Napoléon en 1813

Auteur(s) : DE BRUCHARD Marie (trad.), HICKS Peter
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Au cours de son voyage en traîneau de Russie en France en décembre 1812, Napoléon disposa de deux semaines pour discuter et réfléchir sur ce qui s'était passé au cours de cette, désastreuse, campagne de Russie : son armée s'était désintégrée, il y avait eu une tentative (malheureuse) de coup d'Etat à Paris, et sa coalition européenne était sur le point de se défaire, tandis que la Grande-Bretagne, tapie dans l'ombre, attendait de prendre l'avantage. Par-dessus tout, il devait se demander comment envisager l'imminence de la réaction russe. Il devait savoir que toutes les alliances qu'il avait contractées n'étaient pas le résultat de pures communions d'esprit.

Introduction

Les alliances sont au coeur de la campagne du printemps et de l'été de 1813. Comment la Russie, la Prusse et l'Autriche, contre toute attente, ont finalement réussi à collaborer en vue d'un objectif commun en mettant de côté leurs intérêts personnels ? Et comment l'alliance que Napoléon créa, en partie par la force, en partie par intérêt, pouvait-elle faire autrement que de s'effondrer s'il n'y avait plus de contrainte militaire pour la maintenir, ni de volonté politique à Paris de faire des compromis avec les aspirations et besoins particuliers des différentes parties de l'Empire ?
Cependant, à l'aune d'un froid recul, l'aspect le plus surprenant de cette année 1813 tient au fait que rien de tout ce qui vient d'être évoqué n'était nécessaire. Napoléon était encore un dirigeant extrêmement puissant et une bonne partie de l'Empire avait toujours suffisamment de raisons valables de rester fidèle à l'épicentre français. De plus, les Alliés avaient pas encore compris que ce travail en commun impliquait réellement de mettre parfois d'autres buts avant leurs intérêts privés. On peut être surpris par ce constat : la tendance générale nous pousse à voir les campagnes et l'année de 1813 de manière téléologique. En d'autres termes, parce que nous savons que Napoléon a perdu et que nous interprétons tout par ce prisme, la défaite de Leipzig et l'abdication qui en découle finalement prennent un air de fatalité du destin. Pourtant, en considérant le début de 1813 et du déploiement de la campagne, il est étonnant que l'année 1813 ne se soit pas soldée par une victoire française et que l'Empire français n'en soit pas ressorti plus grand.
Quels sont les incertitudes et les enjeux de cette année ?

Avec quelles troupes combattre ?

Napoléon a, de fait, laissé un grand nombre de troupes en Russie en 1812. Mais comme 1813 le montre, il en eut beaucoup plus qui en revinrent. Il avait des garnisons dispersées en Silésie et en Prusse orientale, ou les troupes comme celles de Macdonald, près de Danzig. Il avait aussi de riches gisements de main-d'oeuvre à exploiter au sein de l'Hexagone. Le Sénat vota au début de janvier l'autorisation aux troupes sédentaires de servir à l'étranger, mettant à disposition ainsi plus de 350 000 hommes.

En avril, le Sénat vota cette fois-ci la mobilisation de la Garde nationale. Le même mois, la conscription de 1814, les célèbres « Marie-Louise », prenait forme. Ainsi, malgré la perte de plus de 100 000 hommes en Russie, l'armée française devait être relativement et rapidement de retour en force. Naturellement, un bon pourcentage de ces recrues était inexpérimenté ; leurs performances étaient imprévisibles, même par Napoléon. Mais les bains de sang monumentaux, typiques de la fin de la période napoléonienne, ne requéraient pas de manoeuvres complexes apprises sur le terrain d'entraînement, tout au plus la capacité à rester là, à tuer, ou être tué. En fait, les « Marie-Louise », la Garde nationale et les autres recrues de 1813 allaient se battre avec une ténacité à mettre à leur honneur, que ce soit à Lützen, Bautzen, Dresde, Leipzig ou Kulm en août. En outre, dans presque tous les temps forts de la campagne de 1813 (mis à part les derniers jours de Leipzig), Napoléon se trouvait avec un effectif supérieur en hommes. Bautzen en est l'exemple le plus édifiant. Mais ce fut le cas à Dresde et à Kulm également.

La question du matériel

S'il est une denrée dont Napoléon ne disposait pas en quantité illimitée c'était de matériel, notamment de transports, mais aussi de poudre à canon, de canons, de balles et, surtout, d'animaux de convoi et de chevaux. La cavalerie française avait été gravement décimée (plusieurs cavaliers n'étaient cavaliers que de nom : ils n'avaient pas de monture) et ce manque ne put jamais être comblé.
Cette pénurie de chevaux avait pour résultat direct la médiocrité des opérations de reconnaissance, qui n'avaient jamais été un point fort français. Elle eut également comme conséquence d'empêcher toute retraite efficace. En conséquence, ni Lützen ni Bautzen (chacune à la fin du mois de mai 1813) ne purent être considérées comme des victoires françaises décisives. Cela ne doit pas occulter l'éclat des manoeuvres de l'arrière-garde de l'armée russe : son entraînement au cours de l'été 1812 rendait son habileté incomparable.

