Napoléon dans la littérature russe

Auteur(s) : GNEDINA-MORETTI Anna
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Le personnage de Napoléon joue indiscutablement un grand rôle dans la culture et dans l'imaginaire russes. Aux prémices de sa carrière vertigineuse, Bonaparte est au centre de toutes les conversations dans les salons aristocratiques. Cela pour deux raisons : Napoléon a des idées révolutionnaires et c'est un adversaire coriace du maréchal Souvorov lors de sa campagne d'Italie. Mais la passion et l'admiration pour ce « petit Corse » se transforment bientôt en haine et en véritable mépris envers « ce tyran » qui a osé déclarer la guerre à la Sainte-Russie tsariste. La montée du patriotisme en Russie, comme dans d'autres pays européens envahis par Napoléon, est très présente dans la littérature de l'époque. L'avancée inexorable de l'armée napoléonienne composée « de vingt tribus soumises », selon une expression russe, suscite beaucoup d'hostilité dans les coeurs des patriotes russes.

Les auteurs contemporains

L'image la plus récurrente dans la poésie des années 1812- 1814 est celle de Moscou en flammes. La poésie (1) patriotique en forme d'hymnes et d'odes fleurit. Bien sûr, Napoléon y figure. C'est sans surprise qu'on le retrouve sous forme négative, et quasi démoniaque. Le mythe du rôle messianique de la Russie orthodoxe envers l'Occident corrompu par l'argent et le péché connaît une nouvelle renaissance : Alexandre joue le rôle du messie de Dieu tandis que Napoléon est représenté en Satan aveuglant la France. G. Derjavine dans son Hymne lyrico-épique le compare au démon de la nuit, au dragon sanglant ou au serpent malicieux et son armée n'est qu'un troupeau d'échidnés portant la mort sur leurs ailes.
 
Bien évidemment Alexandre est représenté en ange-gardien de l'Europe et il doit accomplir le rôle messianique de la Russie comme pays-libérateur. C'est la Russie qui a stoppé l'avance du joug tartare et mongol vers l'Occident ; ce sera donc Alexandre qui libérera l'Europe du nouveau tyran. Napoléon, dans le poème de G. Derjavine, est comparé à Tamerlan.
 
Un autre auteur russe, K. Ryleev, en 1813-1814, décrit Napoléon comme une personne avide de pouvoir, comme un conquérant vantard. Son destin remarquable provient de Dieu qui lui a donné le pouvoir royal mais il n'a pas su en être reconnaissant. Bonaparte boit le sang des innocents, il est devenu une créature de l'enfer !
 
A. Voeïkov fait une bonne synthèse de l'image napoléonienne dans un de ses poèmes, écrit en 1812. La Russie est la mère des Scythes et des Slaves. Sa nature donne de la force à ses enfants et porte la mort aux étrangers délicats non habitués à son dur climat. La Russie donne naissance à des héros et n'aurait jamais pu engendrer « un crocodile pareil, voleur de couronne qui ne se plie pas aux lois naturelles » (allusion au pouvoir royal dit « de droit divin » échu de mâle en mâle par primogéniture). Napoléon a enchaîné toute l'Europe mais la Russie, terre de héros, va renverser son pouvoir comme elle avait fait auparavant avec « le tartare avare (Dmitri Donskoï), le lion de Scandinavie (le tsar Pierre le Grand) et les Allemands (la grande tsarine Elisaveta) ».
 
Le patriotisme est à son apogée, les auteurs sont nombreux à mettre leur plume au service et à la gloire de leur empire : F. Glinka, D. Davidov, V. Kapnist, I. Krylov, etc.

Le « réalisme » de Pouchkine

Pouchkine n'a pas pu éviter cette ambiance anti-napoléonienne dans ses premières poésies. En Russie, il a joué le même rôle dans la création du mythe napoléonien que Stendhal en France. Il est intéressant de noter que les deux écrivains sont arrivés à la même vision de Bonaparte vers la fin de leur vie. Stendhal et Pouchkine sont les premiers « réalistes » dans la littérature mondiale et le destin de Napoléon apparaît souvent sous d'autres angles que chez les romantiques.  
Il existe trois étapes distinctes de la vision historicophilosophique de Bonaparte chez Pouchkine :
– Bonaparte comme anti-héros (1814-1821) ;
– Bonaparte et son destin mystique : sujet de prédilection des romantiques (Goethe, Hugo, Heine). Cette période commence à partir de la nouvelle de la mort de l'Empereur. Avant sa mort, le mythe ne pouvait pas être achevé ou structuré. D'ailleurs, Pouchkine était un des premiers poètes européens à avoir été ému par la mort de Napoléon ;
– Bonaparte comme aventurier protégé par la chance. Cette vision de Napoléon a été très répandue en Europe et en Russie dans les années 1830.
 
