Napoléon et la paix

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Il pourrait apparaître paradoxal de consacrer un chapitre à « Napoléon et la paix », alors même que – général, Premier consul et Empereur – il est considéré tel un « Dieu de la guerre », comme l’écrivit Clausewitz. Le paradoxe n’est qu’apparent et, toujours pour paraphraser librement Clausewitz, Napoléon savait que la guerre était un outil ou une continuation de la diplomatie. Il le prouva en Italie, où sa première campagne fut marquée par de nombreux armistices et traités de paix.  Et lorsqu’il s’empara du pouvoir, en Brumaire an VIII, il savait que l’opinion le jugerait aussi sur ses résultats extérieurs. « Le cri unanime est la paix ! » lui écrivit alors le ministre de la Police Fouché, et il ne pensait pas autrement. Pendant les deux premières années de son gouvernement, il fut donc au sens le plus littéral de l’expression un homme de paix, jusqu’à parvenir à la faire régner en Europe pendant environ un an. Par la suite, ses victoires militaires furent souvent suivies de traités, tandis que l’organisation de son système n’avait d’autre but que de finir les guerres continentales, au profit de la prépondérance française sur le continent. En ce sens, à l’instar des hommes d’Etat de tous les temps, Napoléon avait bien compris que la paix n’est pas un idéal que l’on appelle de ses vœux « en sautant sur son siège tel un cabri » -comme aurait pu dire de Gaulle-, mais le résultat de rapports de force et de négociations qui s’inscrivent dans un texte. Elle est « seconde », venant après l’affrontement ou le différend dont elle doit refléter le résultat. La paix est un combat et pas seulement un objectif moral. Reste à définir puis à imposer des conditions qui soient supportables par les autres acteurs.

Napoléon et la paix
Bonaparte donnant la Paix à l'Europe,
David, François-Anne , graveur, Monnet, Charles, auteur du modèle © Paris Musées/Musée Carnavalet, Histoire de Paris

La paix est un combat

L’étude des relations internationales à l’époque du Consulat et du Premier Empire inclut, certes, celle des guerres ou du rôle personnel de Napoléon, mais s’appuie aussi sur une interaction complexe des événements et des histoires nationales, françaises et non-françaises. Elle ne peut donc s’inscrire que dans un temps long au déroulement structuré par des traditions et des habitudes, scandé par des tropismes anciens propres à chaque entité étatique ou à chaque dynastie. La géopolitique a aussi son rôle  et le règne napoléonien ne la modifia pas. Les îles restèrent au milieu des mers, les montagnes et les fleuves à la même place, la répartition des populations identique, de même que les ambitions d’influence qui en découlent. Napoléon ne put échapper à la complexité de ce faisceau de causalités enchevêtrées. S’il fut un « accélérateur » d’histoire, il n’en modifia pas radicalement les lignes de force.

Lorsqu’on essaie d’identifier les raisons qui poussèrent Napoléon à chercher « l’empire des Français sur le continent », on ne doit bien sûr négliger ni son désir de domination, ni la recherche de la gloire, ni l’ambition personnelle, ni même un désir diffus de répandre les idées de la Révolution ou des Lumières. Il dut toutefois tenir compte au premier chef des ambitions des autres puissances. Il sut longtemps en jouer parfaitement et jouer avec les intérêts d’autres acteurs que la France. Ce n’est qu’à la fin de la période –au deuxième semestre 1813- que l’on vit se constituer une ligue générale. Ce fut le succès de la diplomatie anglaise que d’arriver à réunir toute l’Europe autour de son plus petit dénominateur commun –vaincre Napoléon-, en jouant sur les rancœurs, l’économie et les finances, mais aussi en ne reculant ni devant les menaces ni devant les pressions, bien plus qu’en agitant le drapeau de la « libération » du continent. La prépondérance française était devenue trop incompatible avec les profits de chacun.

