Mon Napoléon à moi, par Jean-François Copé

Auteur(s) : COPÉ Jean-François
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Le 19 novembre 2019, Jean-François Copé, ancien ministre aujourd’hui maire de Meaux, était l’invité du Cercle d’études de la Fondation Napoléon, dans la série « Mon Napoléon à moi », qui permet à une personnalité de s’exprimer librement sur notre sujet de prédilection. Nous publions ci-dessous une transcription libre de ses propos.

Mon Napoléon à moi, par Jean-François Copé
Jean-François Copé, 2015 © DR

C’est pour moi un grand honneur d’être ce soir l’invité de la Fondation Napoléon. Ma présence ici est la conséquence d’un complot que Thierry et moi-même avons fomenté. Vous comprendrez que le seul endroit où il pouvait l’être, c’était en Corse. Nous nous sommes retrouvés par hasard sur cette terre qui nous est chère parce que nous sommes l’un et l’autre très attachés à la mémoire de l’Empereur et à la connaissance de cette période exceptionnelle de notre histoire que furent le Consulat et l’Empire.Thierry Lentz m’a aussi d’une certaine manière mis au défi de venir parler de Napoléon devant vous. Il ne pouvait pas mieux tomber puisqu’en bon homme politique français, je suis évidemment nourri des lectures, des commentaires, des analyses qui ont trait à Bonaparte et à Napoléon. Mais en même temps,je dois vous dire que pour moi c’est une gageure, je le confiais tout à l’heure au Président Masséna, que de m’exprimer devant vous sur un sujet que vous connaissez mieux que personne, alors que je n’en suis absolument pas spécialiste. Je suis passionné d’histoire, je ne suis pas un historien. J’ai beaucoup lu sur Napoléon, évidemment. Mais pour autant je ne saurais prétendre venir me présenter devant vous en expert. Je ne vais pas me mettre à vous parler des batailles. Je ne vais pas venir prendre parti d’un côté ou de l’autre. Nous avons tous nos certitudes, nos convictions, nos réflexions et tel ne peut pas être, je pense, le sujet de notre rencontre. En revanche, il m’a semblé intéressant de me livrer avec vous à un exercice qui pour le coup est peut-être moins courant, celuide vous livrer le regard de Napoléon par un responsable politique du 21èmesiècle. Celui d’essayer de vous dire ce qui dans l’historiographie, dans l’imaginaire napoléonien peut constituer un élément de structuration sur le plan intellectuel et moral dans mon parcours. Et de ce fait, je me suis dit qu’il pouvait être intéressant, pour commencer notre échange, de prendre quelques sujets et de les mettre en perspective.

Les responsables politiques et Napoléon : une fascination honteuse ?

J’aborde tout de suite un sujet qui évidemment ne vous surprendra pas : comment tenter de comprendre cequi génère pour les responsables politiques de notre époque une sorte de fascination honteuse pour Napoléon Bonaparte. C’est évidemment pour vous un sujet de combat permanent, mais pour nous responsables politiques, c’est un problème schizophrénique. Vous l’avez noté, il est rarissime de voir un responsable de haut niveau citer ou s’inspirer de l’épopée napoléonienne. Vous en entendrez très peu vous dire : « Moi, comme Napoléon, je pense ».  Ils le feront plus naturellement de personnalités historiques qui, de mon point de vue -et je ne prends pas de risque en le disant devant vous-, sont sans doute d’une importance moindre dans l’Histoire de France. Sur elles, mes confrères seront surabondants, alors qu’ils garderont toujours vis-à-vis de Napoléon, encore plus que de Bonaparte, une sorte de réserve.

Vous avez évidemment noté qu’il n’y a aucune promotion de l’ENA qui s’appelle « Napoléon Bonaparte ». Aucune. De même qu’il n’a jamais donné son nom à une promotion d’une autre Ecole, il est difficile de trouver dans les villes de notre pays des rues « Napoléon ». Il n’y en a pas à ma connaissance à Paris. Il se trouve bien une obscure rue Bonaparte dans le 5èmearrondissement mais, enfin, je ne suis pas sûr que cela soit tout à fait à la hauteur de la valeur historique de cette figure emblématique.

