Mémoire de Ferdinand de Lesseps au vice-roi d’Égypte

Auteur(s) : Lesseps Ferdinand de
Partager

Mémoire à S.A. Mohammed-said, vice-roi d’Égypte

La jonction de la mer Méditerranée et de la mer Rouge par un canal
navigable est une entreprise dont l’utilité a appelé l’attention
de tous les grands hommes qui ont régné ou passé en Égypte : Sésostris,
Alexandre, César, le conquérant arabe Amrou, Napoléon Ier et Mohammed
Ali.

Ce canal, communiquant avec le Nil, a déjà existé dans l’antiquité
pendant une première période de cent ans jusque vers le milieu
du neuvième siècle avant l’hégire, pendant une seconde période
de 445 ans depuis le règne des premiers successeurs d’Alexandre
jusque vers le quatrième siècle avant l’hégire, et enfin pendant
une troisième période de 130 ans après la conquête arabe.

Napoléon, dès son arrivée en Égypte, chargea une commission d’ingénieurs
de rechercher s’il serait possible de rétablir cette ancienne
voie de navigation ; la question fut résolue d’une manière affirmative,
et lorsque le savant M. Lepère lui remit le rapport de la commission,
au moment de son départ pour la France, il dit : La chose est
grande, ce ne sera pas moi qui maintenant pourrai l’accomplir
; mais le gouvernement turc trouvera peut-être un jour sa conservation
et sa gloire dans l’exécution de ce projet.

Le moment est arrivé de réaliser la prédiction de Napoléon. L’œuvre
du percement de l’isthme de Suez est certainement destinée, plus
que toute autre, à contribuer à la conservation de l’empire ottoman,
et à démontrer à ceux qui proclamaient naguère sa décadence et
sa ruine qu’il possède encore une existence féconde, et qu’il
est capable d’ajouter une page brillante à l’histoire de la civilisation
du monde.

Pourquoi les gouvernements et les peuples de l’Occident se sont-ils
réunis pour maintenir le Grand-Seigneur dans la possession de
Constantinople, et pourquoi celui qui a voulu menacer cette situation
a-t-il rencontré l’opposition armée de l’Europe ? Parce que le
passage de la Méditerranée à la mer Noire a une telle importance,
que la puissance européenne qui en deviendrait maîtresse dominerait
toutes les autres, et renverserait un équilibre que tout le monde
est intéressé à conserver.

Que l’on établisse sur un autre point de l’empire ottoman une
position semblable et encore plus importante, que l’on fasse de
l’Égypte le passage du commerce du monde par le percement de l’isthme
de Suez, l’on créera en Orient une double situation inébranlable
; car, pour ce qui concerne le nouveau passage, les grandes puissances
européennes, par la crainte de voir l’une d’elles s’en emparer
un jour, regarderont comme une question vitale la nécessité d’en
garantir la neutralité.

M. Lepère demandait, il y a cinquante ans, 10,000 ouvriers, quatre
années de travail et 30 à 40 millions de francs, pour l’exécution
du canal de Suez ; il concluait à la possibilité du percement
direct de l’isthme vers la Méditerranée.

M. Paulin Talabot, l’un des trois célèbres ingénieurs choisis,
il y a dix ans, par la société d’étude du canal des deux mers,
avait adopté la voie indirecte d’Alexandrie à Suez, en profitant
du barrage pour la traversée du Nil. Il évaluait la dépense totale
à 130 millions pour le canal et à 20 millions pour le port et
la rade de Suez.

M. Linant-Bey, qui depuis trente années dirige avec habileté des
travaux de canalisation en Égypte, qui a fait sur les lieux de
la question du canal des deux mers l’étude de toute sa vie, et
dont l’opinion mérite une sérieuse attention, avait proposé de
trancher l’isthme sur une ligne presque directe, dans sa partie
la plus étroite, en établissant un grand port intérieur dans le
bassin du lac Timsah et en rendant abordables aux plus grands
navires les passages de Péluse et de Suez sur la Méditerranée
et la mer Rouge.
Le général du génie Gallice-Bey, auteur et directeur des fortifications
d’Alexandrie, avait de son côté présenté à Mohammed-Ali un projet
de percement direct de l’isthme, conforme au plan proposé par
M. Linant-Bey. M. Mougel-Bey, directeur des travaux de barrage
du Nil, ingénieur en chef des ponts et chaussées, avait également
entretenu Mohammed-Ali de la possibilité et de l’utilité du percement
de l’isthme de Suez ; et, en 1840, sur la demande de M. le comte
de Walewski, alors en mission en Égypte, il fut chargé de faire
des démarches préliminaires auxquelles de graves événements ne
permirent pas de donner suite.

