Napoléon et la " descente " en Angleterre. 1re partie : Les multiples projets de 1778 à 1803

Auteur(s) : BATTESTI Michèle
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À la rupture de la paix d'Amiens, Bonaparte décide de rassembler au camp de Boulogne une armée destinée à envahir le sud de l'Angleterre, à la faveur d'un passage de vive force de la Manche à bord d'une flottille de bateaux plats. Alors qu'il s'était refusé, en 1798, d'entreprendre, sans maîtrise de la mer, une telle descente qu'il qualifiait lui-même d'opération  » la plus hardie et la plus difficile qui ait été faite « , qu'il s'était contenté en 1801 d'un bluff pour effrayer l'opinion britannique, comment expliquer un tel retournement qui devait s'achever par l'avortement du projet et, pire, par le désastre naval de Trafalgar ?
 
Comme, en septembre 1805, l'armée du camp de Boulogne devait faire volte-face pour fondre sur l'Autriche grâce à une campagne fulgurante, émaillée de victoires et ponctuée par l'apothéose d'Austerlitz, certains en ont déduit que le projet de descente n'était, dès l'origine, qu'une formidable entreprise d'intoxication visant à masquer les plans napoléoniens de conquête du continent et à constituer une armée sans susciter de réactions en Europe. Napoléon lui-même a semé le trouble en avançant cet argument devant le Conseil d'État le 17 janvier 1805. Metternich a appuyé cette thèse, en rapportant les confidences de l'Empereur en 1810 :  » L'armée rassemblée à Boulogne fut toujours destinée à agir contre l'Autriche […] et vous avez pu savoir combien Boulogne était près de Vienne « . Mais ces propos tenus cinq ans après les événements ne sont-ils pas une simple pirouette de Napoléon pour escamoter son dépit ? Les contemporains n'ont pas manqué de s'interroger, et, au gré des Mémoires et autres témoignages, les points de vue divergent : madame de Staël parle de  » farce  » et Alfred de Vigny de  » machine artificielle  » ; Miot de Mélito n'a de cesse d'apporter des preuves démontrant que Napoléon n'avait jamais eu l'intention de risquer sa gloire et sa vie dans une opération hasardeuse ; mais la reine Hortense ne parvient pas à se prononcer tout comme Mme de Rémusat, laquelle témoigne que  » Bonaparte avait l'air d'y croire  » ; le maréchal de Marmont, quant à lui, n'a aucun doute :  » cette opération a été le désir le plus ardent de [la] vie [de Bonaparte] et sa plus chère espérance pendant longtemps « . La  » fabrique à mensonges  » du Mémorial de Sainte-Hélène n'a pas vraiment clarifié la question, même si Napoléon à plusieurs reprises s'est escrimé à lever les doutes sur le sérieux de ses intentions d'opérer la descente en Angleterre. L'avortement du projet, même sublimé par Austerlitz, a entaché l'épopée napoléonienne et posé les termes d'une énigme insoluble. Même si à partir de 1804 Napoléon a abandonné le principe, irréaliste sur le plan naval, du passage de vive force de la flottille et opté pour une version plus conforme à la guerre sur mer, où la traversée est subordonnée à la maîtrise de la Manche acquise par la flotte de haut bord, la question reste posée : la descente était-elle une opération de  » déception  » ou l'expression de l'aveuglement d'un génie militaire  » terrien  » fourvoyé dans une opération chimérique ? Telle est la problématique à laquelle il faut tenter de répondre.

I. – La genèse du projet de descente en Angleterre (1778-1801)

Avec la rupture de la paix d'Amiens, le 12 mai 1803, commence la dernière manche des sept grandes guerres que se sont livrées l'Angleterre et la France depuis 1689. Cette rupture était annoncée dans la mesure où la paix d'Amiens n'était qu'un compromis n'ayant réglé aucun des litiges opposant les deux puissances : concurrence commerciale, rivalité en Méditerranée, équilibre européen. Or durant cette trêve, Bonaparte n'avait qu'exaspéré l'Angleterre en protégeant avec des barrières douanières l' » espace français  » et en reprenant une politique coloniale ambitieuse à Saint-Domingue, en Louisiane et jusqu'aux Indes ; il avait indisposé l'Europe en poursuivant la politique thermidorienne des Républiques-soeurs en Hollande, en Suisse et en Italie. Le recès du 25 février 1803 réorganisait les États allemands, annonçant la liquidation de l'ancestral Saint Empire romain germanique et de l'influence des Habsbourg. Mais en 1803, le casus belli intervint en Méditerranée, avec le refus de la Grande-Bretagne d'évacuer Malte ce qui entraîna en représailles le maintien des garnisons françaises à Naples et dans les ports des États pontificaux. La Grande-Bretagne prit l'initiative de la rupture, mais en fait les deux nations rompaient par  » consentement mutuel « . L'attitude de Bonaparte n'avait fait qu'accélérer le processus. L'Angleterre était vouée à rouvrir les hostilités pour s'adjuger les colonies de la France et de ses satellites, conquêtes sans interférence directe sur l'équilibre européen mais de nature à renforcer sa domination sur mer et à fournir de nouveaux débouchés à ses exportations privées de leurs accès traditionnels d'Anvers et de Livourne. Par ailleurs, pour préserver l'instrument de sa puissance – la Royal Navy -, la Grande-Bretagne devait inexorablement attaquer la France avant que celle-ci n'ait le temps de reconstruire sa marine.

Une marine française surclassée

En 1803, la marine française est dans un état accablant. Elle est sortie exsangue de près de neuf années de guerre où elle n'a connu que défaites, combats meurtriers, naufrages, le tout aboutissant au désastre d'Aboukir, véritable bataille de destruction où elle a perdu 11 vaisseaux sur 13. Bonaparte est lucide sur l'état de sa marine. Le 21 février 1802, un mois avant la signature de la paix d'Amiens, il juge chimérique de rechercher la parité avec la Royal Navy avant dix ans de paix,  » les dépenses considérables que cette prétention exigerait compromettraient notre position continentale « . Une égalité des chances pourrait toutefois être obtenue dans un délai plus bref grâce à un programme annuel de construction de 15-16 vaisseaux et au concours des marines espagnole et hollandaise, ce qui porterait dès 1804 la flotte combinée à 100 vaisseaux susceptibles de se mesurer aux 120-130 vaisseaux de la Royal Navy, obligée de disperser ses escadres sur toutes les mers du monde tout en assurant la lourde servitude d'un blocus rapproché des côtes françaises du Texel jusqu'à la Méditerranée.
Mais les supputations du Premier consul ne résistent pas à la réalité d'une trêve de quatorze mois. La Royal Navy aligne comme prévu 120 vaisseaux, mais commandés par des officiers exaltés par de nombreuses victoires, disposant d'équipages entraînés et d'une artillerie supérieure. A contrario, la marine française aborde la guerre dans les pires conditions. La reprise des hostilités surprend une dizaine de ses vaisseaux à Saint-Domingue. Seuls 5 vaisseaux sont opérationnels à Toulon et 6 à Brest. Le ministre de la Marine, le contre-amiral Decrès compte avec optimisme aligner, en septembre 1803, 46 vaisseaux et 35 frégates. L'appoint hollandais ne peut dépasser 5 vaisseaux neufs ; quant à l'Espagne, elle n'entend pas se départir de sa neutralité en dépit du traité de San Ildefonso (1796). L'instrument naval épuisé par les campagnes outre-mer a continué de se dégrader pendant la paix. La révolution sociale de la marine provoquée par l'émigration massive de 1 200 officiers de marine sur les 1 657 que comptait le Grand Corps en 1789 n'a entraîné aucune remise en question des tactiques dont la mise en oeuvre est de toute façon obérée par la formation hâtive des cadres sortis pour la plupart de la marine de commerce. La pénurie chronique des équipages est aggravée par l'hostilité au régime des régions traditionnelles de recrutement de l'Ouest et du Sud-Est. Le matériel a souffert de la désorganisation des arsenaux victimes du blocus, de la pénurie en munitions navales (goudron, chanvre, etc.). La marine n'a pas connu la révolution de l'armée de terre qui a volé de victoires en victoires ; pire, elle éprouve un indéniable complexe d'infériorité à l'égard de la Royal Navy, qui la surclasse avec insolence dans tous les domaines.