La retenue à l’égard du personnage est sans doute liée à cette espèce de gênante et paradoxale modernité de son œuvre. On est mal à l’aise. Parce qu’on a évidemment envie de faire l’éloge d’une partie de ce grand-œuvre : par exemple, la construction de notre administration française, de notre code civil -je vais y revenir- et même une certaine vision européenne -c’est aussi un thème que j’ai choisi. Mais dans le même temps, on sait qu’on s’expose. On s’expose évidemment à être accusé de cautionner l’œuvre d’un dictateur avec tout ce que cela signifie. Ajoutons que bien sûr, les raccourcis aidant,la mémoire flanche de plus en plus, et que les gens connaissent de moins en moins l’Histoire. On voit assez vite comment on nous emmène de Napoléon 1erà Napoléon III puis de Napoléon III, allons-y, à Mussolini et Hitler. C’est ainsi que, dans les raccourcis historiques les plus stupides, on se trouve en situation de fragilité alors même que l’on veut simplement évoquer une image majeure de l’Histoire de France. Majeure parce qu’elle est d’une incroyable modernité par rapport aux problématiques auxquelles nous sommes confrontés. Mais sorti de son contexte historique et dans un temps- le nôtre- où le poids du « politiquement correct » dévore tout sur son passage, l’exercice est périlleux pour celui qui s’y livre…

Une intégration exemplaire

Ce préalable étant posé, je voudrais partager avec vous quelques remarques.

Commençons par le fil conducteur de mon intervention : pourquoi tant de réserve et de réticence ? C’est peut-être cette modernité omniprésente qui gêne les responsables politiques, lorsqu’ils parlent de Napoléon. Quel est l’élément premier de cette modernité ? C’est évidemment le personnage. D’abord parce que c’est un self-made man, comme on dit aujourd’hui. C’est un homme qui vient de nulle part, issu d’une famille pauvre et modeste. C’est un étranger, qui en réalité découvre petit à petit ce qu’il peut faire de sa vie, pensant au départ qu’il ne pourrait pas en faire grand-chose… puis va pouvoir tracer un chemin exceptionnel grâce à ce pays en pleine Révolution qui l’accueille -la France- dans des conditions qui rappellent les parcours d’intégration que nous connaissons aujourd’hui. Celles-ci sont tout aussi difficiles, avec des discriminations tout aussi violentes et malheureuses : des discriminations sociales, des discriminations bien évidemment xénophobes. Un garçon au nom improbable. Vous connaissez son célèbre surnom de « La Paille au nez ». L’ascension de Bonaparte, je vous l’avoue, a longtemps inspiré des méditations au responsable politique qui est devant vous. Cette auto-détermination, cette capacité permanente à bousculer le destin alors même que l’on connaît les obstacles est impressionnante.

Le momentum

Un destin politique : j’ai comme tous ceux qui ont choisi ce métier beaucoup médité sur ce que cela veut dire. Et notamment à travers l’exemple de Napoléon. Rien n’est possible sans les circonstances. Napoléon bénéficie, et c’est aussi ce qui fait les grands hommes, du même concours de circonstances que celui qui a permis l’ascension de Jules César, d’Alexandre, et bien sûr beaucoup plus récemment de Clémenceau, Churchill ou De Gaulle. Vous pouvez avoir acquis les plus grandes compétences, vous pouvez être mû par la plus grande ambition, il vous faut ce momentum. Il le sent, il le saisit en prenant des risques. Il rencontre un nombre de jaloux invraisemblable, des politiques qui pour beaucoup d’entre eux essayent d’arranger leur petite cuisine sur leur petit réchaud. Après tout, c’est un air connu, qui n’est pas réservé à la période de la monarchie ou de la révolution – et encore moins à la 5èmeRépublique. Et il trouve les voies et moyens pour avancer, après avoir fait, comme parfois dans ces moments difficiles d’ascension, un peu de prison, un bout de complot raté, une compromission malvenue avec la famille Robespierre. On se rattrape aux branches, on se faufile, on échappe à la guillotine, on bricole, on est envoyé en Egypte, finalement plutôt au bon moment. Et c’est le 18 Brumaire. C’est ce que j’appelle le momentumqui permet au tempérament et au caractère d’exister, pour lui d’être le personnage historique qui commence à construire sa place dans l’imaginaire français.