La première mention de Napoléon dans la poésie de Pouchkine (Les mémoires de Tsarskoe Selo) date de 1814. Deux ans seulement après l'incendie de Moscou, le jeune auteur (quinze ans) parle de Bonaparte comme d'un empereur sacré par « perfidie » et par « impertinence ». Son épée est « fléau de l'univers », selon le poète. Cette attitude du jeune Pouchkine envers Napoléon est compréhensible car elle illustre l'image générale de Bonaparte en Russie à l'époque où les blessures de la guerre napoléonienne sont toujours vives. D'ailleurs, une autre poésie, Napoléon exilé à l'île d'Elbe, écrite probablement pendant les Cent-Jours, reproduit le même sentiment : « Prends garde à toi oh Gaule ! et l'Europe ! / Vengeance, vengeance ! / Pleure – ton fléau revient – tu tombes de nouveau ! / Tout périra – et au milieu de ce saccage / Je deviendrai le maître sur vos tombeaux. » (2)
 
Nous pouvons imaginer le sentiment du jeune poète en entendant la nouvelle de l'évasion de Napoléon de l'île d'Elbe : la haine, la peur, l'étonnement et l'admiration devant son audace. Mais ce qui l'étonne le plus est le soutien que Bonaparte obtient de la population. Par exemple, Byron dans son Ode à Napoléon ne parle pas du peuple français qui a salué l'Empereur de nouveau. En revanche, Pouchkine reviendra encore plusieurs fois dans ses oeuvres sur le héros et la foule, le tyran et le peuple (Boris Godounov).  
Pour comprendre les oeuvres de Pouchkine, il faut se plonger dans le contexte historique de l'époque du début du XIXe siècle. Alexandre – libérateur de l'Europe – devait devenir, selon l'aristocratie éclairée, le libérateur du peuple russe, vivant toujours dans les conditions inhumaines du servage. Mais Alexandre ne se montre pas digne de la confiance de l'intelligentsia russe et celle-ci organise la révolte du 14 décembre 1825. Même si Pouchkine n'y participe pas ouvertement, il soutient les décembristes au point que le tsar l'exile au sud de la Russie. Cet éloignement aurait pu être plus lourd (vers la Sibérie) si les amis influents du poète n'étaient intervenus à temps. Déçu par Nicolas, Pouchkine tourne son regard une fois encore vers Napoléon. On voit apparaître chez Pouchkine la question de la prédestination de Napoléon : « Qui t'a envoyé et pourquoi ? Devais-tu accomplir le Bien ou le Mal ? Pourquoi brillais-tu ? Pourquoi ton génie s'est-t-il éteint ? » (dans Napoléon, 1824).   Le changement de l'image de Napoléon dans les oeuvres de Pouchkine est lié également à son penchant littéraire pour le réalisme. Au début, le poète se voulait romantique et les deux personnages romantiques pour lui étaient Byron et Napoléon. Le romantisme étudie le destin des génies, l'influence que peut exercer un homme sur l'histoire humaine, l'importance « de la personnalité » et l'opposition d'un homme de génie à la foule. Napoléon est le héros parfait pour les romantiques. Le génie au destin glorieux et à la fin misérable, le pouvoir absolu et l'origine humble – tout ajoute à la touche exotique du personnage.
 
Mais Pouchkine se détache avec ironie du romantisme et, pour lui, Napoléon reste un homme avec ses qualités et défauts. La liberté si attendue après la défaite de Napoléon, qui était considéré comme « l'assassin de la liberté », n'est pas intervenue en Russie. Et même si Pouchkine est en phase avec Chateaubriand et Mme de Staël, dont il connaissait certainement les oeuvres – où l'on voit Napoléon comme « l'héritier et l'assassin de la Révolution » –, Napoléon n'a pas accompli sa mission historique, selon Pouchkine : il n'a pas donné la liberté à l'Europe. De même, Alexandre étend le souffle de la liberté en Russie. D'ailleurs, Pouchkine préfère la personnalité de Napoléon à celle d'Alexandre. Bonaparte est une personne active, énergique. Il est despote mais ne le nie pas, tandis que l'empereur russe est hypocrite : derrière son libéralisme se cache la tyrannie absolue.
 
Par exemple, le fameux épisode, sujet de prédilection des romantiques, où Napoléon rend visite aux pestiférés d'Égypte, a été démythifié par Pouchkine dans son poème Le Héros (1830). Napoléon n'est pas venu à l'hôpital par pitié, il est venu pour annoncer l'arrivée des Turcs aux malades et pour demander aux plus forts d'entre eux de suivre l'armée française qui quittait l'Égypte.