Un corpus de projets de descente en Angleterre

Dans ces conditions, la Grande-Bretagne est inattaquable. Bonaparte en est bien conscient et pour sortir de cette impasse stratégique reprend à son compte une idée classique, très en vogue à la fin de l'Ancien Régime : l'invasion de l'Angleterre. Le 18 février 1803, Bonaparte avait révélé le fond de sa pensée à l'ambassadeur britannique Whitworth :  » Vous avez une marine qu'en dix ans d'efforts consécutifs, en y employant toutes mes ressources, je ne pourrai pas égaler, mais j'ai 500 000 hommes prêts à marcher « . Bonaparte dispose pour alimenter sa réflexion d'un très volumineux corpus de projets de descente. Les stratèges ont, en effet, été nombreux à proposer de résoudre le conflit franco-anglais d'un seul coup, en attaquant le sanctuaire de la puissance maritime. Les archives des ministères de la Marine et de la Guerre regorgent de leurs projets. Chaque crise franco-anglaise suscite un flot de plans plus ou moins élaborés, ayant pour point commun de promettre une véritable panacée pour terrasser la perfide Albion. Une quête obsessionnelle, symptomatique d'une anglophobie résistante à tous les changements de régime politique de la France.
L'historiographie a coutume de stigmatiser ces projets de descente comme conçus par des officiers de l'armée de terre, lesquels ne prendraient pas en compte les facteurs maritimes et assimileraient le passage le plus étroit du pas de Calais à la traversée d'un fleuve.
Cette analyse est réductrice, notamment pour le projet qui fait autorité durant le dernier quart du XVIIIe siècle : le plan de Charles-François de Broglie. Ce petit-fils, fils et frère de maréchaux, en charge pendant vingt-deux ans du Secret du roi, a rédigé, avec l'aval de Louis XV, entre 1763 et 1766 un plan de guerre contre l'Angleterre, lequel réactualisé a été présenté à Louis XVI en 1778 (1). Le plan, d'une grande complexité, prévoit une série de diversions destinées à provoquer la dispersion des forces anglaises. Il prône l'alliance espagnole, mais les deux marines devront  » agir toujours isolément « . Aux Espagnols reviendrait l'organisation de trois diversions contre Gibraltar, la Jamaïque et l'Irlande. Concomitamment la marine française opérerait une diversion en Écosse, contre Mahon en Méditerranée et renforcerait l'île de France tout en projetant 60 000 hommes sur les côtes du comté de Sussex, là où ont débarqué César, Guillaume le Conquérant et Guillaume d'Orange.  » Aucun n'a osé arguer l'impossibilité et même le doute du succès une fois la descente exécutée, l'on s'est rabattu sur les inconvénients et les difficultés d'arriver au moment de la descente  » et Broglie d'ajouter non sans angélisme  » c'est donc là l'objet qu'il faut résoudre « . Une majorité, incluant presque tous les officiers de marine, pose comme préalable d' » être maître de la Manche par une flotte supérieure ou victorieuse  » ; d'autres estiment suffisante une maîtrise partielle ou temporaire, pour projeter, par surprise, une quinzaine de milliers d'hommes et d'opérer la prise de gage ou la destruction des trois centres de la puissance navale anglaise (Portsmouth, Chatham, Plymouth). Broglie rejette ce second plan qu'il juge insuffisant et dangereux. Il retient le principe de l'intervention de l'escadre de Brest, constituée de 40 vaisseaux et 20 frégates, pour acquérir la maîtrise de la Manche et être en mesure d'escorter les convois des 600 navires de commerce rassemblés dans neuf ports entre Dunkerque et Morlaix pour transporter le corps expéditionnaire. Ce plan connaît un franc succès dans les milieux autorisés et s'impose comme la référence des thuriféraires de la descente même si les modifications qu'ils lui apportèrent ultérieurement le dénaturèrent.
La Convention girondine hérite des antagonismes de l'ancienne monarchie et annonce le 31 décembre 1792 qu'elle ne redoute pas la guerre anglaise,  » car nos barques de pêche sont prêtes à transporter en Angleterre 100 000 hommes, qui termineraient la lutte sur les débris de la Tour de Londres « . Le 12 janvier 1793, Brissot avance un argument imparable qui reviendra ultérieurement comme un leitmotiv dans les propos de Napoléon : l'avantage démographique de la France qui peut opposer 25 millions de Français aux 7 millions d'Anglais. Pour le général Hoche, il suffit de couvrir  » la mer des bâtiments de la marine marchande ; qu'ils soient armés en guerre ; qu'ils forment un pont des côtes de France à la superbe Albion. Point de manoeuvres, point d'artillerie : du feu, du feu et du patriotisme. Si nous sommes attaqués dans la traversée, servons-nous des boulets rouges « .
Au-delà de ces rodomontades typiques de la phraséologie révolutionnaire, l'idée la plus répandue en 1793 est d'organiser une  » chouannerie  » en Angleterre. Le 28 mars 1793, le contre-amiral Latouche-Tréville propose, quant à lui, un plan général de guerre contre l'Angleterre incluant le rassemblement à Cherbourg  » d'une quantité de bâtiments légers, de chaloupes canonnières et navires de transport pour embarquer une armée ou un corps de troupes moins considérable pour menacer dans un premier temps une descente en Angleterre et, dans le second, attaquer les îles Jersey et Guernesey « . Le 10 octobre 1794, la Convention thermidorienne saute le pas et ordonne la construction  » avec la plus grande célérité  » d'une flottille pour  » se rendre sur les côtes d'Angleterre « . Cette flottille, composée de 250 bateaux canonniers et de 50  » doubles canots « , doit projeter 35 000 hommes et 4 000 chevaux. Le commissaire à la Marine et aux Colonies, le contre-amiral Dalbarade, ancien corsaire basque, est chargé de la construction de la flottille avec le concours de l'ingénieur Forfait, un protégé de l'ingénieur-constructeur Antoine Groignard, concepteur des bateaux plats qui, avec les batteries flottantes, repoussèrent l'attaque anglaise contre Le Havre en 1759. Forfait procède à des essais de différents types de bateaux à fond plat, mais pour des raisons financières et de politique intérieure, l'entreprise végète avant d'être annulée.
En 1796, le Directoire succombe à son tour à la fascination pour la descente avec l'apparition d'une innovation : des bateaux plats conçus par l'ingénieur suédois Chapman dont les plans sont obligeamment fournis par un certain Muskeyn, flamand de naissance, ayant servi dans la marine suédoise. Ces bateaux sont présentés comme la panacée eu égard à leur contribution décisive à la victoire de la Suède sur la Russie en 1790. Le contre-amiral Truguet, ministre de la Marine sorti des geôles par le 9 Thermidor, est subjugué :  » Bientôt un bataillon de ces petits bâtiments sera en état de défendre nos côtes et peut-être même d'attaquer celles de l'ennemi « . Une soixantaine de  » bateaux Muskeyn  » sont construits à Dunkerque. Surnommés dans la marine les  » gamelles à Musqueyn « , ces bâtiments présentent les caractéristiques d'avoir un faible tirant d'eau, d'être fortement armés avec en chasse une pièce de 24 livres, de disposer d'une passerelle pour faire débarquer en cinq minutes les 100 hommes passagers, d'avoir une double propulsion à voile et à rames.
En attendant de disposer de moyens de projeter une armée sur les côtes anglaises, les officiers de marine à l'instar de Truguet et de Villaret-Joyeuse, commandant l'escadre de Brest, prônent la reprise des plans classiques d'attaque contre l'Angleterre dans ses possessions aux Indes. Le général Hoche s'y oppose arguant qu'il est absurde d'aller chercher si loin l'Angleterre qui se trouve à portée de main et obtient l'organisation d'une descente en Irlande pour soutenir le parti républicain. L'expédition en décembre 1796 tourne au fiasco, moins en raison du mérite de la Royal Navy qui s'est laissée surprendre, que du fait de la tempête et des atermoiements du commandement français. Par parenthèse, le principe d'une descente en Irlande demeurera en filigrane de tous les plans contre l'Angleterre d'autant que le général Humbert devait en août 1798 obtenir un demi-succès et constituera, avec diverses personnalités irlandaises en exil, un groupe de pression qui aura par intermittence l'oreille de Napoléon. Revenons en novembre 1796. Alors que la flottille de Muskeyn devait faire une diversion en attaquant les îles Saint-Marcouf ou Jersey et Guernesey, elle est balayée par la tempête comme fétu de paille. Ses déboires révélaient les défauts structurels des chaloupes, qui, conçues pour les eaux étroites et calmes de la Baltique, étaient incapables d'affronter la Manche. Muskeyn n'en fut pas moins promu capitaine de vaisseau et aucune leçon tactique ne fut tirée tant les partisans des chaloupes étaient obnubilés par l'avantage stratégique que ces engins étaient supposés conférer. Un nouvel échec en 1798 pour reprendre les mêmes îles Saint-Marcouf ne devait pas davantage les discréditer.

