’Orient, s’éloignait beaucoup des croyances communes, tirées de nos livres habituels. Il avait à cet égard des idées tout à fait à lui, et pas bien arrêtées, disait-il ; et c’était son expédition qui avait amené ce résultat dans son esprit ».
Le rêve oriental désorienta autant les ennemis de l’Empereur que ses collaborateurs eux-mêmes. Il ne trouva d’écho qu’auprès d’une seule poignée de diplomates et de militaires, comme Sébastiani à Constantinople, Drovetti au Caire, Boutin en Algérie… D’une façon plus générale, le rêve oriental resta entaché par le mépris de Talleyrand, trop européen et pessimiste. Et surtout, les ambitions orientales de l’Empereur restaient avant tout subordonnées à une hypothétique alliance avec la Russie, qui ne fut jamais sincère, et à la lutte contre l’Angleterre. Dès l’origine, le rêve était voué à ne devenir, en aucun cas, réalité.

Bibliographie sommaire

En ce qui concerne les sources consultées pour la rédaction du présent article, on pourra se reporter à Gérald Arboit, La politique arabo-musulmane de la France sous le Premier empire, mémoire de maîtrise, Histoire, Strasbourg, 1992.
ANDERSON M.S., The Eastern Question 1774-1923, Londres, 1966.
CIRAGAN Ertugrul, La politique ottomane pendant les guerres de Napoléon, Aurillac, 1952.
DRIAULT Edouard, La politique orientale de Napoléon, Paris, 1904.
LAURENS Henry, Le Royaume impossible, Paris, 1989.
MANTRAN Robert, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, 1989.
TULARD Jean, Dictionnaire Napoléon, Paris, 1987.
Gérald Arboit, diplômé de l’Institut d’Études politiques de Strasbourg, achève une thèse sur la politique du Second Empire au Levant. Spécialiste de l’histoire du monde arabe, il va publier prochainement un livre sur un des aspects diplomatiques de la guerre du Golfe. Dans le n° 163 de la Revue de l’Institut Napoléon, il a étudié les missions de Boutin, Nerciat et Lascaris en Égypte et au Levant, de 1811 à 1814.

Titre de revue :
Revue du Souvenir napoléonien
Numéro de la revue :
402
Numéro de page :
26-37
Mois de publication :
juillet
Année de publication :
1995
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