Le héros de Lermontov

M. Lermontov, poète romantique russe, a une vision de Napoléon qui diffère de celle de Pouchkine. Le personnage de Napoléon est représenté selon toutes les règles du romantisme : solitaire, incompris, marqué par un destin exceptionnel, opposé à la foule. Dans son premier poème dédié à Bonaparte intitulé Napoléon de 1829, Lermontov réfléchit au destin du héros. À la question du poète « pourquoi cherchait- il la gloire en méprisant le bonheur, les amis et l'amour, pourquoi jouait-il avec les vies des peuples innocents », Napoléon répond du fond de son tombeau : « Ce que les gens pensent de moi m'est indifférent… Je suis au-dessus des éloges, de la gloire et des gens. »
 
Comme la plupart des auteurs romantiques, Lermontov est surtout séduit par la magie, le mystère de la vie de l'Empereur : « Il est né par le jeu d'un destin hasardeux, / Comme la tempête il est passé sur le pays, / Il était étranger à ce monde. Et tout était mystère en lui : / Le jour de sa gloire et l'heure de sa chute. » (Sainte-Hélène, 1831).
 
Ou encore, dans un poème typiquement romantique, Le bateau volant (1840), Lermontov parle du fantôme de l'Empereur qui, chaque année, le jour de sa mort, prend le gouvernail de son bateau magique et le dirige vers « sa France bien-aimée » en quête de ses maréchaux, de son peuple et surtout de son fils. Jusqu'à l'aube, il appelle son fils, pleure son destin, et, aux aurores, il retourne dans son tombeau sur son île.
 
Le thème de la trahison de Napoléon par les Français est particulièrement présent dans les oeuvres romantiques de Lermontov. Il décrit avec amertume et ironie le retour des cendres de l'Empereur en France en accusant le peuple français d'avoir abandonné son héros en 1814 : « Cependant que le monde applaudit comme il doit / À ces remords, tardifs accès de repentance, / Que la foule oublieuse et contente de soi / Prend bêtement de l'importance ; / Moi, laissant déborder mon indignation, / Sentant la vanité de ces apprêts de fête, / Je crie, interpellant la Grande Nation, / Pauvre peuple, peuple sans tête ! / Pauvre peuple, oui ! Car foi, gloire, amour du péril, / Ce qui, sur terre, est grand, pur comme la lumière, / Avec un rire sot, un doute puéril, / Tu l'as traîné dans la poussière. / La liberté, tu l'as faite arme ou bourreau, / La gloire, hypocrisie et vain prétexte à phrase, / Le passé saint, tu l'as couché sur le carreau, / Et de tout tu fis table rase […] » (Lermontov, 1841) (3)

Le regard de Tolstoï dans Guerre et Paix

Si la littérature russe ne crée pas de légende noire au milieu du XIXe siècle, c'est parce qu'en Russie l'ennemi vaincu n'est plus considéré comme un ennemi. Le destin déplorable de Bonaparte ne suscite plus alors que de la pitié, et la pitié appelle le pardon. En revanche, dans la littérature de la fin du XIXe siècle, le personnage de Napoléon est étudié plutôt du point de vue moral et les héros des romans sont en quelque sorte testés selon leur attitude envers l'Empereur français.
 
Les deux tendances, les deux visions de Napoléon prédominantes dans la littérature russe et bien représentées dans les oeuvres de Pouchkine et de Lermontov se croisent dans Guerre et Paix de Tolstoï, achevé en 1869.
 
Le roman, qui est au départ imaginé comme une épopée d'une famille aristocrate au début du XIXe siècle, prend très vite l'ampleur du roman historique. Aux personnages imaginaires s'ajoutent des personnages historiques, non seulement les deux empereurs mais aussi Koutouzov, Bagration, le roi Murat, et les autres, tous évoluant parmi des événements authentiques. Tolstoï est plongé dans la grande histoire, il étudie des sources. Sa bibliographie comprend une cinquantaine de sources : peu pour un historien, mais beaucoup pour un romancier. Pour ce qui est de l'utilisation des sources, il n'est presque pas une page ou un épisode sous lequel on ne puisse mettre une note indiquant sa provenance. On peut souvent constater une technique de montage qui consiste en un assemblage de plusieurs sources. Cependant, il semble que, plus il avance, plus Tolstoï traite ses matériaux avec liberté. C'est qu'il a des thèses à soutenir.
 
