L’invention d’une diplomatie moderne ? Le Second Empire et le Siam (1851–1861)

Auteur(s) : BRULEY Yves
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Le rapprochement entre le Siam et l’Occident à l’époque de Napoléon III et du roi Mongkut (1851-1869) (1) bénéficie du célèbre tableau de Gérôme sur la réception des ambassadeurs siamois  à Fontainebleau. Mais il ne faut pas oublier le non moins célèbre roman de Margaret Landon,  Anna et le roi de Siam (1944) d’après les Mémoires d’Anna Leonowens (1870), adapté plusieurs fois à la télévision et même à Broadway, ainsi qu’au cinéma. Dernière adaptation en date, Anna et le roi (1999), avec Jodie Foster, a été mal accueillie en Thaïlande à cause des libertés prises avec l’histoire. Par exemple, le roi, incarné par un acteur chinois, tient son sabre à la manière chinoise et non à la manière thaï. Que ne devrait-t-on dire en entendant le représentant français qualifié d’« ambassadeur du roi de France » !
Hollywood ignore qu’à cette époque, la France avait à Bangkok un simple consul, et à Paris un empereur nommé Napoléon III. Évidemment, dans cette production américaine, Français et Anglais (mais pas les Américains) sont présentés comme de dangereux colonisateurs prêts à se jeter sur leur proie. Vérité ou erreur historique ? Concernant le Second Empire, la réponse pourrait être que le Siam n’était pas un objectif colonial, et que la présence française au Cambodge et au Vietnam correspond à la seconde décennie du règne de Napoléon III.

L’invention d’une diplomatie moderne ? Le Second Empire et le Siam (1851–1861)
Réception des ambassadeurs siamois par l'empereur Napoléon III
au palais de Fontainebleau, par Jean-Léon Gérôme, 1864
© RMN-Grand Palais (Château de Versailles)

Les voies d’une influence

Sur le plan diplomatique, la première décennie est beaucoup plus intéressante, et bien moins connue. En effet, il a existé une période – très brève – entre « l’ouverture  » de l’Asie (Chine, Japon, Siam) et l’expansion coloniale, au cours de laquelle la diplomatie française a cherché les voies d’une influence par le jeu de la diplomatie, et non par la domination exclusive sur tel ou tel territoire. On a tenté alors de penser l’élargissement des relations diplomatiques à l’échelle du monde, et de donner à la France toute sa place dans ce processus historique. Cette période, ce sont les années 1850, particulièrement entre 1855 et 1861. Les relations nouées avec les diplomaties occidentales, voulues par Mongkut dès son avènement en 1851, se concrétisent en 1855-1856. En 1861 a lieu la grande ambassade siamoise en France, mais aussi l’amorce d’une nouvelle politique française dans la région avec l’établissement au Vietnam et au Cambodge.

L’intérêt d’une étude sur le Siam, pour comprendre la modernisation de la diplomatie française au début du Second Empire, tient aussi au fait que l’ouverture à l’Occident s’est faite à la demande du Siam, elle ne lui a pas été imposée comme au Japon et surtout en Chine. Les diplomates pouvaient avoir a priori les coudées franches à Bangkok, sans que leur action sur place ne dépende des militaires.