La modernité

Deuxième point très intéressant : son rapport à la société française moderne. Si vous regardez l’histoire de notre pays, elle a été jalonnée beaucoup plus longtemps par une monarchie que par une république, ce que l’on a trop tendance à oublier dans nos manuels scolaires. De Clovis à 1793, nous avons été dirigés par des rois qui ont eu plus ou moins de mal à s’imposer mais qui au fil des siècles, ont su préserver la monarchie héréditaire. Napoléon est le premier dirigeant politique durable, solide, sérieux, et installé à dire qu’il ne dépend ni de Dieu, ni de la monarchie et évidemment, pour l’imaginaire français, qui est devenu un imaginaire essentiellement républicain, c’est un point de compréhension majeur. Aujourd’hui encore, il nourrit un modèle très fort, celui du mérite.

Autre facteur de modernité, le personnage fait tous les métiers et joue tous les rôles. Et il joue tous les rôles avec une rapidité, avec une justesse d’intervention, qui ne lassent pas d’étonner. Patriote corse, révolutionnaire sous différentes déclinaisons, conquérant, diplomate, législateur, administrateur, bâtisseur, mécène, dictateur, c’est tout cela Napoléon Bonaparte. Et de ce seul fait, chacun y trouve un bout de lui-même. C’est la raison pour laquelle on a tous lu, vu, su que le 19èmesiècle est rempli de ces sensibilités politiques qui s’approprient (pour l’adorer ou le haïr) un bout de Napoléon. Même chose pour le 20ème. Rappelons ce qui a été dit tout à l’heure : il y ajoute son intégration dans une société qui, au départ, n’était pas la sienne. L’idée de parler français avec le moins d’accent possible, l’idée de franciser son nom, l’idée de s’approprier les codes, les modes de pensée, la philosophie, la littérature et encore de conquérir les salons de sa « nouvelle » patrie. Tout cela atteste de cette volonté farouche qui le caractérise tant. Ajoutons l’hyperactivité : on a tous en tête la capacité qu’il avait à dicter douze lettres en même temps, à des secrétaires épuisés, écrivant lui-même assez mal. Tout cela aussi façonne le personnage. Et puis, last but not leastcomme disaient ses amis anglais, il est l’un des premiers grands inventeurs de la communication politique moderne. La Fondation a beaucoup travaillé sur ce thème. Tout y est. L’image, l’omniprésence, l’articulation entre la forme et le contenu, le tout parfaitement théorisé a posteriori par ce bijou qu’est le Mémorial de Sainte-Hélène. On pourra le retrouver, me direz-vous, dans la lecture de la Guerre des Gaules, dans un certain nombre de témoignages de très grands souverains, du Moyen Age ou de la Renaissance, je pense bien sûr à François 1eret à Louis XIV, mais cette fois, nous entrons dans une autre époque. Napoléon c’est le commencement de l’époque contemporaine. Ses écrits, son comportement, sa conception du commandement, la manière dont il organise la diffusion de son image, en disent long sur tout cela.

Être un chef

J’en viens donc au troisième point de sa modernité, qui a mon sens est le plus intéressant, et que je voudrais partager avec vous : c’est cette articulation très française de l’obsession de l’unité, du « vivre ensemble » et de la fascination pour le chef. Nous ne trouvons pas cela en Europe. Ce que je trouve très intéressant dans l’esprit français, c’est ce balancement permanent entre le monarchiste et le régicide, ce mythe de l’unité balayé par l’égalitarisme. Il y a en France encore et toujours, des tentations naturelles à ce que l’égalitarisme renverse la table, que l’on interdise que des têtes dépassent et même aux talents d’émerger, a fortiori s’ils permettent de générer de la richesse. Et en même temps, une fascination pour le chef. Vous vous souvenez de cette célèbre phrase de la Guerre des Gaules : « Les Gaulois sont un grand peuple, querelleur, batailleur, éternellement divisé », écrivait Jules César, « mais capables quand les circonstances le commandent de se rassembler derrière un grand chef.»

La vérité est que la France, c’est aussi cela. C’est ce qui fait d’ailleurs que je suis, comme vous, un amoureux passionné de ce pays. Parce qu’il y a dans cet esprit français des contradictions qui sont passionnantes, qui visent en permanence à chercher l’équilibre entre une quête inlassable d’égalité, et la recherche du chef, de l’homme providentiel, qui va venir sauver le pays d’ennemis réels ou imaginaires, en fonction des circonstances. Napoléon incarne cela. Je voudrais m’y arrêter un instant.