Face au déroulement de l'Histoire, Tolstoï s'interroge sur le rôle de la causalité et de la liberté, sur l'activité inconsciente, idée développée avec une certaine rigueur théorique dans les dernières pages du roman qui constituent un véritable traité, indépendant du reste de l'oeuvre. Pour lui, ce n'est ni l'esprit de pénétration des généraux et des dirigeants, ni la tactique des états-majors qui doivent être considérés comme les facteurs décisifs dans les grands événements historiques : ils croient prévoir et commander. Et Tolstoï ne leur épargne pas son ironie, ainsi son jugement sur Napoléon, cet « insignifiant instrument de l'Histoire en réalité ; tout dépend de l'action fortuite d'un exécutant, ou bien du mouvement spontané qui soulève ou qui abat à l'improviste et à la fois des armées entières. Par suite, le meilleur général est celui qui laisse faire, dort au conseil de guerre ou lit un roman à la veille du combat comme Koutouzov. »

Tolstoï n'enlève pas seulement à Napoléon l'auréole de l'héroïsme et du mysticisme mais également à Alexandre. Guerre et Paix est l'apogée de la légende noire de Napoléon dans la littérature russe mais l'est également pour le tsar. Cette vision des événements historiques du début du XIXe siècle, Tolstoï la doit à sa conception historicophilosophique. Il niait en effet l'influence active d'une seule personne sur l'histoire mondiale car, selon lui, les événements ne dépendent pas d'un seul homme aussi génial soit-il mais des peuples en tant que « masse populaire ». Le processus historique était pour lui la somme d'innombrables destins de chacun des hommes. La somme de tous ces destins produit une nécessité historique immuable : « Dans les événements historiques, les prétendus grands hommes ne sont que des étiquettes qui donnent leur nom à l'événement et qui, de même que les étiquettes, ont le moins de rapport avec cet événement. Chacun de leurs actes qui leur paraît libre et involontaire au sens historique, se trouve lié à la marche générale de l'histoire et est déterminé de toute éternité. »
 
Tolstoï se moqua des historiens qui considéraient que Napoléon aurait perdu la bataille de Borodino parce qu'il avait « un rhume de cerveau » : « […] un rhume de cerveau, qui influait sur les manifestations de sa volonté, pouvait évidemment être cause du salut de la Russie, et le valet de chambre qui, le 24 août, oublia de donner à Napoléon des bottes imperméables fut notre sauveur. »
 
À la guerre, les généraux pensent avoir la mainmise sur les événements, en réalité tout dépend de l'action fortuite d'un exécutant. Par conséquent, le meilleur chef est celui qui laisse faire. « Napoléon qui nous semble diriger tout ce mouvement est comme la figure sculptée à la proue d'un vaisseau que les sauvages prennent pour la force animant ce vaisseau ; en réalité il est semblable dans son agitation à un petit enfant qui, cramponné aux courroies fixées à l'intérieur d'une voiture, s'imagine conduire cette voiture. » « Dans les événements historiques, ce qu'il y a de plus évident, c'est la défense de toucher aux fruits de l'arbre de la science. Seuls les actes inconscients arrivent à maturité, et l'homme qui joue un rôle dans un événement historique n'en comprend jamais la signification. Dès qu'il cherche à le pénétrer, il le stérilise. » « De même que le soleil, comme chaque atome de l'éther, est une sphère parfaite, en soi et en même temps un seul atome de l'infini inaccessible à l'homme dans son immensité, de même chaque individu porte en soi des buts qui lui sont propres et cependant il les porte pour servir des buts généraux, inaccessibles à l'homme. » « Toute bataille, […] que ce soit celle de Taroutino, de Borodino ou d'Austerlitz, se déroule autrement que ne l'ont prévu ses metteurs en scène. C'est là un fait capital. Un nombre incalculable de
forces indépendantes influent sur le cours d'une bataille (car nulle part l'homme n'est plus libre que durant un combat où il s'agit pour lui d'une question de vie ou de mort) ; il est donc impossible de connaître ce cours à l'avance et il ne suit jamais la direction d'une force unique, quelle qu'elle soit. »
 
En ce qui concerne le mythe napoléonien proprement dit, on peut voir chez Tolstoï deux mythes russes incarnés par deux personnages. Pierre Bezoukhov incarne la vision réaliste de Pouchkine et André Bolkonski représente celle de Lermontov. Le Napoléon de Pouchkine est avant tout un modèle politique libéral, le Napoléon de Lermontov un exemple d'héroïsme romantique doté d'un destin exceptionnel. Les deux mythes vont s'écrouler dans Guerre et Paix à travers le destin et les expériences de Bezoukhov et Bolkonski.
 