Cette prépondérance visait à instaurer ce que Napoléon appela son système fédératif[1]. En d’autres termes, l’Europe devait s’organiser et « tourner » autour d’une ou deux puissances, la France restant la principale. Cette conception avait un adversaire implacable : l’Angleterre. Celle-ci s’était faite la championne de la théorie antagoniste de l’équilibre européen. Elle n’admettait pas qu’un Empire dominant remplace sur le continent le concert soi-disant égalitaire des puissances moyennes qui favorisait son commerce. C’est ainsi qu’elle était devenue « l’ennemi héréditaire » de la France depuis le règne de Louis XIV, après avoir été celui des Espagnols et des Habsbourg.

Napoléon Bonaparte admettait que la recherche de la paix fût le but le plus honorable de la diplomatie et du droit des gens[2], à condition qu’elle fût une bonne synthèse « d’intérêts conciliateurs entre tant d’intérêts rivaux »[3]. Le mot « paix » ne voulait rien dire en soi. « Ce sont les conditions de la paix qui font tout », disait-il encore[4], comme « un mariage qui dépend d’une réunion de volonté »[5].

Si l’empereur reconnaissait, comme tous les théoriciens du temps, que l’équilibre européen était une garantie de la paix, il entendait en discuter la définition et ne pas la laisser aux seuls penseurs et homme de gouvernement anglo-saxons. Leur  doctrine de la division du continent en entités moyennes, nombreuses et de puissances variables, ne pouvait être adoptée en l’état. Elle était trop favorable aux intérêts commerciaux anglais et trop contraire à ceux de la France. Napoléon était ici un successeur des derniers Bourbons pour qui les métaphores de la « balance » et de « l’équilibre » ne concernaient au mieux que les grands Etats européens. Pour lui, l’équilibre ne pouvait produire de bienfaits que dans le cadre d’un système[6] fondé sur l’histoire, la géopolitique et la réalité des forces, mais aussi la gloire et l’honneur des peuples et de leurs souverains. La réorganisation du continent ne pouvait s’entendre qu’autour de blocs se partageant la prépondérance : la France, d’une part, l’Autriche et la Russie de l’autre ; un bloc à l’Ouest, un autre confiné à l’Est[7]. « Il [n’y a] en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples » confirmera-t-il à Sainte-Hélène[8]. Louis XIV et Louis XV n’auraient rien dit d’autre. Après l’Espagne et l’Autriche dans les siècles passés, c’est désormais à la France que revenait le droit de conduire cette dynamique. C’est ainsi que Napoléon entendait respecter « l’esprit du siècle » et assurer les « progrès de la civilisation »[9].

Sans rejeter absolument toute explication idéologique, Napoléon fondait surtout l’action extérieure sur les réalités. Le droit des gens –ce qu’on appellera plus tard le droit international public- ne pouvait avoir pour effet, et encore moins pour objectif, de brider la vie internationale mais de l’encadrer et d’en empêcher les excès. S’il ne cherchait pas « l’empire universel », s’il prenait à son compte les idées de paix et d’équilibre bien compris, il ne voulait pas non plus s’enfermer dans une doctrine rigide qui ne tiendrait pas compte du monde et de l’Europe tels qu’ils étaient. En conséquence, il ne soumettait pas non plus son action extérieure à l’obligation de lutter contre les souverains traditionnels (les révolutionnaires auraient dit : les « tyrans ») et la souveraineté dynastique. : « Je sais bien qu’il n’en coûte rien à une poignée de bavards […] de vouloir la république universelle »[10], écrivait-il avec mépris, dès la première campagne d’Italie. Il ne considérait pas que, au nom d’une philosophie transcendante, la mission de la France soit de « révolutionner » les Etats européens. Ainsi entendu, le droit des gens redevenait conservateur : « La base du droit public de l’Europe est, aujourd’hui, de maintenir chaque pays dans l’ordre existant »[11].