Les difficultés des capacités militaires de la coalition

À bien des égards, les Alliés avaient une tâche beaucoup plus difficile que Napoléon en 1813. Dans l'ensemble de la première moitié de l'année, Napoléon put compter sur le soutien, du moins la passivité, des terres de la Confédération du Rhin. Cet intérêt stratégique pour les Français en Allemagne fut en effet maintenu grâce au ménagement, voire l'indulgence à la fin, avec lequel Napoléon traitait le roi de Saxe. Ce dernier était peut-être le plus ardent défenseur de Napoléon, encore qu'il eût tergiversé pour rester dans le giron napoléonien avant les victoires françaises à Lützen et Bautzen.
Le reste de l'Europe centrale, bien qu'uni dans sa haine de Napoléon, n'était pas facile à accorder : des politiques traditionnelles hostiles gangrénaient les relations entre ses parties. L'Autriche était officiellement une alliée française dans la première moitié de l'année. Son jeu était en fait bien plus personnel en dépit du fait que l'Empereur français ait épousé une Habsbourg. Mais ses relations avec la Prusse étaient très conflictuelles. Autriche et Prusse s'affrontaient notamment sur des intérêts en Pologne et en Silésie.

La Russie n'était pas plus une amie de l'Autriche, toujours à cause de la question de la Silésie, mais également aussi pour des raisons d'hégémonie impériale et d'influence à l'échelle européenne globale. Et même si le tsar Alexandre prétendait être l'ami de Frédéric-Guillaume de Prusse, il estimait avoir plusieurs fois été maltraité par ce dernier ; son attitude à l'égard du souverain prussien en était parfois ambivalente. Quant au Danemark et à son nouveau prince, l'ex-général jacobin basque Bernadotte qui avait épousé le premier amour de Napoléon, Désiré Clary, il se méfiait d'Alexandre Ier, à cause de leurs vues communes et incompatibles en Finlande et en Norvège. Bernadotte était par ailleurs nerveux à l'égard de Napoléon. Ses agissements au sein des manoeuvres alliées avant Leipzig pouvaient être qualifiés, avec euphémisme, de timides et d'égoïstes.

En fin de compte, les acteurs de la coalition anti-française « sur le terrain » avaient plus de raisons de ne pas « bien jouer ensemble » que l'inverse. L'aide financière de la Grande-Bretagne permit toutefois de consolider cette fragile collaboration, lorsque le manque de fonds menaça l'ensemble du projet. En fait, l'investissement financier de la Grande-Bretagne dans la lutte contre la France napoléonienne fut très important pendant cette période : les Britanniques soutenaient une campagne entière en Espagne ainsi que divers individus, naturellement en fonction de leur solvabilité et leur potentielle utilité. Deux moments sont notables à cet égard : la signature des traités à Kalisch et à Töplitz, qui consacrèrent la première collaboration russo-prussienne, et l'implication de l'Autriche dans la lutte contre Napoléon.
Une fois que ces trois pays d'Europe centrale furent sur « la même longueur d'onde », le véritable affrontement militaire pouvait commencer sous l'impulsion zélée et quasi-religieuse d'Alexandre Ier : il fallait « sauver » l'Europe.

Napoléon, dans tout cela

Jusqu'en juin 1813, Napoléon joua sa partition avec bravoure et habileté. Bien que la Prusse et la Russie eussent raté leur meilleure chance de défaire Napoléon à Dresde, Lützen et Bautzen, l'Empereur des Français avait remporté ces trois batailles, avait repoussé une partie des Alliés presque hors de Saxe, en Silésie, et l'autre partie à la frontière autrichienne en Bohême. Avec l'éventualité d'un conflit immédiatement sur sa frontière, l'Autriche avait désormais d'autant plus matière à réflexion sur son désengagement hypothétique de l'alliance avec la France. Napoléon avait par ailleurs détourné le roi de Saxe de ses velléités de retour à la neutralité, ce qui bridait les aspirations de rébellion de tous les membres de la Confédération du Rhin. Il avait également relevé l'une des forteresses de la Silésie et était activement de retour, e juin, sur la ligne de l'Oder.