Un examen approfondi déterminera celui des tracés qui conviendra
le mieux ; mais, l’entreprise étant reconnue exécutable, il n’y
a plus que le choix à faire. Toutes les opérations à entreprendre,
quelque difficiles qu’elles puissent être, ont cessé d’effrayer
l’art moderne ; leur réussite ne pourrait plus être mise en doute
aujourd’hui : c’est une question d’argent que l’esprit d’entreprise
et d’association ne manquera pas de résoudre, si les bénéfices
qui devront en résulter sont en rapport avec la dépense.

Il est facile de démontrer que la dépense du canal de Suez, en
admettant le devis le plus élevé, n’est pas hors de proportion
avec l’utilité et les profits de cette grande œuvre, qui abrégerait
de plus de moitié la distance qui sépare des Indes les principales
contrées de l’Europe et de l’Amérique. Ce résultat est rendu évident
dans le tableau suivant, dressé par le professeur de géologie
M. Cordier.

INDICATION DIFFÉRENCE Distance
JUSQU’A BOMBAY
DES PORTS D’EUROPE ET D’AMERIQUE
PAR LE
CANAL DE SUEZ
PAR
L’ATLANTIQUE.
Constantinople Lieues
1,800
6,100
4,300
Malte
2,062
5,800
7,778
Trieste
2,340
5,960
3,620
Marseille
2,374
5,650
3,276
Cadix
2,224
5,200
2,976
Lisbonne
2,500
5,350
2,850
Bordeaux
2,800
5,650
2,850
Le Havre
2,824
5,800
2,976
Londres
3,100
5,950
2,850
Liverpool
3,050
5,900
2,850
Amsterdam
3,100
5,950
2,850
Saint-Pétersbourg
3,700
6,550
2,850
New-York
3,761
6,200
2,439
Nouvelle-Orléans
3,724
6,450
2,726

 

Devant de pareils chiffres les commentaires deviennent inutiles
; ils font voir que toutes les nations de l’Europe, et même les
États-Unis d’Amérique, sont également intéressés à l’ouverture
du canal de Suez, aussi bien qu’à la neutralité rigoureuse et
inviolable de ce passage.

Mohammed-Saïd a déjà compris qu’il n’a pas d’œuvre à exécuter
qui, par sa grandeur et l’utilité de ses résultats, puisse entrer
en parallèle avec celle que je lui propose. Pour son règne, quel
beau titre de gloire ! Pour l’Égypte, quelle source intarissable
de richesses ! Les noms des souverains égyptiens qui ont élevé
les pyramides, ces monuments inutiles de l’orgueil humain, restent
ignorés. Le nom du prince qui aura ouvert le grand canal maritime
de Suez sera béni de siècle en siècle jusqu’à la postérité la
plus reculée.

Le pèlerinage de la Mecque assuré en tout temps et devenu facile
pour tous les musulmans ; une impulsion immense donnée à la navigation
à vapeur et aux voyages de long cours ; les pays qui bordent la
mer Rouge et le golfe Persique, la côte orientale d’Afrique, l’Inde,
le royaume de Siam, la Cochinchine, le Japon, le vaste empire
de la Chine, qui ne compte pas moins de 300 millions d’habitants,
les îles Philippines, l’Australie et cet immense archipel vers
lequel tend à se porter l’émigration de la vieille Europe, rapprochés
de près de 3,000 lieues du bassin de la Méditerranée et du nord
de l’Europe, tels sont les effets soudains, immédiats du percement
de l’isthme de Suez.

On a calculé que la navigation de l’Europe et de l’Amérique par
le cap de Bonne Espérance et le cap Horn peut entretenir un mouvement
annuel de 6 millions de tonneaux, et que sur la moitié seulement
de ce tonnage le commerce du monde réaliserait un bénéfice de
150 millions de francs par an, en faisant passer les navires par
le golfe Arabique. Il est hors de doute que le canal de Suez donnera
lieu à une augmentation considérable de tonnage ; mais, en comptant
seulement sur 3 millions de tonneaux, on obtiendra encore un produit
annuel de 30 millions de francs par la perception d’un droit de
10 francs par tonneau, droit qui pourrait être réduit en proportion
de l’accroissement de la navigation.

