Napoléon Bonaparte, un bilan de compétence évolutif

Auteur(s) : BINET Carleen
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Le coup de foudre. Je visitais l'exposition au Muséum d'Histoire Naturelle sur « Bonaparte et la campagne d'Égypte ». En m'arrêtant devant le buste du jeune Bonaparte par Corbet, avec ses cheveux encore longs, je me sentis émue et attendrie par tant de dons et de fragilité à la fois.
     Cette maigreur adolescente, l'inquiétude dans les yeux, les dents serrées qui revendiquent et cette bouche, encore enfantine, qui appelle à la protection, pouvaient-elles laisser prévoir l'empereur, le maître de l'Europe ?
     Mon métier est celui de conseil en évolution de carrière et de « coaching » de cadres dirigeants. Je vois des hommes et des femmes qui se posent des questions sur leur avenir. Ont-ils choisi la bonne direction, leur vie professionnelle et personnelle peut-elle leur offrir autre chose ? Quelles sont leurs possibilités d'évolution, leurs points forts, ceux qu'ils pourraient améliorer ? La méthode d'évaluation que j'utilise est la morphopsychologie, qui permet de faire le lien entre la façon dont le visage s'est « sculpté » depuis l'enfance et la façon dont la personnalité s'est forgée et développée. Comme elle ne s'adresse pas au verbal, à ce qui a été appris, mais à la globalité de la personnalité, elle permet, au côté d'autres méthodes d'évaluation, de voir les motivations profondes de la personnalité et leur pondération respective. Quels sont les points forts, sur lesquels la personnalité peut s'appuyer, pour réussir un parcours de vie qui lui corresponde, et quels sont ceux qui la mettent en fragilité et qu'il faut protéger.

     Si je recevais ce jeune homme timide et mal à l'aise dans mon cabinet, quel portrait de lui-même lui présenterais-je ? Comment l'aiderais-je à prendre confiance en lui ? Contre quelles difficultés personnelles le mettrais-je en garde ? Mais aussi comment l'aurais-je perçu dans sa deuxième période, quand il commence à prendre du poids en tant que consul et empereur. Que s'est-il passé après Eylau ? Il n'est plus le même. Si on fait un dernier portrait de lui à Sainte-Hélène, il n'a que 45 ans quand il y arrive : qu'avait-il comme moyens pour utiliser cette retraite ?

La devise de la morphopsychologie est « non pas juger, mais comprendre ». Ce portrait essaie de ne pas porter de jugement de valeur sur les actions de Napoléon Bonaparte. Le classer dans les génies ou les tyrans sanguinaires n'est pas le propos. Mais qui est-il derrière le piédestal qu'on lui a dressé, comment les fondements de sa personnalité lui ont-il permis de chevaucher les occasions et les chances d'une période chaotique ? Je voudrais le rendre vivant et accessible, rencontrer l'homme et non le personnage.

1. Le jeune général

(Première période jusque vers 30 ans, 1799)
 
     Pour cette analyse, je vais me servir surtout du buste de Corbet, des esquisses de David (croquées sur le vif), en gardant comme référence son masque mortuaire qui nous donne les vraies proportions de son visage, la cire écrase cependant, un peu la bouche et les narines délicates (1).
    
J'emploierai le moins possible de termes de morphopsychologie pour que ce texte soit lisible par des non spécialistes, mais il est important de comprendre que l'interprétation découle d'une analyse systématique de l'anatomie faciale de Napoléon et des corrélations que l'on peut en tirer sur le plan de sa personnalité.
     L'ossature très fine et le gabarit général délicats (il mesurait 1 m 67 et devait peser moins de 55 kg à cette époque) en font un être hypersensible (2), dont la vigilance défensive est la première caractéristique : il doit survivre dans un monde, pour lui hostile et dangereux. Il a donc, dans un premier temps, développé plus de systèmes de défense que d'adaptation.
     La rétraction latérale, c'est-à-dire la projection aérodynamique du profil, est très importante. Le premier système de défense sera l'action, le développement des capacités physiques, le besoin de bouger, d'explorer, d'aller plus loin que là où l'on pourrait se fixer. C'est la mobilité qui est recherchée, pas la construction d'une forteresse solide qui vous retiendrait, coincerait.
     Alliée à la rétraction du cadre osseux et au modelé en creux et bosses, tonique, ardent, cette projection aérodynamique va lui donner une très grande agilité et cette rapidité de réaction qui sera l'un de ses points forts.
     Le triangle de communication que forment les yeux, le nez et la bouche, est équilibré par rapport au niveau énergétique peu important que révèle la finesse de l'ossature. C'est-à-dire que le besoin d'échanger avec la réalité est mesuré à ses forces, et il va être retenu par les éléments de rétraction frontale (visibles au recul des yeux et au creusement du plancher du nez, la rétraction latéro-nasale importante). Mais saura-t-il réguler si bien ces échanges énergétiques avec sa bouche qui reste protubérante avec une lèvre supérieure qui surplombe fortement l'inférieure ? Cela annonce une problématique complexe qui va lui faire gérer cette énergie selon des éléments réactionnels et non par bon sens ou réflexion.
     Les trois étages du visage sont remarquablement équilibrés au niveau de leurs volumes respectifs (le masque mortuaire le confirmera). La conception, la réalisation et l'émotionnel ont également besoin de s'accomplir.

Contradictions morphologiques
     Il est tout à fait intéressant de se poser ici une question difficile à résoudre pour un morphopsychologue : Napoléon a donc à la fois une ossature fine et rétractée et trois étages en expansion, la mâchoire est large et projetée avec une bouche peu tenue, les pommettes sont larges avec un nez grand, et le front est très bombé avec de grands yeux. Ce paradoxe est sans doute très explicatif, ces éléments impérieux dans leur expansion sont sous-tendus par un corps peu imposant pour un homme.
     Si on ajoute ce que nous appelons une composante féminine importante, dans la délicatesse des traits, la finesse du corps et de la tête, les yeux descendants, les narines fines et vibrantes, la bouche douce et joliment dessinée avec l'élément juvénile de sa lèvre surplombante : il y a beaucoup de choses à compenser pour pouvoir se permettre d'avoir l'ambition qui fut la sienne, si ce n'en est l'origine.
     Imaginons ce jeune « beur », parlant le français avec un accent épouvantable, débarqué en métropole dans une pension austère, loin de sa famille. Ce fut sans doute un enfant hâve, maigrichon, hargneux et boudeur recherchant désespérément le regard d'une mère adorée, mais qui n'a jamais dû s'occuper beaucoup de lui. Il était venu trop vite derrière, ce frère Lucien qui, lui, était un « bel enfant » potelé, valorisant pour une mère, et qu'elle lui préférera toujours (jusqu'à aller le consoler pendant le Sacre plutôt que de participer au triomphe du fils qui a si bien réussi. Ce n'était pas lui qu'elle avait prévu pour ce programme). Cette petite chose jaune a dû vite être confiée à une autre femme. Aussi peut-on expliquer cette lèvre surplombante comme le résultat d'un sevrage trop précoce de l'enfant qui n'a pas « profité », car insuffisamment materné. Toute sa vie, il cherchera à prouver sa valeur à celle qui ne le remarquait pas. Accomplir des exploits pour attirer son attention. Revêtir les habits du héros, jusqu'à le devenir, ce fut la tâche surhumaine à laquelle il se consacra toute sa vie.
     La rivalité avec son frère, un développement de l'estime de lui-même faussé par ce manque d'amour, vont l'amener à se construire sur une identification à ce qu'on appelle « l'idéal du moi » : il va essayer de pressentir quel genre d'homme sa mère admirerait pour devenir celui-là. L'homme qui attirerait Letizia est sans doute celui qu'elle aurait voulu devenir elle-même. La part masculine en elle, qui en fit une maîtresse femme, à la conduite héroïque pendant ses jeunes années et qui ne céda jamais devant les pressions.
     Si on est d'accord avec cette hypothèse, Napoléon se construira une personnalité factice, un « faux-self » pour être aimé de sa mère, préféré à son frère. Il accomplira le projet que sa mère aurait voulu inconsciemment réaliser elle-même. Un projet grandiose, fait de bruit, de gloire et de puissance.
     Il va se construire une personnalité idéale à laquelle il se conformera, porté par cette identification au héros antique, rien ne lui fera peur, il pourra ainsi surcompenser les faiblesses de sa nature, de sa sensibilité et même de son origine géographique et sociologique.
     La rivalité avec son frère va chauffer à blanc toutes ses capacités, va les augmenter : volonté de puissance, volonté d'affirmation, volonté de tenir et de maîtriser tout, avec toujours l'impression que les choses lui échappent, qu'il n'arrivera jamais à obtenir ce qu'il veut. Il se mettra toujours en défi par rapport à l'existence et aux autres. Il faut gagner toujours, ne jamais laisser l'autre, ami ou ennemi, prendre la plus petite avance devant lui. En fait, si quelqu'un le dépassait, il remettrait complètement en cause son système. Sa vigilance va se transformer en entraînement et cela va améliorer sa capacité à résoudre les problèmes, à réfléchir, à voir tout en même temps et donc entraîner son intelligence à devenir encore plus brillante. Il possède à la fois des capacités innées très importantes et en fait ses « complexes » les améliorent. Ses difficultés psychologiques, en tous cas dans le première partie de sa vie, vont créer des compensations et des surcompensations positives qui soutiendront son ambition. Pour résumer, il disposait de très beaux atouts pour réaliser ce programme et ils ont été portés à leur maximum par son besoin de revanche.