Ce coup d’arrêt aux principes transcendants du droit des gens n’était cependant pas synonyme d’absence totale de mouvement. L’Empereur remplaça donc l’expansion raisonnable vers les frontières naturelles et la lutte idéologique contre les tyrans par d’autres valeurs, comme la défense de l’honneur et de la gloire des nations ou des souverains. « Je tiens à l’honneur plus qu’à la vie », écrivait-il à l’ambassadeur Otto, en 1805[12]. Le besoin de gloire et d’honneur prirent ainsi place dans l’idée napoléonienne du droit des gens : « L’honneur pour un peuple aussi puissant que le nôtre est le premier des biens ; la fortune et le commerce ne sont que second »[13]. Et souvent, il justifia une action internationale pour la défense « de l’honneur de [ses] aigles ». N’avait-il pas promis, dans le serment constitutionnel prononcé solennellement à Notre-Dame, le 2 décembre 1804, de tout faire pour assurer « la Gloire » du peuple français ?

En matière de droit des gens, Napoléon préférait donc « les vues générales » aux « plans arrêtés »[14]. Il rejetait la philosophie universaliste et supra-étatique, au nom de l’influence des événements historiques, de la géographie, des facteurs culturels, sociaux, religieux. S’il ne réfutait pas une « synthèse entre le naturel et le contingent »[15], s’il ne réduisait pas l’action internationale à l’expression de la puissance et à l’emploi de la force pure, il savait, comme l’ont écrit deux de ses auteurs de référence, Thucydide et Machiavel, que celles-ci avaient une influence primordiale dans la vie internationale[16]. Dans ce cadre, le droit des gens était un garde-fou et un outil de régulation, sûrement pas un droit positif. Il avait une place dans l’organisation générale de l’ordre juridique auquel les souverains étaient soumis, mais pas au-dessus de leur volonté et de leurs intérêts.

Bonaparte, homme de paix

Après le coup d’Etat du 18 brumaire, Napoléon Bonaparte fut le pacificateur que le continent n’attendait pas. Dès le début de 1800, il offrit aux belligérants de négocier sur la base du maintien de la France sur la rive gauche du Rhin et de son influence en Italie. Les victoires révolutionnaires le justifiaient. Il se heurta à une fin de non-recevoir : à Vienne comme à Londres, on considérait que les conditions de la paix ne seraient pas réunies tant que le drapeau français flotterait à Milan, Gênes, Mayence ou Anvers. Bonaparte ouvrit donc une double campagne militaire, au printemps 1800. Elle s’acheva par les victoires de Marengo (14 juin) en Italie et de Hohenlinden (3 décembre) en Allemagne. La situation de l’Europe en fut comme débloquée. Un premier traité fut signé avec l’Autriche, à Lunéville, le 9 février 1801. Moins de deux mois plus tard, Ferdinand IV de Naples fut contraint de signer le sien à Florence (29 mars). Pour compléter encore ces premiers succès, le Portugal (6 juin et 29 septembre 1801) et la Bavière (24 août 1801) acceptèrent bientôt des accords de paix avec la France. Craignant de se retrouver seule à combattre, l’Angleterre signa le 1er octobre des préliminaires de paix qui aboutirent au traité d’Amiens, le 25 mars 1802. Pour la première fois depuis Marengo, Bonaparte apparut en costume civil dans les cérémonies officielles. Partout en France, selon les rapports de police, on assista à des « transports d’allégresse ». Complétant le dispositif de la pacification, la France et les Etats-Unis avaient signé à Mortefontaine, dès le 30 septembre 1800, un accord qui mettait fin à leur « quasi-guerre », traité qui était sur le point d’être approfondi par la vente de la Louisiane. Immédiatement après Amiens, le Wurtemberg signa lui aussi la paix (20 mai 1802). Le 25 juin 1802, la Porte fit de même[17]. Pour la première fois depuis avril 1792, la France n’était plus en guerre avec personne. Elle était devenue la première puissance continentale et Talleyrand ne mentira pas lorsqu’il écrira dans ses Mémoires : « On peut dire sans la moindre exagération que, à l’époque de la paix d’Amiens, la France jouissait, au-dehors, d’une puissance, d’une gloire, d’une influence telles que l’esprit le plus ambitieux ne pouvait rien désirer au-delà pour sa patrie »[18].