Napoléon est opposé dans ce livre au maréchal Koutouzov qui mène une guerre libératrice, la seule guerre acceptable pour le pacifiste Tolstoï. La simplicité, la modestie du dernier contraste avec l'orgueil et l'exubérance de Bonaparte. Koutouzov est proche de ses soldats, il s'occupe de chacun d'entre eux. En revanche, le Napoléon de Tolstoï joue avec les vies de millions de gens ; on se rappelle la scène où l'Empereur met en place son plan avant la bataille de Borodino en disant : « Les pièces sont sur l'échiquier, à demain le jeu. »
 
D'ailleurs, à propos de Napoléon, Tolstoï a dit une de ses phrases les plus célèbres : « Il n'y a pas de grandeur où il n'y a pas de simplicité, de gentillesse et de vérité. » Il est intéressant de noter que le Napoléon de Tolstoï est un personnage décrit d'une manière très subjective et souvent éloignée de la vérité historique. Certains épisodes sont imaginaires ou sciemment exagérés comme les critiques et les moqueries de Bonaparte à propos d'Alexandre devant l'ambassadeur envoyé du tsar. La comparaison entre les caractéristiques objectives et imaginaires a été faite dans le livre d'un critique russe, V. Chklovskï (4).
 
D'ailleurs, la description de Napoléon par Tolstoï est révélatrice de sa volonté de montrer les mauvais côtés du personnage : « C'était Napoléon. Il venait de finir sa toilette pour monter à cheval. Son uniforme bleu s'ouvrait sur un gilet blanc qui épousait la rotondité de son ventre ; une culotte de peau blanche moulait les cuisses grasses de ses courtes jambes enfouies dans des bottes à l'écuyère. Ses cheveux courts venaient évidemment d'être peignés, mais une mèche tombait sur le milieu de son large front. Son cou blanc et grassouillet, d'où émanait une odeur d'eau de Cologne, tranchait sur le col noir de l'uniforme. »
 
Selon Tolstoï et sa conception philosophique de l'histoire, la carrière vertigineuse de Napoléon n'était que le fruit du hasard. Il s'est trouvé tout bonnement dans un bon endroit au bon moment. Koutouzov, « comprenant la volonté de la Providence », s'est soumis à sa volonté et pour cela il a été accusé de passivité et de manque d'action. Il a livré Moscou sans bataille acharnée sous les murs de la ville ou dans ses rues, il n'a pas poursuivi l'armée française dans sa retraite pour l'anéantir. Mais Tolstoï y voyait la plus grande sagesse : pourquoi poursuivre une armée qui quittait la Russie, dont les soldats tombaient comme des mouches. Pourquoi mettre en péril la vie des soldats russes ? « L'armée russe ne devait agir qu'à la façon d'un fouet sur la bête en fuite. Et un conducteur de troupeau expérimenté sait que le moyen le meilleur est de tenir le fouet brandi, en menaçant la bête qui court, et non de la frapper sur la tête. »
 
Et puis, une autre image est saisissante chez Tolstoï : celle de l'armée française qui se meurt sans jamais être vaincue. Napoléon triomphe à la porte de Moscou, mais la ville est fantôme, elle est vide, les soldats et les généraux ne pensant qu'à rentrer chez eux et quittant Moscou, mais le temps est perdu, cette décision est prise trop tard, l'hiver commence et avec lui le désastre pour l'armée française. Tolstoï la compare à un corps en décomposition. Le principal acteur de tous les événements, qui sont prédéterminés par une foule de causes, ce sont les masses populaires, la force de volonté des âmes pures, unies dans un commun effort, leur obscur héroïsme et même leur passivité. Les Russes ont gagné parce qu'ils défendaient leur pays, les Français ont perdu car les soldats n'avaient aucune raison pour s'embourber plus longtemps dans l'automne russe. Là est le vieux principe de la « guerre juste » ou « injuste ».

Dostoïevski et ses contrastes psychologiques

Au premier abord, l'image de Napoléon chez Dostoïevski est semblable à celle de Tolstoï. Nous pouvons également comparer André Bolkonski à Rodion Raskolnikov, le personnage principal de Crime et châtiment. Raskolnikov admirait Napoléon et voulait lui ressembler. Il divisait tous les êtres humains en deux catégories, « les bêtes frissonnantes » et « les créateurs de l'histoire ». Seulement, les plus forts et les plus doués pouvaient devenir, selon Raskolnikov, les gouverneurs du monde, se moquant de l'ordre moral établi et ayant le droit d'utiliser comme bon leur semble les vies de millions de gens pour atteindre leur but. Malgré cette conception philosophique peu « chrétienne », Raskolnikov désirait devenir « Napoléon » pour le bien du peuple. Il voulait changer l'ordre établi, améliorer la vie des gens et établir une justice. Il tua donc la vieille usurière « méprisable et inutile » pour se prouver qu'il appartenait à la catégorie des « forts de ce monde » à qui « tout est permis ».
 