Les capacités physiques et volontaires
    
Son tempérament de rétracté en fera toujours un homme sobre et presque ascétique, il mange peu, n'importe quoi et à toute allure, il ne boit qu'un peu de vin coupé d'eau. Par contre, il chique du tabac, habitude compensatoire (on retrouve ici sans doute, ce « stade oral » (3) mal intégré à cause d'un sevrage trop brutal).
     C'est un homme soigneux de son corps, il est très propre, prend de longs bains et se lave les dents, ce qui n'est pas forcément courant à cette époque. Il se soignera au mieux des possibilités médicales de son temps. Mais il se mène à la dure, sans aucun souci de son confort, l'important c'est l'efficacité, la rapidité d'action, le résultat. Il ne s'écoute jamais, la tension nerveuse lui permet de durer plus que tout le monde, d'épuiser son entourage par son endurance à la fatigue.
     L'étage instinctif est large, augmenté par des masséters puissant qu'il devait contracter en permanence, en serrant les dents. Il est de plus très projeté en avant avec un menton large montrant le besoin d'action, d'être celui qui prend les initiatives et les décisions, qui tranche. Il est combatif, ardent, il doit être le premier, le meilleur. La partie la plus primitive de son « cerveau » (4) est celle d'un mâle dominant qui ne cédera que temporairement devant plus fort que lui, pour gagner plus tard et de toutes façons. C'est un teigneux, d'autant plus que son adolescence ne sera jamais finie, il n'y aura pas d'apaisement du besoin de prouver sa valeur, que ce soit dans le domaine professionnel, passionnel ou intellectuel (la lèvre surplombante est encore là sur son masque mortuaire !). Cela lui donnera ce besoin de progresser dans tous les domaines, de se mesurer à tous et de se dépasser lui-même.
     Son affirmation de lui-même sera d'autant plus impérieuse et rageuse qu'il n'est pas si sûr de sa valeur, la blessure narcissique (5) (la rétraction latéro-nasale, la lèvre supérieure surplombante et les yeux descendants) le taraudant toujours sournoisement à chaque difficulté ; chaque échec la réveille et le met dans des crises d'angoisses très douloureuses, auxquelles il ne peut échapper que par l'action et le surmenage. Il se bat, monte des heures à cheval, consomme les femmes et la nourriture comme des « pare-angoisse » (6) : il engouffre vite, n'y prend que le plaisir de remplir le trou béant de son manque. Il ne sera que rarement voluptueux, seulement quand il pourra relier le courant de la tendresse avec des femmes douces et enfantines qui ne réveilleront pas la peur de ne pas être à la hauteur, que déclenchaient sa mère ou des femmes qui auraient eu sa puissance (c'est sans doute une des raisons de sa détestation de Mme de Staël, à la stature physique et intellectuelle imposante).

Les capacités relationnelles
     L'étage affectif possède des pommettes particulièrement développées, montrant l'intense besoin émotionnel et physique de donner et de recevoir de l'amour. Leur hauteur qui ramène l'énergie vers des besoins de délicatesse et d'attention plutôt que d'expression physique brutale. (Les éléments de rétraction et de finesse de l'ossature et des récepteurs donnant, en plus, des capacités de raffinement et d'élégance dans l'expression des sentiments. Sa goujaterie et brusquerie était donc une attitude réactionnelle, une façon de se défendre contre l'emprise qu'il craignait des femmes, une façon de se venger de sa frustration permanente). Le modelé rétracté bossué (sa forme heurtée en creux et bosses) montre une affectivité passionnée, exigeante et contradictoire. Cette contradiction entre le plaisir de participer, d'être avec, en confiance et amplitude que donne la dilatation des pommettes et la distance douloureuse apprise par la nécessité de survivre au manque de gratification de ce besoin, se voyant à la rétraction latéro-nasale (creux entre le nez et les pommettes, « plancher » sur lequel repose le nez). Elle est insuffisante peut-être pour protéger vraiment, mais elle est le témoin de la tentative de se replier en soi-même, d'essayer d'être le plus autonome possible, le « je n'ai besoin de personne » des enfants essayant de faire avec la contradiction des envies contraires de fusion et d'indépendance.
     Le nez puissant à l'angularité ouverte va le projeter dans un besoin de s'imposer par les sentiments, de stimuler les autres avec une capacité charismatique à les mobiliser par le coeur, l'élan et la passion. Il devait dégager une force émotionnelle peu commune, ce qui explique en partie l'attachement déraisonnable de ses soldats, la fidélité de ceux qui « craquèrent » en le revoyant à son retour de l'île d'Elbe. Même s'il était pudique dans l'expression de ses sentiments, la rétraction latéro-nasale rendant douloureux le ressenti. La délicatesse de ses narines montre un homme à la sensibilité de sismographe, détectant les vibrations subtiles d'une atmosphère, ou les émotions d'un interlocuteur. Il a dû apprendre à utiliser cette aptitude assez jeune et ce fut certainement un atout important. Contrairement à la légende de tyran sanguinaire froid et indifférent, c'est un homme qui vivait avec une grande acuité les souffrances et les émotions qu'il rencontrait. S'il a dû les maîtriser et les faire taire (le nez se busque pour essayer de mettre à l'abri cette sensibilité : prendre, plutôt que d'être pris) pour devenir un homme et un soldat surtout, cela ne veut dire, en rien, qu'il s'en moquait. De plus, les grands yeux descendants, peu abrités, l'empêchaient de se mettre à l'abri des visions insoutenables des champs de bataille qui ont dû le hanter toute sa vie, sans répit.
     Là aussi, la fuite en avant était son seul échappatoire. Être « sur-occupé » en permanence pour ne pas donner le temps aux émotions de remonter. Paraître froid et insensible, ce que les hommes assimilent à de la force mentale.
     Les relations avec ses collaborateurs tenaient sur ses capacités à créer un lien fort et fidèle, à la façon dont il les subjuguait par son intelligence protéiforme et sa clairvoyance, et par l'autorité qu'il démontrait, sans vraiment s'en apercevoir, au début. Sa composante féminine de réceptivité lui permettait d'être à l'écoute et d'édicter des règles en obtenant le consensus, avec certainement une bonne dose de manipulation (on peut lui faire confiance pour cela). Plus tard, quand la ligne de ses yeux se redressera, il s'imposera et ne tiendra plus suffisamment compte des consultations et des rapports qu'il sollicitera pourtant toujours.
     Avec ceux qui sont ses familiers, qui font partie de la famille élargie, il était particulièrement détendu, gentil et joueur, certainement taquin, même. Il n'est pas encore dans le personnage de l'homme d'État qu'il est en train de créer. Ce fut un père très aimant et attentif pour les enfants de Joséphine, qu'il protégea et éleva comme les siens (cela se gâtera plus tard, il les utilisera, eux aussi). Et il fut même un père « gâteux » devant son fils, le roi de Rome.
     Par contre, confronté à des oppositions toute la journée (les réelles et celles qu'il invente), il cherche à se reposer, se mettre en vacances et, il veut que son entourage soit tel qu'il le rêve, heureux par lui et aimant. Surtout qu'on lui obéisse sans poser de questions, sans le fatiguer ou le contrarier. Joséphine, dans sa douceur alanguie de créole savait particulièrement créer cette atmosphère, satisfaire ses désirs sans donner l'impression que c'est lui qui les imposait.
     Plus profondément, cet homme sensible et tendre (la douceur de la bouche, le charnu du nez) voulait aimer d'un amour ardent, assouvissant et réparant tous les besoins de son être.
     La nature légère de Joséphine, dans la partie passionnée de leur union, ne lui permit pas d'en être gratifié. Se refermant sur la blessure première réactivée (elle lui préféra, elle aussi, un autre, un homme léger, distrayant, disponible et sans doute meilleur amant), il ne se donnera jamais plus de cette façon à une femme, et se tournera encore plus vers son destin héroïque, la gloire et la puissance, refuge des enfants mal aimés.

