Napoléon et La Marseillaise

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Composé dans la nuit du 25 au 26 avril 1792 sous le titre de Chant de guerre pour l’armée du Rhin, devenue l’Hymne des Marseillais puis La Marseillaise après qu’elle eut été adoptée par les fédérés de la cité phocéenne remontant vers Paris au mois de juillet suivant, l’œuvre de Claude-Joseph Rouget de l’Isle (1760-1836) est réputée avoir été « interdite » par Napoléon. Il s’agit largement d’une idée reçue.

Napoléon et <i>La Marseillaise</i>
Thierry Lentz © Eric Frotier de Bagneux

Parce que ce chant lui rappelait trop le 10 août 1792 et le massacre des Suisses, auxquels il avait assisté, il n’aimait certes pas la composition, mais sans pour autant l’interdire. Ainsi, en 1797, pendant la campagne d’Italie, il avait prescrit à Berthier de la faire jouer, mais seulement pendant les revues, jamais pendant les assauts. Plus tard, après son accession au pouvoir, même si les paroles lui déplaisaient, il en toléra l’interprétation aux armées, mais jamais en sa présence. La Marseillaise ne faisait plus partie des sonneries réglementaires. Elle fut toutefois rejouée par la musique de la Garde au début de la bataille de Waterloo, moment où il fallait relier les combattants de 1815 à ceux de la levée en masse contre l’Europe coalisée. Malgré ces quinze ans de sommeil, aucune prohibition formelle ne fut édictée, contrairement à ce qui se passa sous le Second Empire, moment où La Marseillaise gagna ses galons de chant de ralliement des opposants républicains.

À la composition de Rouget de l’Isle, Napoléon préférait Le Chant du départ, d’Étienne-Nicolas Méhul, la Marche consulaire, du chef de musique Guillardel, ou le Veillons au salut de l’Empire, écrit en 1791 par le chirurgien Adrien-Simon Boy sur une romance tirée de l’opéra Renaud d’Ast de Nicolas Dalayrac (1787).

Ajoutons que Rouget de l’Isle n’était guère apprécié de Napoléon. Militaire défroqué, il occupait un poste de conseiller d’ambassade en Hollande au moment de Brumaire. Il jouissait alors d’efficaces protections, comme celles de Carnot, des Tallien et de Joséphine. Cette dernière, qui le connaissait depuis les temps chauds de la Révolution, a même été soupçonnée à tort d’avoir été sa maîtresse. Tout sembla bien commencer pourtant pour le compositeur qui se vit commander un « chant guerrier » par le Premier Consul, en mars 1800. L’œuvre, intitulée Chant des combats, fut achevée, jouée sans aucun succès et vite oubliée. L’auteur en fut amer, continua à solliciter la bienveillance (c’est-à-dire : des commandes) des autorités et, n’essuyant que des refus, assomma le chef de l’État de lettres critiques sur sa pratique du pouvoir. Il se lança aussi dans les affaires, convainquant Joséphine d’investir dans l’immobilier avec la Compagnie Goisson, par ailleurs chargée de fournitures aux armées espagnoles. L’opération fut un échec. Goisson attaqua Rouget devant les tribunaux et celui-ci ne trouva rien de mieux pour se défendre que de mettre en cause Mme Bonaparte. Il est vrai qu’elle s’était montrée imprudente en soutenant les spéculations et en recommandant ses associés à plusieurs ministres. Une fois l’affaire réglée à l’amiable, l’auteur de La Marseillaise n’eut plus rien à espérer de ses anciens protecteurs, ce qui ne l’empêcha pas de réclamer sans cesse un poste. Il n’en eut aucun, se renfrogna de plus en plus et se laissa aller à écrire des pamphlets contre le régime. Il vivota ainsi jusqu’à la chute de l’Empire, traduisant des ouvrages anglais et rédigeant des préfaces aux livres des autres. Rallié à Louis XVIII, il ne fut pas plus aidé par la Restauration, en dépit de ses écrits peints aux couleurs du royalisme militant. Il dut attendre l’avènement de Louis-Philippe pour retrouver quelques moyens, le roi bourgeois se rappelant que La Marseillaise avait accompagné les armées révolutionnaires dans lesquelles il avait combattu en 1792.

L’ironie de l’histoire veut que le cercueil de Rouget de l’Isle a été transféré aux Invalides en juillet 1915, en attendant d’être porté au Panthéon. La loi de panthéonisation n’ayant pas été votée, il se trouve encore dans la crypte des gouverneurs, à quelques mètres de celui de l’Empereur.

Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon
Avril 2020

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