La deuxième flottille

Le traité de Campoformio d'octobre 1797 laissa de nouveau la France face au seul adversaire britannique. Le Directoire, le 26 octobre 1797, décida  » de porter le foyer de la guerre dans l'île perfide où se sont forgés tous les complots depuis le commencement de la Révolution contre la République française  » et constitua une armée dite d'Angleterre sur les côtes de l'Océan, placée sous le commandement de Bonaparte. Le 14 janvier 1798, il créa la deuxième flottille : 170 chaloupes à construire entre Dunkerque et Saint-Brieuc pour transporter une armée de 30 000 à 40 000 hommes, à l'échéance du 22 mars 1798. Le 8 janvier 1798, Bonaparte obtint l'envoi au Havre de l'ingénieur Forfait, dont il avait fait la connaissance en Italie, pour surveiller la construction de nouvelles chaloupes canonnières et la mise en état des rescapées de la première flottille. Les rapports adressés par Forfait et le général Andréossy sont étonnamment positifs : le 9 février, ils évaluent la capacité d'emport de la flottille à 48 695 hommes et 3 716 chevaux ; ils présentent le  » bateau Muskeyn  » comme  » l'arme la plus parfaite qu'on pût employer dans une descente  » laquelle est tout à fait faisable dans la mesure où  » canonnières, bateaux et pêcheurs sortiront quand on le voudra et fileront le long de la côte « .
Bonaparte est rien moins que convaincu lors de sa  » revue  » du 8 au 20 février 1798. Dans son rapport au Directoire du 23 février 1798 (2), il réclame l'ajournement sine die de l'expédition vouée à l'échec en raison de l'impréparation de la marine et de la saison trop avancée, rien ne devant être tenté, selon lui, hors la période hivernale. Il fait part à Marmont de critiques nettement plus malveillantes à l'égard de la marine :  » Il n'y a rien à faire avec ces gens-là ; ils ne comprennent rien de ce qui est grand ; ils n'ont aucune puissance d'exécution. Il nous faudrait une flottille pour l'expédition et déjà les Anglais ont plus de bateaux que nous. Les préparatifs indispensables pour réussir sont au-dessus de nos forces, il faut en revenir à nos projets sur l'Orient, c'est là qu'il y a de grands résultats à obtenir (3) « . Le 5 mars 1798, le Directoire accepte ce changement de front en donnant son accord pour l'expédition d'Égypte. Le 15 mars, pour accréditer l'opération de  » deception  » qu'est devenue la descente en Angleterre, il nomme le contre-amiral Lacrosse inspecteur de la côte depuis Cherbourg à Anvers, Forfait, ordonnateur de la marine et le général Andréossy, en charge de l'armement militaire.
Il est à noter que la décision du Directoire d'une descente en Angleterre n'est pas une marotte de terrien. Elle est avalisée par des officiers de marine. Ainsi, le 17 janvier 1798, le contre-amiral Blanquet du Chayla, qui devait s'illustrer à Aboukir et subir injustement l'opprobre de Bonaparte, reprit-il le projet de Broglie dont il réfuta l'emploi des transports pour proposer l'embarquement du corps expéditionnaire de 57 000 hommes sur 122 bâtiments de guerre. Pour appuyer le débarquement proprement dit, Blanquet se fit l'avocat de Muskeyn et de ses fameux bateaux  » si terribles aux frégates mêmes (4) « . De son côté, le vice-amiral Pléville le Pelley, ministre de la Marine âgé de 72 ans, demanda l'avis d' » hommes spéciaux « , tous officiers de l'ancienne marine, tel le vice-amiral Rosily ou Bougainville (5). Le 9 janvier 1798, ces experts émirent un avis très prudent sur l'emploi des escadres françaises, espagnoles et hollandaises pour projeter un corps expéditionnaire de 70 000 hommes :  » la supériorité [de l'Angleterre] sera tellement décidée qu'on ne peut guère considérer les troupes embarquées que comme des forces menaçantes plutôt qu'agissantes « . Ils approuvèrent le principe de la descente et préconisèrent la construction de chaloupes, leur concentration à Boulogne  » d'où partit César avec 800 bateaux pour la même conquête  » et leur atterrissage sur la rive gauche de la Tamise au printemps ou à l'automne. Ils concluaient qu' » avec de la persévérance un moment peut et doit arriver où quelque coup de vent éloignera [les forces anglaises] et si alors les vents viennent à souffler de terre, nos chaloupes épiant toujours l'instant favorable et profitant du vent et de la marée parviendront sans obstacles aux côtes d'Angleterre « . En fait, ces officiers redoutaient de  » livrer aux chances d'un combat la dernière ressource de notre marine  » et leur soutien à la descente était un pis-aller pour éviter un engagement fatal à l'escadre qui dans cette configuration serait cantonnée à une opération de diversion.
Forfait, définitivement acquis au principe de la flottille, n'avait pas ce genre d'état d'âme. Sollicité par Bonaparte, il donna le 12 avril 1798 un point de vue pour le moins radical sur le devenir de la marine :  » Il faut renoncer à la vieille routine et révolutionner la guerre de mer comme vous avez révolutionné celle de terre. Plus de vaisseaux que pour la forme, ils ne servent à rien qu'à nos ennemis. Couvrons la Manche de canonnières et vous la traverserez que vous voudrez pendant les mois de juillet et d'août où règnent les calmes […]. Renoncez aux transports de toute espèce qui ne marchent point à l'aviron […]. Partons par des calmes du Sud-Est, l'Angleterre est à vous « . Il prévoyait un délai d'un an pour achever la construction de la flottille, l'entraînement des hommes et l'aménagement des ports.  » Tenons l'ennemi en haleine par des armements comminatoires […] contraignons-le à renforcer ses croisières, et elles ne tarderont pas à être battues partout […] il se ruinera en voulant nous bloquer et nous accroîtrons notre petite marine et nous exercerons nos soldats qui prennent déjà le plus grand goût à la chose (6) « .