Les capacités intellectuelles
     L'étage cérébral est ample, très bombé, bien encadré par les tempes aplaties et les crêtes temporales qui vont activer et canaliser la pensée vers des buts actifs, tournés vers la réalité et sa compréhension.
     Si on suit, comme avec un doigt, le modelé souple de son front, on sent d'abord des bosses sus-orbitaires courtes mais présentes, en corrélation avec un sens de l'observation important qui va profiter du « grand angle » de ses yeux grands ouverts et peu enfoncés. Sa vision est celle d'un peintre qui voit la globalité, son mouvement et son déroulement dans le temps, plus que le trait ou le détail. Les sourcils proches de l'oeil ramènent la pensée sur son objectif, pour qu'elle ne s'évade pas trop. Mais il ne se concentre pas sur un seul sujet, la pensée est tellement ample, intuitive et rapide, qu'il suit plusieurs idées à la fois, d'où sa capacité légendaire à dicter plusieurs lettres en même temps.
     La dilatation et la pente descendante de ses yeux lui donnent une plasticité d'adaptation intellectuelle exceptionnelle. Il comprend intuitivement quel est le style d'intelligence de son interlocuteur, ses besoins et ses aspirations. La composante féminine, que nous avons vue plus haut, va lui apporter une grande capacité de séduction. Il infusera, à celui qu'il veut subjuguer, les arguments qui le convaincront que Bonaparte est génial, qu'il est l'homme de la situation. Un lien fort sera créé. Plus que cela, dans ces jeunes années il consulte, se mêle au peuple, écoute, assimile et apprend sans complexes. Il sent (la sensibilité ardente, que nous avons vue plus haut, s'en mêle aussi) les besoins des personnes mais aussi ceux du peuple et des différentes classes de la société. Intellectuel brillant, homme des Lumières avec le Faubourg Saint-Germain, peuple avec le peuple, soldat avec ses hommes, il invente le marketing, il donne à chacun ce qu'il a envie d'entendre, l'image qu'il a envie d'admirer.
     L'ensemble grand front-grands yeux s'accompagne d'une excellente mémoire qu'il travaillera toujours par ses lectures, le besoin d'étudier et d'apprendre jusqu'à la fin de sa vie et ce, dans les domaines les plus divers. Cette mémoire photographique sera d'une grande aide dans ses études et une des composantes importantes de son intelligence.
     Jeune homme, Napoléon a les yeux qui descendent assez fortement, tous les portraitistes le remarquent. Cet élément de réceptivité et de tristesse en fait un élément dépressif important à noter. La réceptivité est celle d'un artiste qui absorbe la réalité dans son mouvement et son étendue, sans faire de vraie différence entre l'imaginaire et ce qu'il voit. De plus, cette vision n'est pas figée par les catégories de l'espace et du temps mais possède une fluidité de déroulement. Il voit ce que cela peut devenir. Il y a un côté artiste dans sa vision stratégique des batailles. L'ensemble grand front arrondi, grands yeux avec de l'atonie, manque de rétraction frontale à cet étage lui donne des capacités de « voyant » et de « vista » qu'il saura, bien sûr, relier aux apports de ses services de renseignement.
     L'élément juvénile de sa lèvre supérieure surplombante l'empêche de faire la différence entre le monde magique de l'enfance et la réalité, quand il se met en état de réceptivité. Dans ses longues heures de promenade solitaire où il « méditait », dans son demi-sommeil, ou dans la vision d'une carte ou d'un futur champ de bataille, il devait parfois prendre un air un peu halluciné de visionnaire, une des composantes essentielles de son génie. Puis, les éléments de recul et de dynamisation, la bonne mandibule, le ramenaient à la réalité, à l'organisation, à la retransmission logique et séquentielle de sa pensée. De grands penseurs ou peintres ont ces caractéristiques.
     L'élément dépressif que montrent ses yeux tristes, indique à la fois son manque de confiance en lui-même, mais aussi, à cette période, quelque chose qui ne s'est pas affermi dans son caractère, qui doute, cherche, a besoin d'approbation et de reconnaissance pour prendre confiance en ses possibilités. Cela augmente ses capacités d'apprentissage, car cela lui permet de se mettre en état d'élève, position ouverte et acceptante, de ce que l'autre a à vous enseigner. Il se transforme en éponge qui s'imprègne de tout ce qui l'entoure. Sa mémoire, ensuite, le grave définitivement. Ce sont des années d'apprentissage : sa personnalité est encore souple, il écoute, il essaie de se faire apprécier, de séduire par son intelligence, sa capacité à embrasser plusieurs lignes de pensée et en faire une synthèse aussi inattendue que brillante. On le voit bien, lors de l'expédition égyptienne, par le bouillonnement culturel qu'il entretient avec des esprits brillants et cultivés qui le fascinaient et dont il voulait tout apprendre ; sa façon de courtiser les savants de son époque à son retour ; même celle de comprendre les us et coutumes des salons parisiens, les mouvements de l'opinion et de ceux qui la font.
     Il s'insinue vers le pouvoir, c'est une stratégie féminine, il ne fait pas peur, il s'allie, rallie ceux qu'il séduit et ceux que sa faiblesse apparente rassure et qui cherchent à se servir de lui pour avancer leurs propres pions. Barrras et Cambacérès en particulier. Quelle sera leur surprise quand l'autre facette de Napoléon se révélera et qu'il leur fera payer, sans doute avec une certaine jouissance revancharde, les moments où il était leur « petit Bonaparte » ! Cette composante féminine (7) de Napoléon devait être ressentie par lui comme de la ruse, et tant qu'il l'utilisera, il réussira tout ce qu'il entreprendra, s'alliera les bonnes volontés et même les enthousiasmes. Il saura faire travailler ses équipes ensemble avec ces qualités que l'on reconnaît aux meilleurs managers.
     Mais il la ressentira aussi comme une faiblesse, une humiliation pour sa virilité méditerranéenne, d'autant plus ombrageuse que son apparence chétive n'était pas à la hauteur de son ambition. Alors plus tard, il surcompensera dans son personnage d'homme d'État, autoritaire, insensible et « dévaluateur ». On est toujours dans le trop, quand on veut montrer le contraire de ce que l'on est. Il perdra alors sa souplesse sensible, ce sera le pas entre le Capitole et la roche tarpéienne.
     Après ces bosses assez délicates, sur le milieu du front il n'y a pas de creusement mais deux méplats sur les côtés d'une ligne médiane. C'est-à-dire que vu de trois-quarts, on voit la différenciation du front, alors que de profil exact, on ne la voit pas. Nous pourrions interpréter cette particularité comme celle d'une pensée particulièrement fluide, intuitive et aux associations de pensée fulgurantes, accélérées par la légère pente du front et l'aérodynamisme du visage en général.
     Il va s'intéresser plutôt à se qui se passera demain, qu'à refaire le passé.
     Il sera curieux, s'intéressant à la nouveauté, aux innovations techniques et scientifiques, il voudra exercer son intelligence à améliorer les choses, à résoudre les problèmes, à la fois de façon concrète (la mandibule carrée, les pommettes, les bosses sourcilières et la rétraction latérale), mais aussi abstraite (le front très rond sur des éléments de rétraction dans le cadre et les « communicateurs »).
     En fait, l'analyse est à sa disposition (donnée par ces méplats de rétraction frontale et ceux de l'étage affectif), il s'en sert quand il en a besoin et a appris par ses études dans l'artillerie, à le faire avec virtuosité. Il résout la plupart des problèmes intuitivement, des connections inattendues se font dans le réservoir de sa mémoire prodigieuse, pratiquement dans l'instant en des synthèses magistrales.
     Après la phase intuitive, où la pensée n'est pas bridée, et part dans tous les sens, sans contrôle, ni logique, il faut vérifier, la mettre dans une forme transmissible et compréhensible par les autres (les fameux « quatre-vingt dix-neuf cent de sueur, pour un pour cent de génie » de Einstein.) Il passe donc à la réflexion. Cette possibilité d'arrêt dans la pensée globale et intuitive va être indiquée par tous les éléments de rétraction frontale dans le visage, y compris s'ils sont hors du front. Mais la zone de réflexion marque par son petit creux l'obligation du principe de réalité amené dans le champ de la pensée, l'existence d'un bridage dans la liberté de rêvasser.
     Il va marcher longuement (le rétracté latéral réfléchit mieux en bougeant), pour réfléchir, méditer comme il dit. Il repasse toutes les solutions possibles, reprend de façon analytique, logique, séquentielle tous les problèmes, un à un. Ce raisonnement clair et structuré correspond aux besoins de faire passer ses messages et ses idées de la façon la plus pratique et efficace qui soit. C'est ce à quoi son éducation scientifique l'a entraîné. Il organise, met de l'ordre, il a besoin de précision et de clarté. Il est très rare de rencontrer des personnes qui soient à la fois créatives et ordonnées.
     Cette vision d'ensemble en fera un exceptionnel organisateur. Tout devait se dérouler dans son esprit comme la construction d'une symphonie dans l'esprit de Mozart, tout devait être prêt avant d'avoir à l'écrire, le plan de bataille, la stratégie qu'il allait dérouler dans le temps et les alternatives connexes. Être aussi ingénieux dans le détail et avoir une ampleur de vue aussi large, est rare.
     Pourtant ses secrétaires avaient beaucoup de mal à le suivre, car tout partait un peu dans tous les sens. Chez la plupart des individus, l'ordre bride la globalité intuitive. Chez Napoléon les deux coexistent et l'urgence perpétuelle dans laquelle le met son tempérament nerveux et dynamique, fait que parfois tout se bouscule, vu de l'extérieur. Son rythme de pensée est particulièrement rapide. C'est la difficulté qu'ont tous les intuitifs (« cerveau droit ») avec les logiques (« cerveau gauche ») (voir note 4), ils vont trop vite et dans tous les sens. Ces derniers sont perdus par ce qu'il prennent pour du désordre, de la dispersion et de l'inorganisation. De même les « cerveaux droits » trouvent les « gauches » lents, freinant leur inspiration. La pensée de Napoléon se mouvait dans toutes les directions à la fois, de l'espace et du temps, dont il devait ressentir presque intuitivement le mouvement vers le futur pour en être le créateur, et en plus il savait l'ordonner.
     On va trouver une créativité importante avec la zone haute du front, zone imaginative qui forme un arrondi parfait, soufflé par son utilisation permanente et plaisante (8).
    