Tout commence à l’avènement du roi Phra Chom Klao, autrement nommé Mongkut, en avril 1851. Cet ancien moine bouddhiste, l’homme érudit et ouvert aux cultures européennes, est soucieux de moderniser le Siam et d’ouvrir son commerce aux puissances occidentales. À la fin de 1851, il fait connaître au consul de France à Singapour son souhait de négocier un traité de commerce. Accueillant l’ouverture siamoise, le gouvernement français désigne le contre-amiral Laguerre, qui se trouve en Asie, pour ouvrir les négociations. On lui adresse ses pleins pouvoirs, mais lorsqu’ils lui parviennent, en 1853, l’Empire a été proclamé, alors qu’ils ont été rédigés au nom de la République. Il faut en réclamer d’autres. L’amiral attend aussi des instructions précises. Lorsqu’elles arrivent enfin, en juin 1854, il n’est plus temps : l’amiral a dû quitter Singapour et n’est plus disponible pour une mission diplomatique. Il faut le remplacer. Mais le nouveau plénipotentiaire désigné ne peut se rendre à Bangkok, étant retenu en Chine où la révolte des Taiping vient d’éclater. Nouveau contretemps. C’est alors que les Anglais, sollicités aussi par le roi, prennent de vitesse les Français. John Bowring conclut un traité à Bangkok le 18 avril 1855. Apprenant cette nouvelle, le gouvernement français comprend qu’il n’y a plus de temps à perdre et désigne un plénipotentiaire : Charles de Montigny, consul de France à Shanghai, en congé à Paris et sur le point de retourner à son poste.
Arrivé à Bangkok le 14 juillet 1856 avec des bâtiments de la marine impériale, il est reçu en audience par le roi. Selon l’usage, toute la cour est prosternée devant le souverain. Seul debout, avec le missionnaire qui lui sert d’interprète, Montigny prononce un discours, auquel le roi répond brièvement, en se référant aux ambassades siamoises reçues par Louis XIV en 1687 – l’épisode  a marqué les mémoires. Dans un entretien un peu plus tard le roi explique à Montigny que l’un des envoyés reçus à Versailles par le Roi-Soleil était son ancêtre, et qu’il désire renouveler cet événement en envoyant une grande ambassade à Paris. Montigny accepte le principe. Mais ce ne sera pas simple, car il faudra convaincre Paris de prendre en charge tous les frais de l’expédition et d’envoyer sur place un navire de guerre français pour conduire l’ambassade jusqu’à Suez.

En attendant, Montigny négocie et signe le 15 août, jour de la fête de l’Empereur, un «  traité d’amitié, de commerce et de navigation » semblable à celui des Anglais. La liberté de commerce et les produits importés ou exportés seront soumis  à une taxe de 3% ; la liberté religieuse est garantie aux missionnaires ; l’installation des Français sur place est facilitée ; un consul de France sera bientôt nommé à Bangkok.

Malgré les échecs que connaîtra Montigny dans ses négociations avec le Cambodge, et malgré une forme de brutalité du diplomate français avec les Siamois, dont les missionnaires français lui font reproche, l’heure est à l’optimisme. Dans ses rapports diplomatiques, Montigny estime qu’à lui seul le traité franco-siamois du 15 août 1856 est un acte historique qui ouvre une nouvelle ère pour la France en Asie. Bangkok est la véritable capitale de la région : c’est là qu’il faut établir et consolider l’influence diplomatique et commerciale française.

« L’Etablissement consulaire français à Siam, écrit-il, (…) est destiné à devenir en très peu de temps un des postes consulaires des plus importants et sans doute même une légation, parce qu’à un commerce considérable qui est déjà commencé, il joindra une action politique très sérieuse et d’un grand avenir pour la France dans l’Extrême-Orient ; Siam est le centre d’une immense région qui s’étend des Indes anglaises jusqu’à la Chine, et comprend  le royaume des Birmans, celui de Siam et du Laos, celui du Cambodge (sic) et enfin celui de la Cochinchine et du Tonquin (sic), or dans toutes ces contrées, si le gouvernement impérial le veut, l’influence française par la seule force des choses et par crainte des envahissements anglais, sera et restera souveraine et protectrice ; une légation deviendra dans la suit indispensable à Siam. » (2)

En attendant, un consul est envoyé à Bangkok, Castelnau, qui est bien accueilli malgré l’incroyable suite de maladresses françaises vécues comme des insultes à la cour de Mongkut : dès 1856, Napoléon III a négligé de répondre à la lettre autographe que le roi lui a adressée après la signature du traité ; peu après, la ratification française a été apportée à Bangkok par un simple agent portugais ; au début de 1858, le consul Castelnau est arrivé à bord d’un navire civil et non d’un bâtiment de guerre, et sans lettre personnelle de l’Empereur. Ces erreurs peuvent coûter cher dans un contexte de jeu diplomatique, marqué par la concurrence entre plusieurs influences. La France saura-t-elle enfin profiter des bonnes dispositions du roi à son égard et faire jeu égal avec les Anglais ou les Américains ? Tel est l’enjeu à la fin des années cinquante. Mais l’Angleterre, encore une fois, a un temps d’avance : une ambassade, prise en charge par la marine britannique, a été conduite jusqu’en Angleterre en 1858 et reçue en grande pompe par la reine Victoria. Les Siamois, sans mandat pour une visite officielle en France où ils désiraient se rendre, ont dû visiter Paris à titre privé.