Bonaparte ne peut qu'être séduit par ces idées conformes à sa perception de l'Angleterre dont il ne comprend pas les ressorts de la puissance. Il ne peut qu'adhérer au système du soldat-marin, ce qui deviendra l'axe de sa politique de recrutement des équipages. Par ailleurs, il est suffisamment orgueilleux pour se sentir capable d'endosser le rôle de  » réformateur  » de la marine, idée latente jusque dans le Mémorial de Sainte-Hélène. Forfait considère que le temps manque pour reconstruire une marine, aussi la seule solution est-elle de  » jeter inopinément et par surprise nos soldats sur les côtes [anglaises] « . Partisan de l' » école matérielle « , Forfait pousse jusqu'au bout la logique de l'innovation technique offerte par les  » bateaux Muskeyn « , tant il est persuadé d'avoir trouvé le  » truc  » susceptible de compenser l'infériorité quantitative et qualitative de la marine française. Le même phénomène se produira plus tard au moment de l'apparition de la vapeur (le prince de Joinville), ou de la torpille (Jeune École). Selon Forfait,  » la nouvelle ressource des Français : [c'est] une petite marine de canonnières « .
Pour justifier cette analyse, il avance un autre argument-type de l'école matérielle : le faible coût financier. Une descente pourrait être tentée  » sans compromettre nos forces maritimes […]. Elle nous fait toujours jouer peu contre beaucoup, en effet un vaisseau de 74 canons qui portera 500 hommes de débarquement vaut un million et ne se fait pas en moins d'un an ; 5 canonnières qui porteront le même nombre de soldats vaudront 40 à 50 000 livres et l'on peut en faire 100 par mois « . Enfin, argument propre à satisfaire un stratège comme Bonaparte, la flottille présente l'avantage de pouvoir être disponible en permanence :  » Une flotte canonnière bien entretenue peut durer cent ans  » (sic) et elle pourra attaquer l'Angleterre  » sur son propre sol avant qu'elle ait le temps d'armer une frégate « . Dans un Supplément au mémoire sur la descente en Angleterre, Forfait admet  » la seule objection possible : ces bateaux ne se peuvent battre contre des vaisseaux […] quoique l'on prétende le contraire à Dunkerque  » (allusion aux  » vrais  » marins de la Manche rompus à la course), et il assène l'argument promis à un bel avenir dans les combinaisons de Napoléon :  » Mais notre armée navale ne tiendra pas plus contre l'armée anglaise si elle est rencontrée, il faut dans l'un comme dans l'autre système passer sans être vus ou essuyer un combat dont on ne peut espérer un succès heureux « . Bonaparte est en parfaite symbiose avec de nombreuses idées de Forfait, au point de défendre contre toute attente, le 13 avril 1798 (7), le projet de descente auprès du Directoire, concluant que  » dans les mois de brumaire et de frimaire [23 octobre-23 décembre], l'invasion de l'Angleterre serait presque certaine « . Bonaparte a bien retenu les leçons de Forfait. Il a trouvé son maître à penser dans un domaine qui lui est étranger et très logiquement, dans la foulée du 18 brumaire, il en fait son ministre de la Marine le 24 novembre 1799.

La troisième flotille

Après la paix de Lunéville du 9 février 1801, la France se trouve une nouvelle fois en guerre contre la seule Angleterre. Bonaparte sous la pression de Forfait fait réarmer le 23 février la flottille, la troisième, laquelle est placée sous le commandement du contre-amiral Latouche-Tréville :  » Il est du très petit nombre des officiers généraux de la marine qui aient confiance dans cette arme  » (8). Latouche-Tréville prend les choses très à coeur et déploie une activité considérable. Mais pour Bonaparte, il ne s'agit que d'une manoeuvre d'intimidation. Le but recherché est d'ailleurs atteint dans la mesure où l'opinion publique anglaise, prise de panique, oblige l'Amirauté à nommer Nelson au commandement de la défense des côtes et à procéder à la mobilisation des hommes de 17 à 55 ans. Les deux attaques préemptives dirigées par Nelson, les 3 et 15 août, contre la ligne d'embossage des chaloupes appuyée par les batteries terrestres échouèrent lamentablement, apportant une nouvelle caution à la flottille. Nelson ne fut toutefois pas dupe :  » Cette histoire de bateaux peut faire partie d'un plan d'invasion, mais ne peut en constituer à elle seule « . Le bluff est terminé. La signature des préliminaires de la paix d'Amiens est suivie par le désarmement de la flottille en octobre.
Auparavant, Forfait, quelque peu monomaniaque, est revenu à la charge et a prescrit le 8 septembre 1801 (9) de désarmer les vaisseaux, ou tout le moins de n'en conserver que 54, pour ne pas indisposer l'Angleterre et mieux fondre sur elle avec une flottille tenue en réserve, seul moyen d'exploiter  » les avantages de la France : position géographique, immense population, supériorité de la guerre sur terre « . Mais à cette date, les jours de Forfait, ministre de la Marine, sont comptés. Bonaparte a décidé de s'en séparer, non pour ses idées qui le séduisent plus que jamais, mais parce qu'il lui reproche, selon le témoignage de Cambacérès, son administration décousue.
Le 3 octobre, le contre-amiral Decrès le remplace, avec lui accède au pouvoir le clan des marins qui ont participé à l'expédition d'Égypte. S'ils sont sceptiques sur le devenir de la marine et appréhendent toute rencontre avec la flotte anglaise, ils sont partisans d'une flotte de haut bord, dotés de vaisseaux rapides pour surprendre l'ennemi et lui livrer une guerre de course sans merci. Une école à l'opposé de celle de Forfait. Les acteurs sont en place pour le bras de fer de 1803 lorsque pour l'énième fois la France doit affronter seule l'Angleterre.
Bonaparte dispose alors d'un corpus de projets de descente et d'un champ d'expérimentations du nouveau matériel des chaloupes canonnières. Un consensus se dessine parmi les partisans de la descente pour que la flottille soit concentrée à Boulogne et passe de vive force, par surprise, par une nuit sans lune et une mer d'huile. Le seul point de divergence porte sur la saison la plus propice à la traversée. Pour l'heure, Bonaparte est resté imperméable à toutes les critiques des adversaires de la descente au sein même de la marine. De par sa personnalité et sa fascination pour l'histoire, Bonaparte est programmé pour choisir une opération spectaculaire, parlant à l'imagination des peuples. Ne s'est-il pas pris pour Hannibal lorsqu'il a traversé les Alpes, pour Alexandre le Grand en conquérant l'Égypte ? Peut-il résister à l'envie, par mimétisme à l'égard des grands chefs de guerre du passé, de continuer à se mesurer avec les exploits de César ou de Guillaume le Conquérant ? D'ailleurs, les sceptiques finissent par se laisser convaincre tant est grande la force de persuasion du Premier consul, sûr de sa bonne étoile, lui dont la vie a été jusqu'à ce jour une succession de miracles.