Cette imagination va aussi lui donner à la fois de grandes capacités d'improvisation, une capacité à innover, là où l'on ne l'attend pas, des capacités stratégiques et d'anticipation qui lui permettront d'avoir toujours une longueur d'avance sur ses adversaires.
     Son sens de l'efficacité et son pragmatisme (par la mâchoire et les bosses sus orbitaires) lui feront fondre d'abord sur l'essentiel, mais sa vigilance lui fera comprendre que « le diable est dans les détails ». Il viendra ensuite les peaufiner pour que rien ne puisse rater par défaut d'attention. Ce sont les éléments de rétraction de son ossature surtout, son hypersensibilité défensive qui lui donneront cette attention paranoïaque aux détails, qui sera aussi une de ses plus grandes forces (avant de se retourner contre lui) et qui terrorisera ses exécutants.
     Comme la rétraction frontale est insuffisante sur son front et dans son visage, il ne sera jamais un homme sage et mesuré, les défis qu'il doit relever depuis son enfance, la composante héroïque de sa nature en font un homme de la démesure, de l'imaginaire sans borne.
     Ce manque de recul et la bouche enfantine ne lui apporteront pas une très bonne maîtrise de son caractère. Par intelligence, il saura se contraindre, mais dès qu'il est avec des familiers dont il ne craint rien, il pourra se laisser aller à ses terribles colères, défoulement orageux des contraintes imposées, irruption de la révolte fondamentale de l'incompris et aussi impatience devant les manques de réflexe ou d'intelligence, le rythme, trop lent pour sa rapidité, de ceux qui l'entourent et dont il voudrait qu'ils soient des prolongements de lui-même, non des êtres différents.
     Il va transférer une grande partie de son énergie passionnelle vers les études. Combien d'enfants ont ainsi choisi l'intelligence pour compenser l'amour manquant, combien se sont d'abord réfugiés dans un monde imaginaire, celui où l'on pouvait inventer un monde à sa convenance : on y gagne toujours, la princesse se conquiert par un acte de bravoure et elle vous aime pour toujours. Ensuite, le monde des images s'est enrichi de l'imaginaire des autres, par des lectures. La facilité de lecture, et donc d'apprentissage, qui en découlent font que le monde de la pensée devenait un monde où l'on gagne, où l'on passe devant les autres, où l'on peut s'attirer l'attention des professeurs, y trouver une certaine reconnaissance de ses efforts, à défaut de leur affection.
     L'on connaît l'enfance solitaire de Napoléon, son goût pour la lecture qui le mettait à l'abri de la morgue brutale et méprisante des jeunes aristocrates de son collège.
     S'il n'a pas si bien réussi à l'école dans son enfance, je pense que cela est surtout dû à un système éducatif basé sur l'apprentissage « par coeur » des notions, alors que lui avait besoin de désirer comprendre, trouver par lui-même, explorer les tenants et les aboutissants d'un problème et découvrir, tout seul, les solutions. Savoir à quoi cela servait et ce que l'on pouvait en faire. Tout le reste était perte de temps. On peut aussi émettre l'hypothèse que pour cet enfant avide de reconnaissance et d'affection, il n'a pas dû rencontrer d'éducateurs de grande valeur, auxquels il aurait voulu prouver la sienne en réussissant dans la matière enseignée. Le manque de confiance en sa propre valeur laissait encore à l'état d'ébauche ses futures capacités, mais il emmagasinait, rêvait, se projetait dans les héros de ses lectures. Un professeur exceptionnel l'aurait amené sans doute à se diriger vers cette fonction.
     Si l'élément plaisir physique (nourriture, sexualité) n'a jamais eu beaucoup d'importance pour lui, car il ne pouvait s'accorder le temps d'être voluptueux, cela ne rentrant pas dans son projet, la gestion implacable du temps, la nécessité d'aller vite en tout, due à la surcompensation de ses faiblesses pour une part, mais aussi à son avidité mentale, ont transféré la plus grande part de son énergie vers le domaine intellectuel. On peut faire l'hypothèse que l'avidité orale que l'on avait notée à propos de sa lèvre supérieure surplombante a été transférée, dès la jeunesse, au niveau cérébral dans une boulimie d'apprentissage, de connaissances. Napoléon lisait énormément et ce dans tous les domaines de la connaissance que l'on pouvait appréhender à son époque. Il y a une constante que l'on retrouve en clinique morphopsychologique : la zone la plus volumineuse du visage attire à elle le plaisir principal et dure le plus longtemps dans le temps. L'étage cérébral de Napoléon, si « soufflé », dilaté montre dans ce cas que c'est dans l'exercice intellectuel qu'il prenait le plus de plaisir, dans la conception, la stratégie qu'il se sentait le plus fort, et cela ne faiblirait jamais, au contraire de son corps qui le lâcherait. C'est dans la lecture que Napoléon se reposait, renouvelait son énergie et alimentait son imagination.
     Cet esprit souple ne sera cartésien que par apprentissage, mais il se servira de toute sa flexibilité méditerranéenne pour devenir un excellent acteur, sachant parfaitement amadouer et courtiser ceux dont il avait besoin, impressionner par la froideur et le calcul d'un esprit supérieur ou effrayer de ses colères, dont beaucoup étaient feintes. On retrouve le grand illusionniste, le « machinatore » dans ce mélange d'intelligence non bornée et les éléments juvéniles de sa nature qui feront que, pour lui, la vérité ne sera jamais un absolu. La vérité sera ce que l'autre a besoin d'entendre pour se plier à ses désirs. En plus, c'est un des grands arts de la culture méditerranéenne, que l'on apprend dès le berceau. Ne pas être un maître dans l'art du mensonge et de la roublardise, comme Ulysse, est plutôt vu comme un signe de bêtise que d'honnêteté. Il y a quelque chose d'encore très enfantin dans ce souhait d'une réalité flexible à son désir. On développe alors sa capacité à convaincre en se convainquant soi-même de cette distorsion, en travaillant cette « intelligence » manipulatrice.
     Cela le rendra redoutable dans la négociation. Ce sera un acteur adroit, subtil et rusé et un stratège à « plusieurs bandes avant ». Son adversaire avait peu de chances d'être à sa hauteur, surtout s'il jouait avec des cartes moins biseautées.
     C'est donc un redoutable meneur d'hommes, un réalisateur pragmatique et organisé, un innovateur créatif, dans une tension de fuite en avant pour ne pas laisser monter le doute, l'angoisse et le découragement dépressif qui le guetteront toujours.
     Il y a également en lui une forte composante d'enfant rebelle qui est dans l'immaturité : ne pas se conformer aux attentes des autres. C'est sa facette contestataire, son côté « sale gosse » capricieux ; il ne veut pas respecter les usages, il veut défaire tout ce qui se tient sur un piédestal. Ceci allait très bien avec la Révolution. En fait, il a détruit ou participé à la destruction d'une certaine classe sociale pour en reconstruire une autre presque à l'identique. Il a valorisé l'étiquette à partir du moment où c'était lui qui l'avait instituée, on ne se met pas en rébellion contre ce qu'on a fabriqué. Cette fonction d'enfant rebelle lui faisait remettre en cause tout ce qui était acquis autrement que par la valeur personnelle et le travail. Il avait un immense respect pour le travail et la bravoure et il eut tendance à faire « sauter » ce qui n'était pas de cet ordre.
Napoléon avait-il de l'humour ? Je ne pense pas, il n'y a pas assez de capacité de recul par rapport à lui-même. Les grands yeux à fleur de visage montrent qu'il colle trop à la réalité, les éléments juvéniles, le besoin anxieux et désespéré d'être à la hauteur de la personnalité forgée ne permettent pas une distance amusée et tolérante, quand on est indulgent avec ses propres défauts. Il devait avoir des moments de lucidité tragique, où l'ironie de sa situation lui apparaissait, mais pas assez de détente pour pouvoir en rire. Tout maîtriser tout le temps, pour se maintenir dans sa position de puissance amène plus de « parano » que d'humour. L'humour serait alors un étalonnage de la capacité de recul par rapport au personnage social qu'on s'est créé. Encore jeune, on rapporte des exemples de rires partagés avec sa famille sur leur incroyable ascension et les privilèges qu'elle leur procurait, ensuite le masque social sera définitivement vissé au visage, la personnalité se figera.