Conscient de l’enjeu, le Quai d’Orsay relance résolument le projet d’ambassade thaï et obtient du ministère de la Marine qu’un navire de guerre soit mis à disposition pour la conduire en France. Castelnau l’annonce au roi, qui « éprouve une joie indicible ». Mais à cause du climat, il faut attendre le printemps suivant. Las ! À la « belle saison » de 1859, Napoléon III fait la guerre en Italie. Les mois passent, pendant lesquels la géopolitique de l’Indochine commence à évolue profondément : en février 1859, les Français se sont emparés de Saïgon ; à l’été, la France aura pris le contrôle de la Cochinchine. Toutefois, la question du Cambodge n’est pas encore entrée dans sa phase la plus aiguë.

Enfin, le 9 février 1861, la corvette la Gironde sur laquelle les ambassadeurs doivent embarquer arrive à Bangkok. Les trois ambassadeurs et leur suite (au total vingt-sept personnes) partent le 23 février au matin en direction de Suez. Ils sont pris en charge par le vice-roi d’Égypte entre Suez et Alexandrie, puis un autre bâtiment français les conduit jusqu’à Toulon, port considéré comme plus impressionnant que Marseille, sur le plan militaire.

Le séjour en France va durer deux mois et demi. Dominique Le Bas a reconstitué le déroulement de l’Ambassade avec précision (3). Après une visite à Lyon, ils arrivent à Paris le 15 juin. Les foules se massent devant leur hôtel des Champs-Élysées, où ils vont se reposer jusqu’au 27 juin. Ce jour-là, un train spécial les conduit jusqu’à Fontainebleau pour la réception officielle. La salle de bal est préparée somptueusement. L’Empereur, l’Impératrice et le Prince impériale se tiennent sur une estrade surmontée d’un dais. Les présents sont disposés sur des tables. Les Siamois entrent accompagnés de Montigny et de l’abbé Larnaudie, missionnaire et interprète.

Le protocole, bien visible sur le tableau de Gérôme, est celui en usage à Siam, où les sujets se couchent à plat ventre devant un souverain. Cet usage ayant été appliqué lors de la réception par la reine Victoria, il n’est pas question de faire autrement en France, sous peine de laisser supposer que la France est un pays inférieur à l’Angleterre.

Le séjour en France ne fait que commencer. Dans les semaines qui suivent, les Siamois visitent le Paris d’Haussmann et de Napoléon III, présenté comme une vitrine de la puissance française, de son savoir, de sa modernité. Six voitures et un train spécial sont à leur disposition. Le 3 juillet, les ambassadeurs visitent le jardin zoologique de Boulogne, puis le Muséum d’histoire naturelle. Le 16 juillet, ils sont conduits à la Bibliothèque impériale, où des estampes se rapportant à l’ambassade de 1686 leur sont présentées. Le lendemain, à l’Imprimerie nationale, ils se font expliquer la fonte des caractères et la confection des ouvrages. Puis suivent les visites aux Gobelins, au Louvre, aux Thermes de Cluny, au puits artésien de Grenelle, aux Halles centrales et dans les grands marchés de Paris, où « ils sont impressionnés par la quantité et la variété des denrées indispensables à l’approvisionnement d’une ville de l’importance de Paris et s’étonnent du nombre considérable de boeufs qui entrent chaque jour dans la consommation » (4).