André Bolkonski part de la même vision du monde, voire d'une vision encore moins « chrétienne » car, contrairement
à Raskolnikov, il pouvait même sacrifier la vie de ses proches pour « un instant de gloire ». Mais tous deux – Bolkonski cherchant « son Toulon » et Raskolnikov désirant rompre les fers de la morale – vont arriver à renier l'idée napoléonienne.
 
Malgré le ternissement de la figure de Bonaparte dansles deux romans, l'image de Napoléon est cependant différente. Cela s'explique par la vision différente de l'histoire et de la place de l'homme dans l'histoire qu'ont les deux écrivains. Nous avons déjà mentionné la conception fataliste de l'histoire tolstoïenne : le déroulement des événements historiques est déterminé par des circonstances indépendantes de la volonté politique d'un individu. Dostoïevski comprenait très bien que Napoléon était l'enfant de la Révolution et, selon lui, si « Napoléon était mort à l'âge de trois ans de la scarlatine », il aurait été remplacé par un autre. Mais cette supposition ne le met pas au rang des fatalistes : Dostoïevski s'amusait souvent en pensant à ce qui aurait pu advenir si on avait changé un événement historique. En décrivant Napoléon, Tolstoï se voulait historien ; malgré des inexactitudes scientifiques, il voulait imposer sa vision historique. Dostoïevski était psychologue : il testait ses personnages en les confrontant psychologiquement au mythe napoléonien. Raskolnikov se confessa à Sonia plus tard : « Je pensais souvent que si Napoléon n'avait eu ni Toulon, ni l'Égypte, ni la traversée du Mont-Blanc, et que si, pour avoir sa carrière remarquable il avait dû tuer une vieille usurière au lieu de toutes ces choses glorieuses, qu'aurait-il fait ? » La réponse de Raskolnikov est sans hésitation : « Il l'aurait fait ». Mais la dimension des meurtres de Napoléon et de l'assassinat de Raskolnikov n'est pas la même pour le personnage de Dostoïevski. Le génie de Napoléon anoblit ses crimes, tandis que le sang de la vielle usurière amoindrit « la volonté et l'audace » de Rodion Raskolnikov.
 
Néanmoins, pour l'auteur, les deux cas sont criminels. La fin ne justifie pas les moyens. La Révolution doit être intérieure et individuelle. Ce n'est que par la volonté divine, par la piété, par la paix de l'âme avec le monde extérieur que l'on doit changer l'univers. Pour Dostoïevski, aucune révolution ne vaut une larme d'enfant. Raskolnikov admirait « la volonté de pouvoir » de Bonaparte, mais, pour l'auteur, Napoléon incarne la base même de la civilisation occidentale : l'individualisme, la quête du bonheur personnel malgré tout et quels que soient les moyens malfaisants pour y arriver.
 
Selon I. Volguin et M. Narinski (5), Dostoïevski, contrairement à Tolstoï, croyait que le génie peut changer le cours du monde, mais le génie de Napoléon est particulier : Napoléon est provincial. Il est un grand homme mais, en même temps, il est une sorte de parodie de grand homme.
Rodion Raskolnikov est la parodie de la parodie. Il est aussi un homme de province et son crime est banal en comparaison au carnage mondial de Napoléon. Mais tous deux, chacun à sa façon, essaient de prouver au monde leur grandeur et leur primauté intellectuelle sur les gens ordinaires. D'une certaine façon, ils veulent effacer leur provincialisme. Et tous deux en souffrent.
 
D'ailleurs, la souffrance est une caractéristique commune aux deux personnages. Nous remarquons ici la différence fondamentale entre le Napoléon tolstoïen et le Napoléon de Dostoïevski. Chez Tolstoï, Napoléon est égoïste, acteur content de lui-même, infatué de sa personne. Le Napoléon de Dostoïevski souffre. Le Napoléon de Tolstoï n'est qu'un parvenu chanceux dépourvu de qualités exceptionnelles. Le Napoléon de Dostoïevski est un génie. Et toujours selon la tradition littéraire russe (Griboedov, Le malheur d'avoir trop d'esprit), le génie souffre en comprenant l'impossibilité du changement dans ce monde humain, il souffre surtout du choix moral qu'il doit faire. Le génie élève l'élu au-dessus de la masse populaire mais le génie lui ôte aussi toute sa tranquillité d'âme. Et c'est ce génie triste et souffrant, avec ses choix entre conscience et pouvoir, qui intéressait Dostoïevski. En même temps, l'écrivain ne justifie pas les massacres de l'époque napoléonienne. Au contraire, Dostoïevski propose une autre issue aux crises sociales, du moins pour la Russie : la religion, la piété, l'amour envers les proches. La Révolution sans sang est possible, selon l'auteur, si chacun change de l'intérieur. Cette conviction est née de l'expérience personnelle de Dostoïevski. Dans sa jeunesse, il a échappé à la peine capitale ; en effet, le tsar dont il voulait la mort, l'a gracié et l'a envoyé en Sibérie purger quatre ans de bagne.
 