L'amant de Joséphine
     Joséphine, c'est l'erreur. La fascination d'abord, la première femme qui lui ait apporté du plaisir, la première et sans doute la seule qu'il ait aimé vraiment. Il était fou amoureux. Peut-être plus de celle qu'il imaginait, telle qu'il la voulait, que de la Joséphine réelle.
     Mais cette erreur, comme nous l'avons vu, a sans doute été très féconde dans son existence. Aurait-il eu son destin sans cet amour déçu ?
     Mais il est encore un jeune homme qui se forme, qui a un coeur (presque) tout neuf et qui va pouvoir se donner corps et âme dans cet amour qui abattra tous les systèmes de défense du presque adolescent qui joue à l'homme fort. Il sera sincère, romantique, ce sera peut-être le seul moment de sa vie où son être ne sera pas tronçonné en tête d'un côté, et corps et coeur vus comme des utilités de l'autre. Tout fonctionne bien ensemble. Il aime, il ressent des émois et des sensations délicieuses et bouleversantes pour la première fois de sa vie. Son corps et son coeur vont d'unisson dans sa passion. Son intelligence et son courage sont exaltés par cet afflux de vie. Il va être soulevé par cette énergie et la confiance en soi miraculeuse qu'apporte la passion amoureuse pendant sa campagne d'Italie. Il est Mars et Eros à la fois, invincible et immortel, il peut s'élancer sur le pont d'Arcole.
     Mais Joséphine est ailleurs que dans cette passion, pour le moment elle s'est « casée », sur les conseils de Barras, avec un jeune général mal dégrossi, qu'ils pourront manipuler tous les deux. Elle est une bonne épouse et occasionnellement, quand elle ne peut vraiment pas y échapper, une courtisane complaisante et pleine de savoir-faire. Elle va le mener en bateau de façon éhontée et briser cette passion qu'elle avait si bien su allumer, en étant le support de tous ses besoins à lui.
     Il ne se permettra plus jamais l'abandon et la confiance. La parade à sa souffrance d'homme trompé sera de revenir à un système de défense plus ancien, la puissance, l'intelligence et l'action. Il s'imposera, il ne quémandera jamais plus.
     De plus, était-il un amant très équipé, point trop rapide ? Il est trop impérieux, possessif, exigeant, tyrannique pour s'occuper beaucoup de l'autre, vouloir lui faire du bien tel que l'autre en désirerait, on ne sait pas même s'il y pensait. Le désir d'une femme aurait sans doute été trop menaçant. Il s'impose, se rassure, détend sa tension nerveuse dans l'acte amoureux. Passe-t-il du temps, un temps amoureux au déduit ? Ce n'est pas un amant, c'est un prédateur possessif. Il ne se donne pas le temps de la volupté amoureuse, il aime surtout la possession, la bataille gagnée, il s'y sent homme et enfin détendu. Il est tellement hyperactif et nerveux, qu'à peine l'acte fini, il était déjà ailleurs. Il n'avait pas le droit au plaisir, il n'avait le droit qu'à la victoire.
     Nous l'avons déjà vu, l'alliance des yeux souvent tombants, de la bouche un peu douce et de cette lèvre enfantine, le confrontait à des prises de conscience brutales sur l'inanité de son projet. Il ne pouvait profiter de moments d'abandon, car les moments de lucidité qui arrivent dans l'inaction peuvent entraîner des angoisses très dépressives. Il se voulait tellement haut qu'il ne pouvait que tomber, aussi se reprenait-il très vite, et se dépêchait-il de retourner travailler, car son cerveau avait déjà repris son rythme de travail permanent : « On ne pourra jamais dire que j'aie perdu mon temps ».
     Cette lèvre surplombante va nous faire comprendre un peu son comportement vis-à-vis des femmes. Étant donné que c'est un homme qui n'est pas dégagé de la mère, les femmes sont des êtres dangereux : elles fascinent ou elles inquiètent. Il n'y a pas de relations faciles avec elles. Elles sont, soit des surfaces de projection de son désir (ça va être la fascination pour Joséphine), soit des petits animaux familiers, futiles et sots, qu'il va mépriser de façon très phallocrate. Il n'y a que les hommes qui soient dignes d'intérêt. Les femmes n'ont qu'à faire de la broderie, papoter entre elles et se parer pour nous faire plaisir ou nous mettre en valeur. D'où aussi, sa détestation de quelques femmes intelligentes. La femme est divisée en deux espèces pour lui, il ne voit pas la femme dans sa complexité. Il n'y a que des bas-bleus insupportables ou des femmes enfants, idiotes et faciles. Il gardera les trésors de sa subtilité séductrice pour les hommes ; les femmes, il les conquerra comme un soudard, de façon brutale et maladroite.
     Le nez impérieux prend et ne donne rien, il exige. Avec la lèvre enfantine, commence le tyran, le tyran patriarcal. Pour se rassurer, ce qu'il n'admettra jamais, il veut que tout le monde soit à ses pieds et lui obéisse au doigt et à l'oeil. Ainsi, il n'a jamais à avoir peur, puisque ce sont eux qui ont peur de lui. Il ne peut pas être abandonné, puisque c'est lui qui les tient dans la main. Quand on met tout le monde à ses pieds, dans cette stratégie de « maître chez soi », le monde tourne autour de soi et on se sent puissant, à l'abri du rejet, de l'abandon et de la misère affective.
     Il a peur de la femme, car il reste dans une forte dépendance à son pouvoir. Il a dû toujours avoir peur de sa mère. Il dépend de cette image de femme terrible à laquelle il faut plaire et à laquelle on ne plaît jamais. Le peintre David rend bien compte de l'homme qui est habité par son rêve, par un rêve héroïque auquel il veut ressembler, qui est en permanence en train de se hisser au niveau de cet idéal. C'est cela qui explique son insouciance du danger, ce n'est pas lui qui combat, c'est le héros qui est en lui, qui combat. Le héros n'a pas peur, un peu comme un enfant qui jouerait à la guerre, le héros ne meurt jamais. Son étoile, c'est cette vision héroïque de lui-même : je suis César, je suis Alexandre. Et il l'est devenu.
     Il restera toute sa vie bloqué dans ce matriarcat qui est surtout visible à la façon dont il a placé et supporté sa famille. En même temps qu'il jouait au pater familias qui régentait tout, il était d'une faiblesse confondante envers les siens, leur passant toutes leurs erreurs, les comblant d'honneurs et d'argent et se mettant en contradiction avec ses principes de récompenser selon le talent et le mérite.

2. Consul et empereur (période de 1800 à 1807, jusqu’à Eylau)

Le Consul
    
Les portraits de cette époque, le représentent soit avec un air songeur, soit avec des yeux qui descendent. Vers 1800, il ne va pas bien sur le plan psychologique, il est fatigué, il a moins confiance en lui. Peut-être traverse-t-il une période de manque d'assurance ou d'épuisement nerveux. Les éléments enfantins, la lèvre surplombante et les yeux qui descendent, montrent une réceptivité forte, le goût de se laisser imprégner par le milieu, ceci devant être compensé ou surcompensé par un besoin d'affirmation grandissant. C'est sans doute mal vécu. Il est nerveux, manquant de calme et d'assurance, avec des excitations, des énervements pour prouver qu'il maîtrise tout, ce qui va l'amener à une maîtrise excessive des choses.
     Le sentimental introverti qu'il est, recèle des éléments idéalistes et féminins : en fait, pour une partie de sa personnalité, il se sent intérieurement faible et dépendant. Ses caractéristiques romantiques, de douceur, de besoin d'être protégé par quelque chose de féminin sont inacceptables pour lui qui a toujours cherché à prouver sa valeur et dont l'intellect est tellement supérieur. Alors pourquoi a-t-il besoin de prouver aux autres femmes qu'elles sont idiotes ? Pourquoi a-t-il si peur de l'intelligence des autres (Talleyrand – Fouché – Mme de Staël) ? C'est comme pour certains de ses élans de caractère, qu'il doit trouver faibles et insuffisants. Ainsi, il se joue et joue aux autres la comédie du tyran, celle de quelqu'un qui veut absolument imposer une volonté inflexible. Il se forge une personnalité extérieure qui n'est pas authentique, un personnage de devanture, afin de cacher l'homme hypersensible, qu'il était, en fait. Il se constitue une carapace d'homme fort, alors qu'il se sent beaucoup plus désarmé et vulnérable que cela. « Tutto e commedia ».