Lorsqu’on exerce des fonctions politiques, on doit réfléchir à sa propre condition… et savoir ce qui distingue les « politiciens », très nombreux, des hommes politiques, un peu moins nombreux, et des hommes d’Etat, rarissimes. Cette question est absolument majeure. Et toute personne qui veut s’engager au service du pays est obligée de se la poser tous les jours. Parce que la question n’est pas de savoir à quel poste on accède. Elle est de savoir si on est au fond de soi un politicien, un homme politique ou un homme d’Etat. La question trouve sa réponse dans un point primordial, le seul qui vaille vraiment : l’aptitude au commandement. Et toute personne qui veut s’engager en politique a l’obligation de se référer à quelques-unes de ces figures de l’Histoire qui incarnent l’aptitude au commandement.

Le Code, c’est aussi la « laïcité »

Autre point que je voudrais évoquer, parce que le sujet passionne l’avocat que je suis, c’est naturellement tout ce qui relève de l’œuvre juridique de Napoléon Bonaparte. A commencer bien sûr par le Code Civil. Le Code Civil, ce sont dix années de Révolution française durant lesquelles on a réfléchi, médité sur les insuffisances de la monarchie capétienne. Il répond aussi à la nécessité d’acter la transformation des temps nouveaux par des règles de droit. Je voudrais vous citer une phrase que j’ai trouvée très intéressante de Jacques Chirac lorsqu’a été commémoré le bicentenaire du Code Civil en 2004. Il le décrit ainsi : « Le Code Civil, ce sont surtout des valeurs. Les valeurs autour desquelles s’est construite la société française et dans lesquelles elle continue à trouver son équilibre et son homogénéité, la liberté et l’égalité, bien sûr, mais aussi la volonté et la responsabilité. » En clair, c’est le rappel du balancement entre les droits et les devoirs, message que nous devons sans cesse rappeler à nos concitoyens. Plus loin, Chirac : « J’ajouterais également, parmi ces principes, la laïcité. » Avec le Code, Napoléon grave dans le marbre ce qui sera plus tard appelé « la laïcité » à la française. La loi de l’Etat prend le dessus sur la loi religieuse, c’est elle qui organise les rapports entre les citoyens, c’est elle qui assure l’égalité, au-delà des appartenances religieuses, un siècle avant la loi de 1905. Lorsque nous réfléchissons aujourd’hui à ce sujet, nous sommes face aux mêmes questions. Et finalement, c’est parce que la main tremble, alors qu’elle ne tremblait pas à l’époque, que nous sommes confrontés aux problèmes que nous connaissons, notamment vis-à-vis de nos compatriotes de confession musulmane, livrés à eux-mêmes sans aucune règle du jeu et qui vivent dans un climat de tension entre eux et au sein même de notre Nation. Avec ceux qui ne sont pas musulmans, qui sont majoritaires mais qui ne comprennent rien au fait qu’ils soient eux astreints à appliquer des règles de laïcité qui leur ont été transmises par leurs parents, leurs grands-parents et leurs arrières grands-parents. Cette majorité est confrontée à des voisins de palier qui ne savent même pas de quoi on parle, et pour lesquels aucune règle véritable n’est assumée.

La France est un pays profondément légaliste, dont les citoyens sont d’ailleurs, contrairement à ce que l’on peut raconter, profondément respectueux de la loi. Elle a besoin de lois sur ces sujets aussi. Parce que lorsque la loi est votée, on ne la discute plus. J’en veux pour preuve deux exemples d’actualité.

Le premier, c’est lorsqu’en 2004, nous avons adopté la loi d’interdiction des signes religieux dans les écoles. Il y avait certes une faille : elle concernait les sorties scolaires. La question aurait pu être réglée si l’on avait assumé le tout, dans l’école et lors de sorties qui n’étaient que son prolongement, lorsque le parent devient un collaborateur du service public scolaire et donc, à ce titre, doit se conformer à la loi. Mis à part ce cas, illustration d’un manque de volonté politique, la loi de 2004 est respectée. Il n’y a pas de signes religieux dans les écoles de la République.

Deuxième loi qui a été appliquée et que j’ai portée à l’assemblée : la loi d’interdiction de la burqa. C’est ce masque intégral qui constitue une atteinte majeure à la laïcité mais aussi à l’intégrité des femmes, à l’idée que nous nous faisons de l’égalité entre les hommes et les femmes.Vous connaissez tout cela par cœur. Mais, ce que j’ai observé c’est que le fait d’avoir imposé cette loi là ou d’autres me parlaient d’une circulaire, a fait qu’elle est appliquée. Si nous n’avions pas fait cette loi, en France, il y aurait des burqas partout. La grande majorité de nos concitoyens de confession musulmane l’ont compris parfaitement : ils ne pouvaient pas le faire parce que la loi l’interdisait. C’est à mes yeux quelque chose d’essentiel qui nous renvoie à l’esprit du Code Civil et au travail d’organisation auquel le 1erConsul s’est livré pour fixer les règles avec les chrétiens comme avec les juifs. Il est un socle qui n’est pas négociable. Cet héritage nous vient de Napoléon Bonaparte.