En général, en étudiant l'image de Napoléon dans les oeuvres de Dostoïevski, les chercheurs se contentent de la description de Raskolnikov. Néanmoins, il faut noter que l'image de Napoléon traverse en filigrane beaucoup de livres écrits par l'auteur. Rappelons seulement le personnage de l'ex-général Ivolguin dans L'Idiot. Le pauvre et méprisable Ivolguin voulait se valoriser aux yeux des autres en évoquant un épisode de son enfance quand, à l'âge de dix ans, il était devenu le valet de l'Empereur français dans Moscou alors occupée.
 
Dans Crimes et châtiments, L'Idiot, Le rêve de l'oncle et même à l'apogée de son talent avec La légende du Grand Inquisiteur, dans les Frères Karamazov, on retrouve Napoléon. Et qui pourrait mieux illustrer la lutte entre le Bien et le Mal dans l'âme humaine, que ce qui été le moteur principal de l'inspiration dostoïevskienne ?

Une omniprésence littéraire

La littérature russe a été profondément marquée par l'image de Napoléon. En dehors de ces quatre auteurs souvent cités en ce qui concerne l'image de Bonaparte dans la culture russe, nous devons également mentionner Gogol. Bien que le personnage historique de Napoléon ne figure pas directement dans les oeuvres de Gogol, alors qu'il figure chez Dostoïevski ou Tolstoï, son nom devient symbolique et son personnage mythique.
 
D'ailleurs, certains auteurs comme A. Stamboli (6) pensent que les personnages d'un des chefs-d'oeuvre de Gogol, Les Ames mortes représentent les empereurs du début du XIXe siècle : Chichikov est Napoléon, Manilov Alexandre Ier, Plushkin le roi de Prusse, Nozdrev Murat, etc. Dans ce livre, le personnage principal de Chichikov ressemble même physiquement à Napoléon. Chez les fonctionnaires d'une ville provinciale une rumeur s'est propagée : Chichikov serait Napoléon déguisé, et effectivement beaucoup ont remarqué des similitudes entre les deux profils.
 
Dans d'autres nouvelles et romans de Gogol, la redoutable ombre de l'Empereur fait de temps en temps une apparition : les propriétaires fonciers pensent dans Mirgorod que les Français et les Anglais ont délibérément libéré Bonaparte afin qu'il parte en guerre contre la Russie. Victor Guminski (7) rapporte une autre anecdote concernant l'idée de Napoléon déguisé. Bonaparte avait été l'un des premiers à utiliser des espions lors des guerres. Cela lui donnait des renseignements sur le nombre de soldats dans l'armée adverse et leur position. Une fois, un haut fonctionnaire de la milice avait remarqué le portrait de Bonaparte dans une des stations de la poste dans un village reculé de Russie. Quand il demanda stupéfait pour quelle raison le chef de la poste gardait le portrait de « cette canaille » dans son bureau, le villageois répondit : « S'il passe chez moi, je le reconnaîtrai même déguisé. » Gogol, comme les autres auteurs de son époque, condamne les guerres napoléoniennes meurtrières. Pour lui, Napoléon s'est battu toute sa vie pour conquérir… une petite île.

Pour les écrivains soviétiques ou actuels

L'image de Napoléon dans l'historiographie soviétique représente une autre étape dans la création de la légende napoléonienne. Cette légende est plutôt noire. Deux historiens soviétiques font référence en Russie à ce qui concerne l'époque napoléonienne : E. Tarlé et A. Manfred.
 
E. Tarlé a écrit une monographie, Napoléon, publiée en 1936. Un travail de vingt ans a précédé cette publication. Dans la préface du livre de Tarlé, on peut lire qu'il s'intéresse à Bonaparte en tant qu'homme, empereur et général. L'oeuvre de cet auteur est monumentale et très complète, mais bien évidement déformée par le prisme du marxisme-léninisme. Selon l'historiographie soviétique, seuls les hommes politiques s'engageant au service des intérêts du prolétariat peuvent être dignes d'éloges. C'est pourquoi Bonaparte apparaît comme un usurpateur du pouvoir révolutionnaire, oppresseur du peuple et surtout de la liberté. En revanche, Napoléon défendait les idées de la bourgeoisie et, par conséquent, il a porté un coup fatal au système féodal, ce qui a permis à son tour, selon Marx, de préparer un terrain propice aux idées communistes.
 