II. – La première phase du projet de descente en Angleterre (1803)

Le programme de la grande " flottille nationale "

Le 11 mars 1803, anticipant la rupture de la paix, Bonaparte commença par ordonner la création de deux  » flottilles nationales  » (10) à Dunkerque et Cherbourg à l'échéance du  » 1er vendémiaire an XV  » (23 septembre 1806). À la déclaration de guerre, Bonaparte change d'échelle et nomme, le 24 mai, Forfait inspecteur général de la Flottille nationale.  » Quoique auxiliaire des forces navales de la République, [la flottille] doit devenir une de ses armes les plus imposantes  » et avoir la capacité de transporter une armée de 100 000 hommes, bientôt portée à 130 000. Le programme de constructions navales passe en trois mois de 310 bâtiments à 2 008 (11). Tous doivent être armés d'un canon et aménagés pour le transport de troupes. En complément, 500 à 600 bateaux de commerce ou de pêche doivent assurer le transport des non-combattants, des chevaux et des impedimenta. Quelque 21 000 marins sont affectés à la flottille : un effectif considérable eu égard à la disette de la marine en personnels. Les ports de rassemblement de la flottille sont fixés du sud au nord : Étaples, Boulogne, Wimereux, Ambleteuse, Calais, Dunkerque et Ostende. Le général Berthier a la charge d'organiser la future armée d'Angleterre bientôt répartie en six camps : Utrecht (Marmont), Gand (Davout), Saint-Omer (Soult), Compiègne (Ney), Saint-Malo et Bayonne (Augereau) (12). La tâche est titanesque, aussi n'est-il pas étonnant que Forfait prescrive à tous de  » rayer désormais le mot impossible de leur dictionnaire « .
Un des paradoxes, et non des moindres, de la descente est que Bonaparte confie sa mise en oeuvre à deux des hommes qui lui sont hostiles : Decrès qui exhorte Bonaparte d'envoyer des petites divisions ou des frégates sur les routes du commerce ennemi dans l'océan Indien, dans l'Atlantique sud, aux Antilles et dans les zones de grande pêche, lorsque le 13 mars celui-ci lui demande comment  » faire le plus de mal possible au commerce anglais ?  » (13) ; l'amiral Bruix, nommé commandant en chef de la flottille, le même Bruix qui en 1801 le mettait en garde :  » C'est avec des vaisseaux qu'il faut lutter contre l'Angleterre […]. Cessons de compromettre les hommes et les choses en poursuivant cette fabrication ruineuse d'une fourmilière de vains bateaux […]. Veuillez la marine et la marine sera « . Inévitablement, ce tandem soutenu par la plupart des officiers de marine hostiles à la construction de cette dispendieuse  » poussière navale  » va se trouver en porte-à-faux vis-à-vis de Bonaparte, Forfait et autres thuriféraires de la flottille.
Le 23 mai 1803 Daru lors de la séance du Tribunat révèle l'état d'esprit dominant à cette époque :  » Si nous mettons le pied dans son île, la puissance anglaise est renversée. Elle ne peut nous faire que de légères blessures, nous pouvons l'atteindre au coeur  » (14). La directive adressée aux capitaines de la Commission de flottille (25 mai 1803) résume la philosophie du projet :  » Peu de lieues nous séparent de l'Angleterre et quelle que soit la surveillance présumée de ses croisières, elles ne peuvent se promettre cette continuité de mesures et de concours des éléments nécessaires pour fermer la route à une flottille qui sera aidée de l'avantage de sa situation, de la multiplicité de ses moyens et de la vélocité de son appareillage. Nul doute donc que l'armement de la flottille ne présente des chances positives que l'audace et le génie sauront saisir pour mettre un terme à la guerre « . La guerre avec l'Angleterre est très populaire en France. Le pays se transforme en un immense chantier maritime. Des dons affluent de toutes parts. À Amiens, sur un arc de triomphe élevé sur le chemin que doit emprunter Bonaparte, le 25 juin, figure l'inscription  » chemin de l'Angleterre « . Le département de la Seine-et-Oise offre 1 200 000 de francs pour la construction d'un bâtiment de guerre accompagnés d'une adresse enflammée :  » Nos légions ont franchi les Alpes, un détroit ne peut les arrêter pour vaincre Albion. Un jour suffit pour les porter sur les rivages consternés « .
Les dirigeants anglais ont conscience que si l'armée française prenait pied sur le sol anglais, rien ne pourrait lui résister : c'est sur mer que doit se jouer la survie du pays. Pour la défense rapprochée, l'Amirauté dispose, sous les ordres de l'amiral Keith, de l'escadre des Dunes, et met en place entre Yarmouth et Dungeness une contre-flottille de défense, bientôt aussi volumineuse que la flotille française. Mais surtout les escadres veillent devant les principaux ports français du Texel à la Méditerranée. Ces dispositions n'empêchent pas la population anglaise de s'inquiéter. Selon la rumeur, les feux allumés à Boulogne à l'occasion d'une des visites du Premier consul, vont provoquer un mouvement de panique dans les populations de Sandgate et Folkestone qui s'enfuiront dans l'intérieur des terres. Des nouvelles stimulantes pour Bonaparte.