Le peuple et la démocratie représentative

Puisque je parle du droit et que je parle de ce socle qui à mes yeux est important, je voudrais dire un mot sur la sensibilité de Napoléon vis-à-vis du peuple et de la démocratie. Napoléon était de son temps, il avait comme tout le monde vu les désastres de la partie la plus violente de la Révolution française et de ses désordres. C’est ce qui fait qu’un peuple entier s’en est remis à lui, quitte à en passer par une phase autoritaire. Et Napoléon, en despote absolu, a fait de la «  démocratie directe », du plébiscite, le fondement de sa légitimité. On l’a vu en Europe et dans le monde. Je pense que ce point est très intéressant parce qu’en fait, il nous renvoie à des discussions que nous devons avoir aujourd’hui sur l’état de la démocratie. Sur cette démocratie qui n’a sans doute jamais autant été menacée telle qu’elle l’est aujourd’hui.

Napoléon a construit des structures sociales, des structures institutionnelles, juridiques, politiques, économiques en monarque éclairé, en proposant une vision au peuple. Et finalement, une vision qui était aussi tendue vers le fait qu’un jour on puisse accéder à la paix. Et, dans une époque où l’Europe est extrêmement tourmentée, cela a beaucoup de sens. Et puis, je dois dire que lorsque je relis, je l’ai fait naturellement à l’occasion de notre rencontre, tout ce qui a été construit, conçu, créé sous le Consulat ou l’Empire ; je suis impressionné par l’importance de ce qui a été fait, mais également par la pérennité de ces institutions. Il est absolument fascinant pour le dirigeant que je suis de mesurer tout ce qui a été décidé à ce moment-là. La Banque de France, le corps préfectoral, les lycées, la légion d’honneur, les chambres de commerce, le célèbre franc germinal, le premier Conseil des Prud’hommes, sans oublier la construction de la Bourse de Paris, le Grand Sanhédrin pour organiser le culte israélite, la création de la Cour des Comptes, le baccalauréat, le Code Pénal. Les réalisations de Napoléon sont étourdissantes.

Ce que je retiens de tout cela, c’est qu’il y a vraiment derrière l’œuvre napoléonienne toutes les raisons d’en faire une référence permanente au regard de ce qu’est la France d’aujourd’hui.

L’Europe napoléonienne

Mon dernier point concerne l’Europe. Je ne peux discourir sur la modernité de Napoléon sans me référer à sa vision de l’Europe. Son ambivalence quant à l’Europe témoigne d’une politique expansionniste qui s’adapte aux grands changements de son époque. Cela implique l’évocation d’épisodes sanglants, de batailles à n’en plus finir, d’une paix impossible, de rancœurs accumulées qui représentent une période charnière de l’histoire de l’Europe. On retrouve  dans ces mécanismes infernaux qui ont conduit à de nombreuses coalitions une dynamique semblable à celle de 1914.

Mais, pour revenir à l’approche européenne, deux sujets me semblent très intéressants lorsque l’on fait référence au prisme Napoléonien. Le premier, c’est une réflexion sur ce qui définit l’Europe. Napoléon envisage une Europe française. Nous sommes au début du XIXe siècle et l’Europe française ne se traduit pas seulement par l’Europe des soldats. Elle porte les valeurs de la Révolution, les valeurs universelles des Droits de l’Homme du siècle des lumières. Dans l’Europe napoléonienne, les différences sont respectées voir même cultivées. D’ailleurs, on aurait bien tort de vouloir les gommer puisqu’elles sont nécessaires à la domination pragmatique. Napoléon a eu l’intelligence de composer avec les autres peuples et d’envisager l’altérité comme un moyen au service de ses ambitions. Cette question est très intéressante si on repense à notre obsession contemporaine de vouloir absolument tout uniformiser, tout raboter, tout réglementer alors même que la force d’une Europe pacifiée se retrouverait dans cette capacité à respecter une diversité dans l’union.