Après avoir indiqué sommairement les avantages financiers de l’entreprise,
occupons-nous de ses avantages politiques généraux, que nous croyons
également incontestables.

Tout ce qui a pour résultat de contribuer à l’extension du commerce,
de l’industrie et de la navigation du monde est surtout avantageux
à l’Angleterre, puissance qui l’emporte sur toutes les autres
par l’importance de sa marine, de sa production manufacturière
et de ses relations commerciales.

Un déplorable préjugé, fondé sur l’antagonisme politique qui a
si longtemps et si malheureusement existé entre la France et l’Angleterre,
a pu seul accréditer l’opinion que l’ouverture du canal de Suez,
utile aux intérêts de la civilisation et du bien-être général,
nuirait à ceux de la Grande-Bretagne. L’alliance des deux peuples
placés à la tête de la civilisation, alliance qui a déjà démontré
la possibilité de solutions regardées jusqu’ici comme impossibles
par les traditions vulgaires, permettra, parmi tant d’autres bienfaits,
d’examiner avec impartialité cette immense question du canal de
Suez, de se rendre un compte exact de son influence sur la prospérité
des peuples, et de faire considérer comme une hérésie la croyance
qu’une entreprise destinée à abréger de moitié la distance entre
l’occident et l’orient du globe ne convient pas à la Grande-Bretagne,
maîtresse de Gibraltar, de Malte, des îles Ioniennes, d’Aden,
d’établissements importants sur la côte orientale d’Afrique, de
l’Inde, de Singapour, de l’Australie.

L’Angleterre, aussi bien et plus encore que la France, doit donc
vouloir le percement de cette langue de terre de 30 lieues que
tout homme préoccupé des questions de civilisation et de progrès
ne peut voir sur la carte sans éprouver le plus vif désir de faire
disparaître le seul obstacle laissé par la Providence sur la grande
route du commerce du monde.

Le chemin de fer d’Alexandrie à Suez seul est insuffisant. Il
ne pourra acquérir une importance réelle et n’aura de revenus
assurés que lorsqu’il deviendra l’auxiliaire du canal maritime
de Suez. L’achèvement de la voie ferrée, si utile aux voyageurs
et désirée avec raison par l’Angleterre, sera alors une nécessité
et ne sera plus une charge pour le gouvernement égyptien.

L’Allemagne applaudira également à tous les efforts qui seront
faits pour la canalisation de l’isthme. Ce sera pour elle le complément
de la libre navigation du Danube et de l’affranchissement des
bouches de la Sulina.

L’Autriche y verra l’agrandissement de Trieste et de Venise, des
débouchés ouverts aux produits des provinces de l’Empire et du
royaume de Hongrie, dont le canal projeté du Danube à la mer Noire
facilitera l’exportation.

La Russie trouvera dans l’ouverture du canal de Suez une juste
satisfaction à son aspiration nationale vers l’Orient. La mission
de civilisation dévolue au czar sur les nombreuses populations
dont il est l’arbitre peut encore suffire à la plus noble ambition.
Les nouveaux débouchés qui seront ouverts pacifiquement à leur
activité et à leur besoin d’expansion leur seront plus profitables
qu’une politique de conquêtes et de domination exclusive qu’il
n’est plus possible à aucune nation de faire triompher aujourd’hui.

Les États-Unis d’Amérique, dont les relations avec l’Indo-Chine
prennent, depuis plusieurs années, un immense développement, l’Espagne
avec ses îles Philippines, la Hollande avec Java, Sumatra, et
Bornéo, les villes autrefois si florissantes de la côte d’Italie,
les ports de la Grèce, toutes les nations enfin s’empresseront
de prendre part à une œuvre qui augmentera leurs richesses ou
leur en créera de nouvelles, et pour le succès de laquelle je
crois pouvoir promettre à S.A. Mohammed-Saïd le concours actif
et énergique des hommes éclairés de tous les pays.

Camp de Maréa (désert Libyque), 15 novembre 1854.

Ferdinand de Lesseps

Partager