Doutes, difficultés, controverses et escarmouches

La dispute entre adeptes et pourfendeurs de la flottille, commencée de longue date, rebondit. Lors d'une inspection au Havre, le 17 juin, Decrès ne parvient pas à cacher son scepticisme :  » Une des [chaloupes] a manoeuvré devant moi. Cela marche bien médiocrement, mais avec un temps favorable, ces bâtiments rempliront votre projet « . Coup de pied de l'âne, il ajoute :  » J'ai longtemps causé avec le citoyen Forfait sur la perfectibilité à laquelle on peut prétendre dans ce genre. Il est, comme tous ceux à qui j'en ai parlé depuis trois mois, à l'incertitude des idées sur cet objet  » (15). Qu'importe les doutes de Decrès, le plan du 21 juillet 1803 (16) précise  » que [Bonaparte] a le projet de commander en personne [l'armée] qui doit porter la guerre au sein même de l'Angleterre « . Bonaparte tout à ses combinaisons stratégiques fait étudier la faisabilité d'une expédition en Irlande mettant en oeuvre 12 000 hommes, voire plus, ainsi qu'une autre de 25 000 à 40 000 hommes partant du Texel dans les derniers jours de décembre pour l'Écosse ou toute autre destination anglaise.
Mais au fur et à mesure que les préparatifs avancent, les obstacles se multiplient. L'aménagement de la côte se heurte aux désavantages géographiques de la France en Manche : absence de ports en eaux profondes contrairement à la côte anglaise ; étroitesse des estuaires des rivières entre les falaises ; grande amplitude des marées ; plage nue, sablonneuse, impropre à l'établissement de ports. L'ingénieur lorrain Joseph Sganzin a beau faire des prodiges pour aménager Boulogne et ses annexes d'Étaples, de Wimereux et d'Ambleteuse, les travaux ne pourront être achevés avant la fin de l'année. La mise en état de défense de la côte nécessite l'installation de batteries terrestres pour instituer une  » côte de fer  » (17) du Havre à Ostende, destinée à protéger, avec le concours de la cavalerie, du télégraphe et des batteries légères, les mouvements de la flottille de port en port. Le dispositif s'alourdit car la flottille se révèle incapable de se défendre par elle-même. Elle est constituée de bateaux de débarquement, péniches et bateaux-canonniers, ayant un faible tirant d'eau, qui sont censés s'échouer près du rivage ennemi sous la protection des chaloupes-canonnières et des prames (18). À l'usage, ces bâtiments s'avèrent dénués de qualités nautiques. Consternés, les marins critiquent leur faible maniabilité, leur mauvaise marche aussi bien à la voile qu'à la rame, leur incapacité à résister à la houle, leur artillerie quasiment inutilisable, trop lourde au point de les surcharger à couler bas et de les fragiliser pour l'échouage. Forfait se défend en arguant que ces bâtiments ne doivent servir qu'à une seule traversée de quelques heures et que leur nombre saturera le dispositif anglais. Le vice-amiral Truguet, l'ancien apologiste repenti des  » bateaux Muskeyn « , interpelle Forfait au hasard d'une rencontre à Saint-Cloud :  » Pour envahir l'Angleterre au lieu de ces barques dont la moitié se perdra en route, construisez de vrais transports ; ils arriveront, et vous aurez encore l'avantage de pouvoir les vendre au commerce après l'opération.  » L'affaire fait grand bruit. Le 5 septembre 1803, le même Truguet encourra le risque de la disgrâce en abjurant Bonaparte de ne pas exposer  » sa gloire et sa personne  » dans une entreprise aussi aventureuse. Peine perdue, Bonaparte affiche une foi de charbonnier dans la doctrine de Forfait.
Tout au plus finit-il par admettre, le 22 août, que seule une centaine de bâtiments peuvent sortir par marée du port de Boulogne :  » Il faudra donc, comme l'a fait le général Latouche, les tenir en rade  » (19). Mais la solution de Latouche, expérimentée pendant les mois d'été, est-elle pertinente pour une flottille dix fois supérieure à la sienne et en plein hiver ? Bonaparte le croit d'autant que Forfait, jamais en mal de solution miracle, lui a proposé dès le 9 juin de construire un fort flottant pour défendre la ligne d'embossage ainsi que l'aménagement d'une prame ou d'un ponton avec 15 pièces de 36. Decrès est exaspéré par ces solutions fantaisistes et attend les contrordres avant d'agir. Mal lui en prend, le bras de fer manque tourner à son désavantage.
Les travaux de la flottille accusent un retard considérable sur les prévisions, il est vrai, irréalistes. À la recherche d'un bouc émissaire, Bonaparte en rend Decrès responsable. Le 25 août, il lui écrit qu' » il est temps, citoyen ministre, de fixer une attention sérieuse sur l'armement de la flottille  » (20) et deux jours plus tard il envisage de le démettre de ses fonctions, comme il le confie au consul Cambacérès :  » Quelques parties du ministère de la Marine, citoyen Consul, sont évidemment négligées, et je commence à soupçonner que le général Decrès n'a pas l'esprit d'ordre et de suite, première qualité d'un administrateur. Cependant, il a aussi d'autres qualités, et quelque lieu que j'aie dans ce moment à me plaindre de son imprévoyance sur les objets les plus importants, j'étais décidé à attendre encore trois mois pour fixer mes idées, car, enfin, on gagne peu à changer  » (21). La rumeur annonce le remplacement du disgracié par Malouet ou Barbé-Marbrois.
Dans cette période où le parti des opposants à la flottille risque de perdre son plus puissant atout, Forfait fait monter au créneau un de ses affidés : le contre-amiral Lacrosse, cousin de l'amiral Bruix, ancien inspecteur général des côtes en 1798. Fort de son expérience, celui-ci recommande le 30 août (22) un passage pendant l'été de juin à septembre, période où  » la mer est calme « , ce qui empêchera l'intervention des contre-flottilles anglaises et les soldats de souffrir du mal de mer.  » À 3 noeuds à l'heure, 12 heures suffiraient pour traverser […] si [la flottille] passe entre les vaisseaux, [elle] pourrait tirer tout le parti possible de son artillerie.  » Sa conclusion est incroyable :  » Le problème se réduit au passage du Rhin ou d'un autre fleuve que l'ennemi cherche à empêcher « . Propos sincères ou courtisanerie, en tout cas ils n'émanent pas d'un officier de l'armée de terre et ne sont pas de nature à éclairer la lanterne du décideur.
De juillet à octobre se multiplient des escarmouches où les divisions anglaises sont repoussées à grand mal par les chaloupes françaises, appuyées par les batteries côtières. Ces incidents mineurs donnent des arguments aux deux camps. Forfait, sur la défensive, n'hésite pas à stigmatiser la pusillanimité et l'inexpérience des officiers de marine :  » On se persuade qu'il est impossible de passer de vive force […]. On évite le combat où souvent les chances seraient pour nous, parce que nous aurons la supériorité du nombre en canons, la supériorité en calibre, l'avantage de n'être vu que comme un point […] opposons quelques bateaux à de grands bâtiments qui valent dix fois plus […] jamais encore les bâtiments n'ont été battus (sic) […] l'on redoute tout pour eux, avec ces préjugés on ne veut plus faire marcher les bateaux de nuit  » (23). Un argumentaire propre à séduire l'artilleur Bonaparte. D'ailleurs Forfait n'a rien à craindre, Bonaparte est inconscient de la tournure préoccupante des engagements et complimente Bruix pour deux engagements picrocholins :  » Leur issue sont un véritable succès […]. Tout était le résultat de vos combinaisons, et vous voyez que tout a réussi  » (24). Bruix ne le détrompe pas, mais n'en pense pas moins. Bonaparte continue de peaufiner sa descente. Soucieux du détail, il ordonne, le 5 octobre (25), le recrutement des guides-interprètes en anglais. Le lendemain, avec Joséphine et ses soeurs, il visite le chantier de constructions navales des Invalides avant de gagner Saint-Cloud sur une chaloupe manoeuvrée par des chasseurs de la Garde. Il en profite pour rappeler l'absolue nécessité d'entraîner les soldats aux  » manoeuvres nautiques « . Son intention, constante durant son règne, est de pallier la pénurie de matelots en amarinant les fantassins. Bonaparte joue et l'armée le suit dans ses jeux  » nautiques « . Les soldats s'exercent avec entrain à ramer. Tous les témoignages concordent, leur moral est excellent.
Le 29 octobre marquerait un tournant selon le témoignage d'un espion à la solde des Bourbons. Ce jour-là lors d'un dîner avec sa famille où fut évoqué le projet de descente :  » [Bonaparte] avait conclu en disant qu'il était bien décidé qu'il périrait ou qu'il planterait son drapeau sur la Tour de Londres. Tous les assistants effrayés se réunirent pour entourer le conquérant. On lui présenta combien son existence était précieuse à la France et à l'Europe, combien il serait cruel à lui de l'exposer et de hasarder par là le sort de sa famille et de tous les siens […]. Le héros fut touché […] son attendrissement alla jusqu'à verser des larmes. Il se retira cependant en murmurant contre les Anglais et en les menaçant ; mais à peine eut-il disparu que sa famille, qui le connaît, ne put dissimuler sa joie : « Nous le tenons, dirent-ils, il a pleuré, il n'ira pas » « . En fait, rien de bien concluant.
En ce mois de brumaire (26), Decrès, toujours en quasi-disgrâce, tente de reprendre la main. Il encourage Bonaparte à organiser une descente en Irlande :  » 15 000 hommes suffisent « . Partant du préjugé, partagé par le Premier consul, que les Anglais ne sont qu'un peuple mercantile, il fait la curieuse proposition de  » vider  » la mer :  » L'ennemi bat la mer sans rien prendre pour la bonne raison que nous n'avons rien dehors. S'il y a quelque chose de capable de tuer le génie de la marine anglaise, c'est cet état de situation. Cette marine ne se meut et ne vaut que par l'activité de ses chefs et la cupidité de ceux-ci est la mesure de leur activité […]. Un état de guerre sans prises est un état désespérant pour les Anglais « . Il propose deux expéditions ayant des  » promesses de succès  » : l'une ravagerait la traite anglaise sur la côte d'Afrique, à la faveur d'une campagne de cinq mois, avec 2 vaisseaux et 3 frégates ; la seconde consisterait à intercepter aux Antilles  » un des trois convois anglais annuels (avril, hiver, octobre) « . Ces propositions sont en discordance avec les projets mirifiques d'un Bonaparte avide d'exploits surpassant ceux des héros des temps passés. Mais le retour en grâce de Decrès n'en est pas moins imminent.