Et puis le deuxième point, c’estla Russie. La relation entre Napoléon et la Russie est une relation complexe. Napoléon aura tout fait pour essayer de créer un pont avec le tsar. Et c’est contraint qu’il marcha sur Moscou. La paix avec la Russie aurait potentiellement abouti à une stabilité du continent européen, de l’Atlantique à l’Oural. Toujours d’actualité, il n’est pas possible de projeter l’Europe dans un avenir paisible en faisant abstraction de la Russie et de ses intérêts. On a de vraies raisons de s’interroger sur ce que doit être la place de cet aigle à deux têtes et comment faire en sorte que l’on puisse créer une relation spécifique avec la Russie.

Je termine ce propos avec une dernière question. Je vous l’ai dit tout à l’heure, j’ai nourri beaucoup de mes réflexions et de ma formation intellectuelle et morale à travers la connaissance de l’histoire du Consulat, de l’Empire et de la compréhension de ce personnage au destin exceptionnel. Il incarne la définition parfaite du despote éclairé. Ce serait une grande erreur que de vouloir le confondre avec les dictateurs totalitaires que l’on a pu connaître après. Rien, dans la démarche intellectuelle et morale, rien dans les écrits, rien dans les comportements ne vient permettre le début de cette confusion. Celan’enlève rien aux fautes considérables qu’il a pu commettre. Mais il demeure le despote éclairé qui pense que c’est la dictature qui peut mener un peuple, à condition que ce soit au service des lumières et dans un ordre organisé. D’une certaine manière, il dépeint cette articulation entre ordre et progrès.

 

En conclusion, qu’en est-il de notre démocratie aujourd’hui ?

Elle est en train de connaître une bien mauvaise évolution. Elle est en réalité en train de revivre les mêmes faiblesses que celles qui ont conduit à sa perte dans les années 1930. Cette espèce d’impression bizarre, qui veut que l’on confonde démocratie avec désordre, comme s’il était inscrit que la démocratie devrait tolérer tous les désordres. Une démocratie qui s’affaisse, avec cette atteinte régulière à toutes les formes d’autorité et qui vient banaliser le discours politique et le discours public. Une démocratie qui considère que la vérité en fait est une opinion, et qu’elle pourrait tout à fait être contrebalancée par toute autre forme d’expression, y compris par les fameuses « fake news ». Elles sont la dernière incarnation des opérations de désinformation qui font rage depuis des siècles. Dans une atmosphère tendue, alors que la réminiscence des grandes guerres se fait de plus en plus rare sur le vieux continent, il n’a jamais été plus confortable de gouverner quand on est un dictateur et jamais plus difficile de le faire lorsque l’on est un démocrate. Et nous voici donc à nouveau renvoyés à une réflexion existentielle pour savoir ce que l’on peut trouver chez Napoléon Bonaparte pour nous inspirer. Et il me semble que le despotisme éclairé qu’il portait, dans une certaine mesure, peut être considéré comme une source d’inspiration pour repenser une démocratie lucide. Une démocratie qui reprenne ses droits, qui remette de l’ordre, tout en préservant l’idéal de liberté. Car il est temps de repenser à garantir un certain nombre de garde-fous avant qu’il ne soit trop tard. Il est temps de considérer qu’il faut renouer avec le processus de commandement, de décision.

À l’aune de ce que nous vivons aujourd’hui, puiser dans l’héritage de Napoléon Bonaparte afin d’y trouver des sources d’inspiration me parait indispensable. Jamais sans doute en France ou en Europe, la démocratie n’a été aussi fragile. Comme un colosse aux pieds d’argile, elle est face à des populistes qui ont pris le pouvoir dans certains pays pour proposer disent-ils, un nouveau modèle, qui n’est autre qu’un ancien modèle et qui a conduit d’ailleurs tous ceux qui l’ont pratiqué à leur perte. Aux démocraties de produire aujourd’hui le vaccin pour lutter contre ce qui constitue l’un des dangers absolus en changeant les règles du jeu. Si nous ne le faisons pas, alors ce seront les extrémistes qui le feront avec leurs méthodes et avec leurs traditions.

L’exercice auquel je me suis livré aujourd’hui m’a conforté, s’il en était besoin, sur le fait que l’époque napoléonienne mérite qu’on s’y penche à nouveau, qu’on la réenseigne dans les écoles et qu’on s’en imprègne pour peut-être construire un autre discours politique contre l’amnésie collective et pour les générations de demain.

Titre de revue :
inédit
Année de publication :
2019
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