Ils visitent ensuite Versailles, voient les grandes eaux et le musée, puis sont conduits aux dépôts des tapis d’Aubusson et des cristaux de Baccarat, aux ateliers de Christofle, aux ateliers des photographes Nadar, Mayer et Pierson, et même dans une fabrique d’orgue, sans oublier – beaucoup plus important, sans doute ! – la visite d’une fabrique d’armements. Une visite de deux jours est organisée au camp de Châlons, avec défilé, manoeuvres et charge de cavalerie. De retour à Paris, les ambassadeurs sont conduits dans une usine électro-métallurgique à Auteuil où l’on achève les fontaines de la place de la Concorde, puis dans des usines où se fabriquent les télégraphes électriques, des télescopes et des instruments de chirurgie. Le 27 juillet, ils sont à la Chapelle dans l’atelier de la Compagnie générale des omnibus et le 3 août à la manufacture des porcelaines de Sèvres. Enfin vient le temps du voyage de retour.

Peu après, Napoléon III adresse au roi les insignes de grand croix de la Légion d’Honneur. Mongkut s’en inspirera pour créer l’Ordre royal de l’Eléphant blanc, dont il enverra en1864 à Napoléon III une décoration en diamants et pierres précieuses. La parenté entre les deux décorations est frappante.

Sur le plan politique, le bilan est nettement moins brillant. En effet, l’ambassade de 1861 n’a eu qu’une portée limitée, en raison de la question du Cambodge. En fait, le Siam a cessé d’être la priorité pour la France dans la région. La réception de l’ambassade siamoise en France avait été pensée, à la fin des années cinquante, comme un point de départ. La vérité est qu’elle fut plutôt la dernière manifestation d’une diplomatie classique qui, en 1861, était sur le point d’être supplantée par une autre forme d’action politique, dans cette partie de l’Asie tout au moins. Il fallait choisir entre promouvoir l’influence sur le Siam, dans un cadre concurrentiel et par l’action diplomatique, et prendre le contrôle exclusif du Cambodge dans le cadre d’un protectorat. Les deux objectifs n’étaient pas compatibles puisque le roi de Siam considérait le roi du Cambodge comme son vassal. Ce faisant, il fallait choisir entre l’influence par la diplomatie et l’expansion de type colonial. Dans les années cinquante, les deux options étaient ouvertes. Tandis que le Quai d’Orsay soutenait l’option diplomatique, mais sans doute avec trop peu de volontarisme, hormis chez les agents qui avaient été sur place, les milieux ecclésiastiques et surtout militaires défendaient l’autre option, et l’ont emporté.

Sous la Troisième République, plusieurs ouvrages ont paru sur les relations entre la France et le Siam, reprochant à Napoléon III de n’avoir pas su saisir les occasions qui s’offrirent à lui d’établir un protectorat français à Bangkok (5). Que ces auteurs étaient loin de la réalité historique ! Mais ils considéraient que « la modernité », c’était le protectorat, l’empire colonial. Aujourd’hui, alors que le siècle colonial (en gros1860-1960) est loin derrière nous, c’est la diplomatie d’influence esquissée dans les années 1850 qui, malgré ses insuffisances, nous parait annoncer la diplomatie « moderne ».

Y. B.

Notes

1. Le nom de Rama IV est anachronique : il n'est en usage que depuis le XXe siècle et la décision de changer les noms royaux de la dynastie Chakri en Rama.
2. Dépêche de Montigny, 27 avril 1857. Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance politique, Siam, vol. 1, f. 392.
3. Dominique Le Bas, « La venue de l'ambassade siamoise en France en 1861 », Aséanie, n°3, pp. 92-112.
4. Ibid.
5. Charles Meyniard, Le Second Empire et l'Indo-Chine (Siam - Cambodge - Annam), Paris, 1891 (en particulier la préface de M. Flourens) ; Capitaine Seauve, Les relations de la France et du Siam (1680-1907), Paris, Lavauzelle, 1908. l'interprétation abusive de la politique de Napoléon III qu'on lit dans ces deux ouvrages sera justement mise en pièces en 1940 par Kortsri Subamonkala dans son ouvrage publié aux éditions A. Pedone, La Thaïlande et ses relations avec la France.
 

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
Hors-série n° 7
Numéro de page :
pp. 16-21
Année de publication :
2014
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