C'est paradoxalement précisément ce moment-là que Napoléon choisit d'accepter une période de négociations à Pleiswitz. Et ce alors qu'il pouvait peser de son poids sur l'alliance russo-prussienne, et qu'il possédait l'autonomie nécessaire pour détruire leurs forces et par conséquent réaffirmer sa position en Europe centrale. Pourquoi ? Prussiens et Russes ne pouvaient qu'être ravis, et surpris dans une égale mesure, de ce cadeau inattendu pour récupérer et faire le point. Ils pensaient clairement que la décision de l'Empereur français d'engager des pourparlers était une erreur catastrophique : tout laisse à penser que deux semaines de plus auraient suffi pour achever la campagne, à son profit. Mais c'est, là encore, observer les faits d'un point de vue trop téléologique.

Du point de vue de Napoléon, cette victoire sans équivoque ne se dessinait pas si clairement. Après Bautzen, même en prise directe sur avec les Alliés, Napoléon avait été incapable de porter le coup final. L'arrière-garde alliée modèle continuait de harceler les forces françaises qui s'affaiblissaient. Une grande partie de la Grande Armée était malade ou blessée : elle avait besoin de temps pour récupérer. Et Napoléon avait la certitude qu'il pourrait occuper les Alliés en palabres jusqu'à ce qu'il soit à nouveau suffisamment puissant pour agir.

La fin de l’année, la fin du jeu ?

Lorsque les négociations échouèrent, ce dont les deux camps se doutaient, les combats reprirent. Les Alliés allaient alors échouer à nouveau catastrophiquement à Dresde. Puis le vent tourna avec le premier faux-pas français et la victoire alliée, d'une importance capitale pour le moral de la coalition, à Kulm. Napoléon, dans sa position centrale à Dresde, était effectivement mieux placé que les Alliés : il pouvait être renseigné dans tous ses mouvements.
 
Mais les Alliés adoptèrent un nouveau plan rusé : ne jamais résister et combattre si Napoléon dirigeait directement les adversaires et n'engager la lutte que si ses lieutenants menaient les corps ennemis. S'ensuivit alors un jeu du chat et de la souris : alors que Napoléon poussait les fronts au Sud, à l'Est et au Nord, ses ennemis laissaient délibérément le passage, traversaient les rivières afin de rester hors de portée, puis défaisaient ses forces quand elles étaient commandées par d'autres que lui. Enfin, quand Blücher fut hors d'atteinte à Düben dans les premières semaines d'octobre, Napoléon sut qu'il devait se retirer à Leipzig pour tenter de provoquer une confrontation finale.

Il n'était pas même aveuglé par sa frustration : il avait encore des raisons d'être confiant. Certes, l'Autriche avait rompu son alliance avec la France, de même que la Bavière, ce qui s'avérait crucial pour la survie de la Confédération. Mais le 16 octobre 1813, Napoléon avait un grand nombre d'hommes concentrés à Leipzig, tandis que les Alliés étaient disséminés. Le commandement de ses troupes était centralisé ; ses troupes elles-mêmes étaient positionnées au centre, avec de plus courtes distances dans la chaîne de commandement. En face, ses ennemis étaient distribués inégalement sur le périmètre d'un cercle autour de Leipzig, et donc dotés d'une force ne fonctionnant qu'au coup par coup. Les Alliés avaient différents objectifs stratégiques et étaient commandés par des généraux de différentes langues et cultures. La route de la retraite française, certes sous tension, était encore fortement défendue, et Napoléon restait… Napoléon dans son esprit mais aussi dans celui des autres.

Ainsi, lorsque les Alliés engagèrent les hostilités en cet orageux samedi de mi-octobre 1813, l'Empereur des Français pouvait encore gagner. Et il l'a presque fait. Seul le refus héroïque des hommes d'Eugène de renoncer quand tout semblait perdu sauva les Alliés ce jour-là, avec une heureuse contre-attaque de la cavalerie bien minutée. Mais à l'issue de la première journée de combats autour de Leipzig, Napoléon fit sa seconde, et cette fois fatale, erreur. Il refusa de battre en retraite ou même de se préparer à une telle issue le 17 octobre. Une négligence en particulier tint à son refus de préparer plus d'un pont sur la Pleisse et sur lequel toute l'armée (artillerie comme hommes) durent passer.

Le résultat

Il est de notoriété publique de nos jours que la combinaison de ces deux erreurs, l'une stratégique à Pleiswitz, l'autre tactique à Leipzig, conduisirent à la retraite des Français, à la reprise des Alliés de la ville, à l'effondrement d'une certaine Allemagne sous la coupe française et, finalement, à la chute de Napoléon lui-même. Il aurait pu, en fait il aurait dû, gagner. Mais il ne l'a pas fait. Et le reste appartient à l'histoire…

Bibliographie

LENTZ Thierry, Nouvelle Histoire du Premier Empire, volume II : L'effondrement du système napoléonien, 1810-1814, Paris : Fayard, 2004.

LIEVEN Dominic, Russia Against Napoleon: The Battle for Europe, 1807-1814, London: Penguin, 2010.

Notes


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