À Boulogne, Napoléon inspecte et hésite

Le 4 novembre, Bonaparte arrive à Boulogne pour inspecter l'avancée des travaux. Il doit admettre que la flottille n'est pas prête. Une descente en hiver est désormais exclue, tout au plus les travaux peuvent-ils être accélérés pour envisager un report au printemps. Bonaparte continue à croire à la réussite de son projet ; le 12 novembre, il écrit au général Augereau :  » Je suis ici depuis dix jours et j'ai lieu d'espérer que dans un temps raisonnable j'arriverai au but que l'Europe attend. Nous avons dix siècles d'outrages à venger  » (27). Bonaparte est d'autant plus optimiste que l'Angleterre lui donne l'impression d'être littéralement à portée de la main, comme il le décrit à Cambacérès 16 novembre :  » J'ai vu, des hauteurs d'Ambleteuse, les côtes d'Angleterre, comme on voit, des Tuileries, le Calvaire (28). On distinguait les maisons et le mouvement. C'est un fossé qui sera franchi lorsqu'on aura l'audace de le tenter !  » (29).
Aucun événement majeur n'intervient durant son séjour, pourtant lorsque Bonaparte quitte Boulogne le 17 novembre 1803, le doute s'est instillé dans son esprit. Cinq jours plus tard, il demande son avis au contre-amiral Ganteaume, préfet maritime de Toulon, son conseiller maritime favori depuis qu'il l'a ramené d'Égypte sur la frégate Muiron.  » Faites-moi connaître vos idées sur cette flottille. Croyez-vous qu'elle nous mènera sur les bords de l'Albion ? Elle peut porter 100 000 hommes. Huit heures de nuit, qui nous seraient favorables, décideraient du sort de l'univers  » (30). Ganteaume répond le 1er décembre (31) qu'il ne doute pas du succès des armes françaises une fois la Manche traversée, mais qu'il est sceptique sur la manoeuvre d'une telle quantité de petits bâtiments. Le passage de nuit lui paraît  » presque impossible  » et tromper la vigilance des Anglais relever du  » miracle « .  » En dernière analyse […] je regarde l'expédition de la flottille, sinon comme impossible, mais comme extrêmement chanceuse et dont le succès ne peut être promis, ni avoir lieu que par quelque grand événement impossible à prévoir.  » Pour ne pas rester sur une note négative, Ganteaume rappelle sa proposition antérieure de commander une escadre légère avec laquelle  » peut-être n'eût-il pas été impossible, quoique la chose soit fort difficile, de se porter dans la Manche inopinément et, après avoir employé diverses fausses routes pour donner le change à l'ennemi, surprendre les croiseurs stationnés devant Boulogne […] non pendant huit heures seulement mais peut-être pendant quarante-huit. Cette tentative, je le répète, serait extrêmement hardie, extrêmement périlleuse, mais je ne pense pas qu'elle puisse être jugée impraticable par les marins « .
Bien que cette idée soit formulée avec des doubles négations, signe de l'extrême prudence (ou de l'embarras) de son auteur, Bonaparte se l'approprie le 7 décembre (32) :  » Vous avez entrevu ce que je compte faire. Je vais donc m'en expliquer avec vous « . Il demande l'avis de Ganteaume sur l'intervention en Manche de l'escadre de Toulon de conserve avec celle de Rochefort, ce qui signifie l'abandon du passage de vive force par la flottille. Mais il n'en mesure pas toutes les implications, puisqu'il ajoute  » si notre escadre devait se battre – ce que Dieu préserve – devant Boulogne, nous lui donnerions un très bon et puissant secours « . Ganteaume lui répondit par retour du courrier le 12 décembre (33) que la jonction des deux escadres devant Rochefort était judicieuse, mais qu'il serait préférable de constituer une escadre légère composée des meilleurs marcheurs toulonnais et rochefortais, capable de surgir inopinément dans le détroit, d'y surprendre la croisière anglaise de surveillance, de la chasser ou de la vaincre et d'assurer le passage de la flottille. Quant à la valeur militaire de la flottille, sa condamnation est sans appel :  » Je ne dois pas hésiter à vous faire connaître que je considère le secours de l'artillerie des bateaux et chaloupes canonniers comme illusoire, si l'escadre était forcée au combat au-devant de Boulogne. Dans le cas de combattre au mouillage peut-être que ces bateaux pourraient prendre quelque position avantageuse pour inquiéter et causer des dommages à l'ennemi, mais en pleine mer et sous voile, il est inutile de l'espérer « .
Cet échange de lettres prouve que Bonaparte hésite encore sur le parti à prendre. Mais il est conscient que faute d'effet de surprise, la flottille ne peut passer de vive force quelle que soit la période de l'année. L'escadre doit intervenir pour donner la maîtrise de la mer. Forfait est disqualifié, Decrès de nouveau en grâce. Mais, comme l'a dit Stendhal, Bonaparte est  » changeant « . Le 29 décembre, contre toute attente, il donne l'ordre à Ganteaume de faire travailler  » nuit et jour  » l'arsenal.