L'Empereur
    
Il a sans doute trouvé un mode de fonctionnement assez satisfaisant. Le visage commence à prendre de la puissance, à se remplir un peu, il a l'air moins maladif. Le nez s'élargit, les narines semblent s'écarter un peu (mais cela ne durera pas). La mâchoire paraît moins disjointe, moins avancée ; par le jeu d'un remplissage de chair, elle semble moins brutale. Arrondirait-il les angles, aurait-il plus de diplomatie, comprendrait-il qu'il y a des choses que l'on ne peut faire passer en force ? Sur son visage, on observe quelque chose de cet ordre là.
     Il y a la puissance de la pensée et la capacité à enthousiasmer les hommes par son discours, par son élan. Il est impérieux, il va s'imposer et subjuguer les hommes qui l'entourent. Le masque d'une virilité, qui jusque là n'était pas sûre d'elle-même, s'impose mieux. Une sorte de névrose de caractère s'installe. Il est devenu un homme fort, puissant, affirmé, qui dicte sa volonté à tous, mais celle-ci est intransigeante puisque c'est de la compensation. Cette volonté de puissance va peut-être manquer de souplesse et entamer sa réceptivité qui aurait pu permettre de garder un meilleur « feeling » des gens qu'il rencontre, d'accepter critiques et suggestions. Il va commencer à se fermer à l'entourage et il faudra le manipuler sur ses points faibles pour faire passer les choses. Peut-être Joséphine y parvenait-elle ou bien sa mère, ses soeurs, ceux qui sont à l'intérieur de sa faiblesse dans le domaine sentimental ?
     Le tyran domestique donne l'illusion de posséder de façon étroite et jalouse ceux qu'il aime, alors que ce sont eux qui le rassurent par leur présence dévouée. Les gens qui entouraient Bonaparte, son secrétaire, son valet de chambre, devaient être conscients de cette faiblesse et savaient calmer son anxiété. Roustan devait être une bonne mère. On sait qu'il avait besoin que l'on s'occupe de lui dans sa vie intime, qu'on le rassure, qu'on le lave, qu'on l'habille. Cette immaturité ne pouvait exister que si elle n'était pas vue de l'extérieur. Ce qui se voyait, c'était l'aspect colérique de l'enfant. Il a fabriqué un personnage, car il le fallait à ses yeux pour se faire respecter et obéir. La visibilité de ses états d'âme n'aurait pas été pertinente pour un empereur.
     Sur la série de portraits de l'apogée, on voit une montée en puissance et une capacité d'affirmation épanouie surtout par rapport aux portraits du jeune consul. On voit une volonté qui s'est endurcie et en même temps assouplie sur le plan des relations extérieures (peut-être met-il un peu plus les formes ou a-t-il, en tous cas, moins de mal à les respecter ?). Son intellect reste son énorme qualité avec parfois un léger fléchissement de fatigue dû à un surmenage permanent, et l'expression nostalgique de quelqu'un qui n'est pas heureux. Son regard est souvent triste et appelle à l'aide, il se sent incompris, il est désenchanté, c'est un homme seul. On ne le voit jamais éclater de joie. Même s'il est triomphant le jour du sacre, il a sur certains portraits l'air de souffrir. C'est un regard qui a l'air de dire : « Aimez-moi, je suis malheureux ». Son regard sera toujours celui d'un enfant mélancolique et boudeur. Il n'est triomphal sur aucun portrait. On raconte que quand son visage s'éclairait d'un sourire, il subjuguait complètement, mais pourquoi aucun portrait ne le montre-t-il ainsi ?
     Napoléon a une zone imaginative très expansive, son imaginaire est bien soutenu par la capacité de réalisation. L'excellente mâchoire constructive représente la capacité d'exécution ; la zone imaginative, le rêve et l'imagination. L'interaction des deux fait qu'il y a correction du rêve par l'action, l'expansion de l'étage affectif montre aussi la correction par le relationnel. On a vu qu'il était très sensible, en vibration avec son entourage, même s'il ne le montre pas ; ainsi les prises d'information par les sensations, l'emprise sur le réel sont suffisantes pour qu'il reste dans la réalité, pour équilibrer l'imaginaire qui ne va pas devenir évasion « désimpliquante » de la réalité , il va être au service de sa prise de pouvoir sur la réalité. Sa prise d'information va rencontrer la fécondité et la souplesse de son intelligence : il va embrasser tout ce qu'il rencontre avec une dextérité, une agilité extrême en une sorte d'emprise en temps réel de ce qui se voit, se sent et de ce qui est en potentiel. Il y a en lui un visionnaire, un voyant qui perçoit des signes dans la réalité que les autres ne voient pas. Il a une capacité d'anticipation forte, une capacité à voir dans les futurs possibles celui qui a le plus de chances de se réaliser au moyen de repères qu'il s'est fait lui-même et qu'il a hiérarchisés. L'excellente mémoire doit y contribuer en permanence aussi.
     Il y a toujours chez lui des allers et retours entre cette mémoire, une capacité stratégique prospective exceptionnelle, sa capacité de séduction et une capacité de réalisation réactive et immédiate. Les trois angles du triangle qui forme le socle de son excellence sont en connexion permanente, se nourrissent l'un l'autre et, par là, augmentent encore ses autres capacités et surtout les intellectuelles.stratégie prospective séduction féminine réactivité réalisatrice
     Nous verrons comment, au fur et à mesure de l'évolution de son visage, en particulier le redressement de la ligne des yeux et l'évolution vers l'atonie grasse des chairs, sa fermeture à l'influence des autres s'accentua dans le temps, en particulier après Eylau.

3. Troisième période (de 1807 à 1814, d’Eylau à Waterloo)

    Napoléon s'est empâté certes, mais son ossature s'est renforcée. Elle s'est élargie, elle est plus puissante. L'oeil est plus affirmé, mais il est toujours inquiet. Le front semble se différencier légèrement. Les bosses sus orbitaires sont souvent plus marquées ; il y aurait peut-être une légère cuvette au centre du front, mais il est difficile de l'affirmer catégoriquement, car il y a des différences selon les peintres. Ont-ils trouvé qu'améliorer les bosses sus orbitaires et la cuvette faisait le visage plus puissant ? C'est un peu la question, car on ne la retrouvera pas dans le masque mortuaire.
Les compétences intellectuelles évolueraient-elle ?
     L'ensemble constitué par le très grand front et les grands yeux continue à montrer des facilités intellectuelles fortes, une capacité d'assimilation, de mémoire, d'apprentissage extraordinaire, une souplesse de raisonnement dans des domaines très divers : à ce niveau, on observe une véritable puissance, une puissance de mathématicien ; il est capable d'opérer des combinaisons mentales très complexes sur des étendues et des sujets vastes. On dit que le génie est la capacité mentale de relier entre elles des choses qui n'ont pas forcément de rapports entre elles, au départ. Il faut de plus, comme chez lui, une capacité de mémorisation sur un large spectre et une extrême agilité mentale. Il semble donc au sommet de sa puissance intellectuelle mais nous allons émettre une hypothèse sur l'évolution de son intelligence et de sa personnalité au cours de cette période qui expliquerait le retournement de sa problématique.