Cette paix consacrait les buts politiques du Directoire et de ce début du Consulat : domination de l’Italie et des côtes atlantiques, Russie rejetée vers l’est, Prusse neutralisée, Autriche rabaissée. Le Premier consul avait réalisé les vieux rêves des rois de France : il avait affaibli le rival Habsbourg et l’ennemi héréditaire anglais. On en était revenu à une diplomatie traditionnelle, sur fond de victoire militaire et de droit de conquête. Mais parce que la chaîne des traités de paix n’avait pas réglé tous les différends, le revers de la médaille était le désir de revanche des vaincus. Et que dire de l’Angleterre ? Le traité d’Amiens, imposé par les circonstances, ne pouvait longtemps satisfaire l’oligarchie britannique qui n’avait abandonné ni sa volonté de domination commerciale ni son corollaire, la division du continent en puissances moyennes se neutralisant. Ces forces contraires à la paix générale ne tardèrent pas à se déchaîner. Douze ans de guerres suivirent avec pour conséquence de mettre la paix au service exclusif du « système continental ».

L’empire des Français sur le continent

Une fois vaincu et relégué sur le rocher de Sainte-Hélène, Napoléon livra à Las Cases le secret de son projet européen : « Une de mes plus grandes pensées avait été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous les révolutions et la politique […] ; j’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de la nation. C’est avec un tel cortège qu’il eût été beau de s’avancer dans la postérité et la bénédiction des siècles. Je me sentais digne de cette gloire ! » [19]. Du temps de l’empire des Français sur le continent, ce secret avait été bien gardé. La réalité de la politique napoléonienne s’exprima par l’administration directe et l’annexion (on disait : « les réunions »), la création de royaumes napoléonides (sorte d’avatar au goût monarchique des républiques-sœurs) ou par des alliances inégales. C’est ce que Napoléon appela son « système ». Monstre de pragmatisme, il ne voulut jamais s’enfermer dans une définition ou une doctrine rigide, se contentant de quelques idées simples (on n’ose parler de « principes ») comme une anglophobie bien dans l’air du temps et le projet de simplifier les cartes de l’Allemagne et de l’Italie au profit de la France. Au-delà, il ne sut (ou ne voulut) pas fixer fermement ses projets, son pragmatisme finissant par être un handicap pour la diplomatie française. Il fut incapable d’approfondir ses alliances et, pis, en changea souvent. Il fut ambigu sur le problème des « nations » polonaise, allemande ou italienne. Il ne précisa pas les buts de guerre suprêmes de la France ni l’objectif ultime de son système. Cette imprécision ne fit qu’augmenter l’inquiétude des puissances et décupler la volonté de l’Angleterre d’en finir avec la prépondérance française.

Sans entrer dans les détails de ce système, relevons ici que le principal allié de la France fut la Confédération du Rhin, créée en août 1806 et qui compta jusqu’à trente-neuf adhérents[20]. Elle éloignait la Prusse du Rhin, évitait les frottements austro-prussiens, confiait à la Bavière ou à la Saxe un rôle d’État tampon face aux Habsbourg, montait la garde aux marches orientales avec le duché de Varsovie comme position avancée. L’Empereur tenta de rapprocher de la France ces alliés consentants par de nombreux moyens : unité législative et administrative, généralisation des principes politiques issus de la Révolution, notamment la fin de la féodalité, intégration économique avec le Blocus continental comme principal outil. Il eut même, à l’instar des monarques d’Ancien Régime, une politique matrimoniale entre les familles souveraines de la Confédération et les familles françaises. Il n’alla pas en revanche jusqu’au bout de cette idée en ne choisissant pas une princesse allemande lorsqu’il se sépara de Joséphine. L’écho de cette politique fut favorable dans la plupart des Etats confédérés. La France les émancipait de la domination autrichienne et les protégeait des appétits russes ou prussiens. Ces avantages compensèrent longtemps les inconvénients de la domination. Ce ne fut que lorsque la balance se déséquilibra et au moment où la défaite annoncée de la France napoléonienne rendait nécessaire des renversements d’alliance pour ménager l’avenir que la Confédération se lézarda avant de s’effondrer.