Notes

(1) Arch. nat. AFIV 1597 a plaq.1III & AFIV 1597 b plaq. 1VII, " Plan de guerre contre l'Angleterre rédigé par ordre du feu Roi dans les années 1763, 64, 65 et 1766 par le comte de Broglie, refondu et adapté aux circonstances actuelles pour être mis sous les yeux de Sa Majesté à qui il a été envoyé le 14 mars 1778 ".
(2) Correspondance de Napoléon Ier, n° 2419, 23 février 1798 au Directoire exécutif.
(3) Marmont, Mémoires de 1792 à 1841, Paris, Perrotin, 1856, t. 1, p. 347.
(4) AFIV 1598 plaq.1I, Contre-amiral Blanquet, 17 janvier 1798 (28 nivôse an VI), " observations sur projet de descente en Angleterre ".
(5) AFIV 1598 plaq.1, 1er mémoire. 9 janvier 1798 (10 pluviôse an VI), questions du ministre de la marine, " signataires des observations : Liberge Grandchain, Buor, Charitte, Rosily, Girardin, Bougainville, anciens officiers de marine appelés par le gouvernement " ; 2e mémoire du 12 février 1798 (24 pluviôse an VI).
(6) Arch. nat. AFIV 1599 plaq 1II,12 avril 1798 (23 germinal an VI), rapport de Forfait à Bonaparte.
(7) Correspondance de Napoléon Ier, n° 2502, Note au Directoire, 13 avril 1798.
(8) Forfait à Bonaparte, 16 ventôse an IX (7 mars 1801), arch. nat. AFIV 1188.
(9) Forfait, " Mémoire sur le système colonial et sur le système militaire qui à l'époque de la paix conviendrait le mieux à la République française ", 8 septembre 1801, arch. nat. AFIV 1187.
(10) Correspondance de Napoléon Ier, n° 6628, 11 mars 1803, Arrêté sur les dispositions générales pour la formation de flottilles à Dunkerque et Cherbourg.
(11) Dans le programme du 22 août 1803, les 2 008 bâtiments se décomposent en 324 chaloupes-canonnières, 324 grandes péniches, 324 petites péniches, 432 bateaux canonniers, 432 péniches, 112 bateaux de pêche, 60 bâtiments grand échantillon. Correspondance de Napoléon Ier, n° 7030, 22 août 1803 à Bruix.
(12) Gand et Compiègne seront remplacés le 12 décembre par Bruges et Montreuil.
(13) Correspondance de Napoléon Ier, n° 6632, 31 mars 1803 à Decrès.
(14) Moniteur, 24 mai 1803.
(15) Lettre de Decrès à Bonaparte, 17 juin 1803, arch. nat. AFIV 1190.
(16) Arch. nat., AFIV 1672, 21 juillet 1803, Instructions pour l'amiral commandant la flottille nationale.
(17) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7482, 16 janvier 1804, Message au Sénat conservateur : Exposé de la situation de la République.
(18) - Prame gréée en corvette (longueur 35 m, largeur 8,30 m, tirant d'eau 2,50 m) ; équipage/garnison 31 marins et 44 soldats ; passagers 200 soldats ; 50 chevaux ; armement : 12 canons de 24 ou de 18 ; quille allongée.
- Chaloupe canonnière gréée en brick (longueur 24,70 m, largeur 5,50 m, tirant d'eau 1,95 m) ; équipage/garnison 22 marins et 15 soldats ; passagers 108 soldats ; armement : 2 canons de 24 ou de 18 à l'avant, un 18 à l'arrière, 2 obusiers (coût 32 à 42 000 F).
- Bateau-canonnier gréé en lougre (longueur 19,50 m, largeur 4,55 m, tirant d'eau 1,30 m) ; équipage/garnison 6 marins et 10 soldats ; passagers 94 soldats ; armement : un canon de 24 ou de 18 à l'avant, 1 pièce de 8 de campagne à l'arrière, avec caisson et deux chevaux logés dans une écurie au centre du bateau ; une rampe de débarquement (coût 18 à 23 000 F).
- Péniche gréée en lougre (longueur 19,50 m, largeur 3,85 m, tirant d'eau 1,30 m) ; non pontée ; équipage 5 marins ; passagers 61 soldats ; armement : un obusier ou un canon de 4 à l'avant, un obusier en retraite (coût 8 à 9 000 F).
(19) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7030, 22 août 1803 à Bruix.
(20) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7043, 25 août 1803 à Decrès.
(21) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7049, 27 août 1803 au consul Cambacérès.
(22) AFIV 1202, 30 août 1803 de Lacrosse à Napoléon.
(23) AFIV 1202, 19 septembre 1803 de Forfait à Napoléon.
(24) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7150, 1er octobre 1803 à Bruix.
(25) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7165, 5 octobre 1803, Arrêté : formation d'une compagnie de guides-interprètes attachés à l'armée d'Angleterre.
(26) AFIV 1195, brumaire an XII (octobre-novembre 1803), Decrès à Napoléon.
(27) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7273, 12 novembre 1803 au général Augereau.
(28) Allusion au Calvaire qui surplombait le mont Valérien.
(29) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7279, 16 novembre 1803 au consul Cambacérès.
(30) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7309, 23 novembre 1803 à Ganteaume.
(31) AFIV 1191, 1er décembre 1803 (9 frimaire an XII), Ganteaume à Bonaparte.
(32) Correspondance de Napoléon Ier, n° 7359, 7 décembre 1803 à Ganteaume.
(33) AFIV 1191, 12 décembre 1803 (20 frimaire an XII), Ganteaume à Bonaparte.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
444
Numéro de page :
3-17
Mois de publication :
déc. - janv.
Année de publication :
2003
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