La part de l'ombre
    
La bataille d'Eylau et la vision de son carnage est pour moi le symbole d'une fracture dans sa personnalité. Souvenons-nous de ce que nous avions vu de son extrême sensibilité et de son incapacité à prendre du recul par rapport à des visions traumatisantes. Au cours de cette période et peut-être même en voyant les résultats de cette boucherie, quelque chose se casse dans le cercle vertueux qui fabriquait du succès.
     Qu'en est-il de cet empâtement progressif ? Probablement, une question de métabolisme qui se dérègle. C'était un homme assez frugal et ascétique qui ne s'est jamais intéressé à la nourriture. Pourquoi grossit-il autant ? Y a-t-il eu détérioration de l'équilibre hormonal et insulinique ? Les contours du visage perdent de leur netteté. Avec le ramollissement des chairs, se ramollissent un peu la force de la volonté, la maîtrise de soi, la prise en charge personnelle. Il fait moins attention à lui-même au plan de sa santé et de l'entretien de sa personne. Il ne fait sans doute plus assez d'exercice, les grandes chevauchées qu'il affectionnait, où il se détendait en y évacuant le trop plein de ses tensions nerveuses, ne sont plus assez régulières. Ma première suggestion, en tant que « coach » aurait été de lui conseiller de maintenir un exercice d'endurance régulier pour défouler ses tensions, réguler l'anxiété qui devait parfois être intolérable, tonifier sa sangle abdominale et sa musculature en conservant sa sveltesse pour le plaisir de garder un corps de prédateur réactif et agile.
     Il aurait aussi fallu des connaissances médicales qui n'existaient pas à l'époque pour réguler cette détérioration de son état physique.
     Sur une sculpture, on retrouve un oeil droit qui fléchit un peu ; c'est l'un des éléments dépressifs repérés sur les représentations du jeune consul. Cet élément figure aussi sur un portrait de Gérard plus tardif. Cela correspond à des moments de fatigue objective de quelqu'un qui se donne trop, qui travaille trop, qui a une mauvaise hygiène de vie, mais aussi à l'angoisse dépressive qui guette toujours. Il doute encore et toujours de sa valeur malgré le succès éclatant. Il perd confiance en son étoile, en son jugement, en sa rapidité, en sa faculté de compréhension instantanée de la situation. Avec cette atonie de l'oeil et des chairs, l'écoute des autres aurait dû s'améliorer, or c'est le contraire qui s'est produit par un retournement de ses fonctions d'adaptation au réel.
     Cet empâtement qui augmente amollit sa pugnacité et sa volonté. Il doit perdre lourdement ses capacités physiques. Il est abîmé par la maladie. On ne peut prendre un tel poids sans que cela entraîne un ralentissement des facultés motrices, des capacités de réflexe, du petit courage quotidien qu'il faut pour « s'y mettre » tous les jours. Il doit donc tirer plus sur sa volonté, l'action lui pèse et le fatigue maintenant. Pour beaucoup de choses il ne va plus se donner le mal et va choisir la facilité. La première étant de se constituer un personnage factice, un masque social sensé le protéger : « Je sortais de la foule, il me fallait de nécessité me créer un extérieur, me composer une certaine gravité, en un mot établir une étiquette, autrement l'on m'eût journellement frappé sur l'épaule ». C'est la création d'une « persona », positive dans un premier temps, car elle protège des fâcheux à condition que cela soit volontaire et qu'on puisse redevenir soi-même avec les familiers. Or la fatigue va supprimer cette faculté, le masque est plus reposant puisqu'il n'y a pas à fournir un effort d'adaptation constant. Il va y perdre son âme, l'homme qui savait charmer et séduire chacun en se mettant en phase avec lui, va se raidir sur une arrogance et un centrage sur la hauteur du personnage qu'il va créer et mettre en scène. Il croira être toujours aussi irrésistible, alors qu'il n'a plus la grâce. Le masque va manger le génie, il va devenir robotique et prévisible. Il n'écoute plus le jeune homme romantique, épris d'Ossian, sensible, solitaire et mélancolique, hanté par le mal de vivre.
     Une des caractéristiques de l'évolution de la personnalité quand elle mature est de s'approprier des fonctions psychologiques qui ne s'étaient pas développées auparavant car l'on se focalisait sur les domaines où la personnalité avait le plus de facilité.
     Mon hypothèse est que le jeune Bonaparte était mû, d'abord, par des motivations affectives (ce que Jung appelle la fonction sentiment introvertie) en considérant le grand développement de ses pommettes et de son nez; que son ambition a d'abord été de prouver sa valeur, de trouver le regard de sa mère. Sa sensibilité, son adaptation aux hommes influents ont été dans cette mouvance, plutôt qu'une stratégie logique, froide et intellectuelle.
     Sa façon de s'adapter au réel était intuitive, sur une appréhension globale, rapide et créative de la réalité (fonction intuition extravertie), par son front prépondérant, ample et souple, aux grands yeux peu enfoncés, c'est ce que démontrent ses capacités stratégiques entre autres. Dans la première partie de sa vie, il utilise correctement les autres fonctions auxquelles son éducation rigoureuse l'a obligé à se soumettre : la capacité de perception précise et réaliste (fonction sensation) et la pensée rationnelle, séquentielle et logique (fonction pensée). Au cours de la détérioration de sa santé, au lieu d'utiliser ces fonctions quand les besoins s'en faisaient ressentir, son adhésion à son personnage factice va lui faire, petit à petit, préférer les fonctions dans lesquelles il avait moins de dextérité. Elles vont le fasciner, il va vouloir prouver qu'il est le meilleur là aussi et sur des plans où il ne l'est pas. Il va en faire trop et à contre temps. L'effet de cour va accentuer cela et révéler des aspects paranoïaques latents.
     Plutôt que de continuer à s'attacher les hommes et les femmes par l'intérêt séducteur qu'il portait à ceux qu'il aimait ou dont il avait besoin, il va s'éloigner d'eux, en n'ayant jamais plus de temps ni d'attention à leur consacrer. Il les couvrira d'or et de privilèges. Or tous les hommes qui l'ont suivi avec passion étaient aussi des affectifs. Ils étaient loin d'être désintéressés, mais ce qu'ils voulaient, c'était la reconnaissance de leur valeur dans son regard et ses mots (comme lui-même) et recevoir des cadeaux à la place de l'amour met dans une position paradoxale : on devrait être reconnaissant, mais comme l'on ne reçoit pas l'essentiel de ses besoins, des sentiments de revendication s'enflent peu à peu jusqu'à devenir de la haine. On se sent méprisé et nié dans sa valeur, l'avidité pour le matériel s'accroît pour essayer de compenser le manque affectif et la personnalité se rapetisse. On hait le bienfaiteur qui vous humilie en faisant de vous un courtisan quémandeur et jaloux de ce que reçoivent les autres, plutôt qu'un héros ou un ami. Le principe de sa chute dans la trahison des siens est amorcé.
     Aussi grave devient son besoin de tout maîtriser, il va vouloir contrôler tous les détails, sa fonction sensation s'emballe et bloque sa capacité de délégation. Il était obligé de déléguer, d'avoir des bras démultiplicateurs pour couvrir tous les champs de son ambition de son influence et de ses réformes. Le besoin de contrôle excessif va l'entraîner à obliger ses collaborateurs à lui obéir de façon servile plutôt que de pouvoir utiliser leur propre jugement et façon de faire. Ils ne pouvaient pas être lui et c'est ce dont il leur en voulait en les toisant comme des incapables. Il va les mépriser de ne pas être aussi rapides de rythme et souples de réaction que lui. Au lieu de considérer leurs compétences et d'utiliser leur complémentarité, il va s'agacer de leur incapacité à faire ce qu'il veut, comme il veut. Il ne sait plus fédérer ses équipes avec le charisme qu'il avait su employer pendant le Consulat.
     Son tempérament coléreux de sale gosse en rébellion contre tout ce qui lui résistait devait stupéfier des personnalités plus prudentes et pondérées et les sidérer sur place dans un immobilisme peureux de mal faire et d'encourir encore plus de colère.
     Il ne pensait plus à satisfaire le besoin d'estime et de considération de ceux qui se dévouaient pour lui. On peut faire un parallèle avec le problème de l'estime qu'il avait pour lui-même : il estimait sans doute son propre intellect, mais pas forcément sa personne, de par la blessure narcissique que nous avons décrite précédemment. Une sorte de mouvement de balancier va s'effectuer: plus il va prendre de pouvoir, plus il va avoir tendance à surestimer son intelligence et ses capacités et à sous-estimer les autres. Son sentiment de puissance va s'emballer aussi, en n'étant plus compensé par un jugement de bon sens, un besoin de justice et de réconciliation, que lui apporterait sa fonction sentiment, si elle pouvait encore s'exercer. Or elle est « scotchée » par la paranoïa qui s'installe. Tout ce qui ne marche pas est de la faute des autres. On le trahit, on ne le comprend pas, il doit tout faire et être partout, il n'a affaire qu'à des incapables avides qui n'ont aucune reconnaissance pour les bienfaits dont il les comble pourtant. La pensée tourne à l'obsession de la mise en ordre, de l'uniformité et de la rationalité.
     Il est facile de manipuler un paranoïaque quand on n'a plus d'estime pour lui: Talleyrand, Fouché ou Metternich, par exemple, l'ont particulièrement bien compris. Il suffit de nourrir son sentiment de persécution pour le pousser là où l'on veut l'amener et obtenir encore plus d'avantages de lui. Le mépris pour soi-même et celui que l'on manipule créant un cercle vicieux en boule de neige qui le mènera jusqu'à la campagne d'Espagne ou de Russie.