Dans ce contexte, la Prusse et l’Autriche restèrent longtemps marginalisées. Après sa défaite de 1806, la première fut occupée et mise en coupe réglée par l’armée française d’occupation placées sous les ordres du (très) rigide maréchal Davout. Lorsque Frédéric-Guillaume III voulut engager les réformes civiles et militaires nécessaires au relèvement de son royaume, il fut brutalement contraint d’y renoncer, sur injonction de Napoléon, qui menaça même de rayer la Prusse de la carte. L’Autriche fut à peine mieux respectée, subissant à deux reprises l’occupation de sa capitale, perdant des territoires immenses et payant de fortes indemnités. Partant, elle apparaît comme le souffre-douleur de la politique extérieure française de la Révolution et de l’Empire dont elle fut, il est vrai, pendant de longues années l’ennemi le plus constant. Ce n’est qu’après le mariage entre Napoléon et Marie-Louise, fille de François 1er, qu’on en revint à une diplomatie plus classique, les deux cours reprenant le pli de l’alliance familiale et entreprenant le rééquilibrage de l’Europe. A Vienne, le nouvel homme fort, Metternich, se montra favorable à l’alliance, non qu’il fût francophile, mais parce qu’il pensait en tirer avantage pour son pays. L’Autriche n’avait quasiment plus d’armée, plus de finances (la banqueroute fut constatée en 1811) et aucun allié prêt à se lancer dans une nouvelle aventure contre la France. Elle coopéra et entra à son tour dans le système, en attendant des jours meilleurs.

La paix hégémonique : l’exemple de Tilsit

Le 7 juillet 1807 furent signés à Tilsit les traités franco-russes mettant fin à deux ans d’une guerre notamment marqués par trois batailles légendaires : Austerlitz (2 décembre 1805), Eylau (8 février 1807) et Friedland (14 juin 1807). Lors de ce dernier engagement, la Grande Armée avait détruit son homologue russo-prussienne. Vainqueur, Napoléon avait arrêté ses troupes au bord du Niémen et menaçait à présent de franchir le fleuve pour entrer en territoire russe. Seule un armistice signé le 21 juin retenait encore son bras. Le tsar Alexandre 1er préféra demander la paix. Les deux souverains prirent rendez-vous… sur un vaste radeau amarré au milieu du fleuve-frontière. Ils s’embrassèrent, dirent du mal des Anglais puis, incommodés par le roulis, décidèrent qu’il serait plus commode de se retrouver en ville pour négocier.

Les affaires furent rondement menées. Le 7 juillet, Talleyrand pour la France, Kourakine et Lobanov pour la Russie signèrent deux textes parfois présentés comme une sorte de « partage du monde »[21] en même temps qu’un pacte d’amitié entre les deux souverains majeurs du continent européen. L’historiographie soviétique inventa même une scène au cours de laquelle Napoléon aurait tracé sur une carte la frontière entre les deux zones d’influence : c’était justifier le geste de Staline à Yalta par un prestigieux précédent. Evidemment, il n’y eut ni traits de crayon ni partage du monde, et encore moins d’amitié entre l’empereur des Français et le tsar de toutes les Russies. Le soir même de leur première rencontre, alors qu’ils s’étaient donnés l’accolade, le second écrivit à sa sœur : « Te rends-tu compte, moi, j’ai embrassé Bonaparte ! ». Et Alexandre d’ajouter qu’il fallait bien en passer par là si on voulait préparer la revanche[22].

Formellement, les accords de Tilsit étaient constitués, d’une part, d’un traité de paix de vingt-neuf articles patents et sept articles secrets et, d’autre part, d’un traité d’alliance en neuf articles. Leurs déclarations liminaires annonçaient une bonne nouvelle : il y avait désormais « paix et amitié » entre les deux empereurs. Là s’arrêtaient les amabilités. Le reste n’était qu’une suite de conditions imposées par le vainqueur au vaincu. Le tsar acceptait par la force des choses d’avaler quelques couleuvres et de renoncer aux ambitions européennes de son empire, qu’il avait héritées de sa grand-mère la grande Catherine.