A. Manfred reconnaît l'influence de Tarlé sur son travail écrit en 1971. C'est l'époque d'une certaine liberté dans l'Union Soviétique, et Manfred a pu modifier l'image négative de Napoléon en insistant sur la personnalité hors pair de l'Empereur, ses qualités en tant que général et son flair politique. Selon Manfred, Napoléon est tout d'abord le fils de son époque, d'une époque de transition du système féodal vers le système bourgeois.
 
L'historiographie contemporaine rompt avec les concepts soviétiques. Elle s'intéresse aujourd'hui surtout aux campagnes militaires de Bonaparte, à sa diplomatie (la diplomatie avec Alexandre en particulier) et à l'état psychologique de Napoléon aux différentes périodes de sa vie. Parmi les historiens travaillant sur la vie de Napoléon, on peut mentionner V. Sirotkin, Napoléon et Alexandre, 2003 ; V. Zemtzov, La grande armée napoléonienne dans la bataille de Borodino, 2001 ; V. Revounenkov, La gloire et la chute, 2003 ; E. Radzinski, Napoléon : la vie après la mort, 2002 ; O. Sokolov, qui a fait paraître en 2003 L'armée de Napoléon aux Éditions Commios à Saint- Germain-en-Laye et a été fait chevalier de la Légion d'honneur le 19 janvier 2004, dans les salons de l'hôtel Ritz à Paris.
 
Nous voudrions seulement noter le fait que le mythe napoléonien ne s'éteint pas. Au contraire, il revient en puissance avec de nouvelles ambitions et pas seulement dans les ouvrages historiques. A. Ivanov dédie son oeuvre philo
philosophique Vendémiaire à Napoléon, A. Stamboli publie en 2005 son livre Napoléon en quête de Graal. Bien que ce livre de Stamboli soit peu fiable au niveau historique car l'auteur refait littéralement l'histoire du XIXe siècle (Napoléon est le fils de la Grande Catherine, donc l'oncle d'Alexandre. Alexandre invite son oncle à brûler Moscou pour de nombreuses raisons, etc…), il montre bien que le mythe de Bonaparte est toujours vivant et qu'il continue de vivre sa propre vie dans différentes cultures. A. Stamboli, en particulier, insiste sur la vérité des faits qu'il cite, même si cela nous semble absurde.
 
Le mythe napoléonie nn'est pas seulement la propriété de la littérature. Le théâtre, tant apprécié par l'Empereur lui-même, met en scène le personnage de Napoléon. Dernièrement, en 2005-2006, une pièce de théâtre intitulée La Corse a fait une tournée en Russie. Cette pièce, oeuvre d'un dramaturge tchèque, Irji Gubitch, décrit la vie de Bonaparte à Sainte-Hélène et le destin d'une femme corse dont le mari a perdu la vie lors d'une campagne napoléonienne. Cette femme vient solliciter l'Empereur pour lui demander une compensation pour la mort de son mari. L'Empereur ne peut la satisfaire. Mais des relations amicales se nouent, les souvenirs de leur chère patrie les rapprochent et effacent petit à petit les douleurs des pertes. Les chants et les conversations en corse sont également de mise.

Docteur en science de l'art de l'université de Corse, Anna Gnedina-Moretti est professeur à Corte / Tcheliabinsk. En décembre 2006, elle a soutenu sa thèse au Campus Caraman, sur l'« évolution de la publicité. Une destination voyage : la Corse ».

Notes

1. Voir l'anthologie de la poésie russe dédiée à la guerre de 1812
2. Traduction A. Gnedina-Moretti.
3. Traduction Henri Duperret, Poèmes, Paris, Lahure, 1897 in Jean Tulard, Le mythe de Napoléon, 1971, pp. 156-158
4. V. Chklovski, Materiau et style dans le roman de Tolstoï « Guerre et Paix », Moscou, 1928.
5. Igor Volguin, Michèle Narinski, « L'ombre détrônée », revue littéraire Nash Sovremenniksite web (consulté le 22 avril 2006).
6. Alexandre Stamboli, Napoléon en quête de Graal, 2005.
7. V. Guminski, Gogol, Alexandre Ier et Napoléon.

 
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
501
Numéro de page :
pp. 36-54
Mois de publication :
Octobre -novembre - décembre
Année de publication :
2014
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