« L'effet de cour » va être dévastateur pour sa santé mentale puisqu'on ne va plus lui procurer les informations dont il a besoin pour comprendre la situation. Sa vision des choses va s'opérer à partir de données insuffisantes ou même fausses, mais qu'on pensait lui agréer, et ne pas provoquer ses colères effrayantes et lourdes de conséquences pour celui qui se risquait à les provoquer. Il n'a plus la simplicité de ses débuts où il allait chercher lui-même les informations en se promenant dans les rues, en écoutant, interrogeant les gens, en gardant un contact facile et non impressionnant avec le peuple et ses subalternes. L'éloignement de Joséphine qui le rattachait encore à l'homme qu'il avait été, qui savait sans doute faire passer des messages, quand il y était réceptif, a encore dû accélérer le processus.
     Donc, deux sources de désinformation : la capacité à saisir directement la réalité et la capacité à être en contact avec lui-même et son propre sentiment des choses. Ce qui constitue deux éléments de déréalisation. En outre, il fatigue, il est trop lourd. On lui dit quelque chose, il sait que ce n'est pas tout à fait juste, mais il est fatigué et ne va pas chercher plus loin. Il lit des rapports truqués, il ne bouge plus. Le socle d'excellence que nous avions vu chez le jeune homme devient le triangle d'un scénario catastrophe, où l'on place, soi-même sur son chemin, les bombes à retardement qui vous détruiront : submersion dans les détails distance arrogante délégation lente et tatillonne

L'hypothèse d'un chemin d'évolution positive
    
S'il avait continué à évoluer dans le sens du développement de ses capacités les meilleures, tout en apprivoisant et en utilisant les autres au moment adéquat, nous aurions pu repérer le changement de plusieurs « marqueurs » physiques. D'abord ses narines se seraient ouvertes et étirées vers le haut dans un mouvement de ressenti et d'acceptation de l'émotion de l'autre. Cela aurait indiqué qu'il ne se sentait plus mis en danger par le jugement de ceux dont il recherchait l'amour et l'approbation. Son estime de lui-même aurait alors trouvé un apaisement serein et il aurait alors pu apprécier les autres tels qu'ils étaient. La lèvre supérieure se serait alors reculée en même temps, dans le même plan que l'inférieure. L'enfant rebelle aurait été apaisé, l'esprit critique et revendicatif servant de moteur à sa propre évolution et à celle des institutions figées.
     L'atonie relative des yeux et des chairs aurait apporté alors plus de bienveillance et de tolérance, voire de diplomatie, plutôt qu'un amoindrissement de ses capacités comme nous l'avons vu.

4. En exil : de 1814 à 1821 (Sainte-Hélène, surtout à partir du masque mortuaire)

    Sur les dessins de lui à cette époque, on voit surtout l'énorme grossissement du ventre, des éléments d'amertume sur la bouche qui descend un peu. Ce n'est pas la voie de l'évolution mais celle de la constatation de l'échec et l'impossibilité d'en faire le deuil.
     Il n'a que 43 ans, il pourrait travailler dans le temps à la prise de conscience de ses erreurs et en faire une possibilité de rebondissement. Sa créativité et le sens artistique du jeune homme pourraient trouver une voie d'accomplissement. L'essai de jardinage, bien pitoyable, allait dans ce sens, sans doute. Mais il est de plus en plus malade, l'atonie l'envahit, montrant à quel point il fonctionne sur un autre métabolisme que celui qui a fait sa réussite. La part féminine qui en faisait un séducteur va se transformer en mégère impuissante et acariâtre. Cette part aurait pu être celle qui l'amenait à prendre conscience de ses failles, mais aussi des ressources de sa créativité comme une muse qui l'aurait amené à écrire lui-même, à construire une oeuvre remarquable en histoire ou en stratégie, par exemple.
     Mais on lui enleva toute possibilité d'avoir un projet, ce qui était un arrêt de mort pour un tempérament devant se projeter dans l'avenir par nature même.
     Il a choisi de construire sa légende ou son martyr, de reprendre le fil du propagandiste, du « machinatore » qui lui avait si remarquablement réussi. Il valait cependant beaucoup plus que le « truqueur » de son histoire.
     Sur le masque mortuaire, on constate que le front ne se différencie jamais dans sa partie médiane, mais sur les côtés. On a donc un front très bien encadré ; on voit très bien les crêtes temporales, les yeux qui restent très protubérants même s'ils sont abrités et ce front qui reste très lisse, très souple, avec des méplats de rétraction sur les côtés, vers les crêtes temporales, comme un aplatissement. Une pensée qui, dans le mouvement de la réflexion sur les faits, est complètement souple, sans aucun arrêt, même sur la logique. C'est une pensée qui travaille sur la réalité, sur ce qui se passe autour de lui, avec une fulgurante rapidité. Mais en l'absence de conscience, elle ne s'évade pas complètement, elle est toujours canalisée vers des buts réalistes. La canalisation vers quelque chose de réel, de structuré, se fait plutôt dans l'inconscient que dans le conscient. La pensée libérée dans l'inconscient s'évade moins que quand elle est consciente ! C'est un peu l'inverse du fonctionnement de la plupart des gens pour lesquels la pensée va dans tous les sens quand ils rêvassent, et qui focalisent de nouveau sur de la logique quand ils réfléchissent. Au contraire, chez Napoléon, le processus inconscient est fait d'analyse, de déduction et se cadre sur des choses réelles ; le fonctionnement de sa pensée est plutôt intuitif, cherchant à appréhender tout l'ensemble des faits, sans analyse logico-déductive. Il est alors dans sa fonction intuition, cette capacité à créer du réel et à le projeter dans le futur, à être toujours intéressé par ce qui va arriver ; quand tout s'est assemblé tout seul dans la tête, là tout se replace dans la logique. La mise en ordre se fait pratiquement dans le sommeil.
     On observe également sur le masque, l'importance des pommettes qui sont plus saillantes qu'auparavant ; ceci révèle le besoin affectif, passionné, de donner de l'amour et d'en recevoir, la générosité, l'idéalisme ; il devait penser qu'il était un bienfaiteur de l'humanité. Il se voyait grand et généreux. On voit aussi la mâchoire qui, même dans la mort, reste puissante.
     Le plus émouvant pour moi, qui retrouve le jeune homme des débuts, est sa lèvre qui reste surplombante jusqu'à la fin, et il n'a que 51 ans : il y a quelque chose qui n'a jamais « lâché », jamais fait le deuil du rêve enfantin de puissance sans limites. Il n'a pu réaliser son désir d'être reconnu et aimé pour lui-même. Il reste le fils de Letizia avant tout, le fils amant malheureux dont l'amour inassouvi a taraudé son coeur tout au long de sa vie, bloquant l'évolution de sa personnalité dans un caractère tyrannique et persécuté. « J'ai cherché le bonheur, je n'ai eu que la gloire ».

Notes

(1) Le masque mortuaire en plâtre aurait été cassé dans une manipulation et ensuite reconstitué "le mieux possible" par des personnes ayant bien connu Napoléon ; du coup, nous sommes moins sûrs de la forme du front.
(2) Par facilité de langage et pour ne pas trop alourdir le texte, j'emploierai des phrases telles que : "le nez va donner un besoin impérieux de conquêtes sentimentales". C'est évidement un abus de langage, il faudrait dire : on a pu établir une corrélation entre les personnes qui ont un nez puissant et busqué et un tempérament conquérant. Il n'y a pas relation de cause à effet, la corrélation est due aux éléments neuropsychologiques qui vont induire des modifications parallèles entre le psychologique et le somatique. Une corrélation étant toujours relative, nous pouvons dire seulement qu'il y a de fortes chances pour que cela se passe ainsi.
(3) Premiers mois de la vie où le nourrisson est totalement dépendant des soins et de l'amour de sa mère. Freud en a démontré l'importance dans l'apprentissage de la capacité à aimer. Il se caractérise en particulier par le plaisir que procure la tétée.
(4) Dans le sens du modèle de Sperry qui a modélisé les activités cérébrales en cerveau reptilien, limbaire et cortical droit (intuitif et global) et cortical gauche (logique et séquentiel).
(5) Par le peu d'intérêt que lui portait sa mère, il n'a pu se sentir "aimable" au sens premier du terme, digne d'amour et de ce regard admiratif qu'ont les mamans aimantes pour les accomplissements de leur enfant. C'est sur ce regard que se construit la confiance en soi-même et l'estime de soi.
(6) Comme on dirait "parapluie", les conduites qui permettent d'échapper à la montée de l'angoisse. Pour lui, il fallait en quelque sorte courir assez vite afin que cette émotion paralysante ne le rattrape pas.
(7) Attention, le terme de composante féminine regroupe les éléments de sensibilité, de douceur, de finesse, d'élégance et de subtilité chez un homme, cela n'a rien a voir avec une tendance homosexuelle, comme on le dit parfois.
(8) La base de la théorie et de la clinique morphopsychologiques montre que les volumes sont en expansion quand les fonctions avec lesquelles ils sont en corrélation sont exercées dans un milieu favorable, c'est-à-dire dans la confiance et le plaisir. Quand l'exercice d'une fonction devient plus difficile ou est suspendue pour un moment, le volume correspondant se rétracte (s'affine, se creuse ou se marque de méplats). Comme dans le reste du corps, quand un muscle n'est plus sollicité, il s'affine ainsi que l'os qu'il mobilisait. On a tous observé les résultats d'une jambe plâtrée.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
433
Numéro de page :
13-33
Mois de publication :
févr.-mars
Année de publication :
2001
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