Première couleuvre, il reconnaissait de facto l’Empire français, ce qu’il s’était toujours refusé à faire depuis 1804. Dans la foulée, il acceptait la présence de Joseph Bonaparte sur le trône de Naples et, plus grave pour les projets russes, l’existence de la Confédération du Rhin et la création du royaume de Westphalie pour Jérôme Bonaparte. L’Allemagne -dont le tsar rêvaient d’être le protecteur- échappait à son influence.

Deuxième couleuvre, Alexandre garantissait la création d’un duché de Varsovie, sorte de Pologne qui ne disait pas son nom, composé de territoires repris à la Prusse et artificiellement placé sous l’autorité du roi de Saxe. Ce faisant, il acceptait qu’un glacis hostile empêche toute progression russe au nord-ouest du continent. Car le duché allait être –nul n’en doutait- un satellite de la France : ses troupes continuaient à y stationner tandis qu’un résident français était nommé à Varsovie.

Troisième couleuvre, le tsar devait retirer ses troupes de Moldavie et de Valachie, territoires conquis sur les Ottomans un an plus tôt. Il s’engageait en outre à négocier avec la Turquie en vue d’une paix définitive, sous l’œil de Napoléon. Cette fois, c’est de leurs ambitions dans le sud-est de l’Europe dont les Russes devaient faire leur deuil.

Le seul avantage que Saint-Pétersbourg retirait en apparence du dispositif de Tilsit était en réalité la certitude d’une catastrophe prochaine. Les traités érigeaient en effet le tsar en « médiateur » du conflit franco-anglais. Il devait mettre tout son poids dans la balance pour convaincre Londres de négocier. Mais cette fausse ouverture avait sa contrepartie : si le gouvernement britannique ne se décidait pas positivement avant le mois de novembre 1807, non seulement la Russie devait lui déclarer la guerre, mais de surcroît appliquer le Blocus continental, c’est-à-dire cesser tout commerce avec elle.

Comme il fallait s’y attendre, Londres n’accepta pas de négocier et le tsar fut obligé de lui déclarer la guerre. En fermant ses ports aux importations de produits manufacturés anglais et aux exportations de céréales vers l’Angleterre, il plongeait à terme l’économie de son empire dans le marasme, d’autant que les exportateurs français n’allaient jamais parvenir à conquérir les marchés confisqués aux Britanniques. Il s’ensuivit une grogne générale dans la haute société pétersbourgeoise qui exploitait les ports et possédait les plus grands domaines agricoles. La francophobie de l’entourage du tsar –et sans doute de l’autocrate lui-même- en fut décuplée. Dès les mois qui suivirent Tilsit, la rupture était certaine. Elle allait intervenir cinq ans plus tard et conduire l’Empire français à sa perte.

Pourtant, avec les traités de 1807, Napoléon pouvait croire qu’il avait verrouillé le continent. On peut parler à cet égard d’apogée de l’Empire français et de l’empire des Français sur l’Europe. Débarrassé de l’Autriche après Austerlitz, le conquérant avait châtié la Prusse par le traité de paix bilatéral signé avec elle, toujours à Tilsit, le 9 juillet. En écartant la Russie des routes occidentales, des Balkans et de la Méditerranée, il l’avait confinée dans ses positions orientales, la seule place réservée dans son idée à ceux qu’il appelait les « barbares du Nord ». Napoléon ne sut pas s’arrêter sur cette excellente position. Son « système » était conçu pour le mouvement et non pour la récolte patiente des fruits de la victoire. La sévérité de ses traités préparait des revanches. La nécessité du Blocus pour contraindre l’Angleterre à la paix lui créait partout des ennemis. Son rêve de prépondérance l’entraînait à aller toujours plus loin.

Moins d’un an après Tilsit, la Grande Armée entra au Portugal puis en Espagne pour s’assurer des marches méridionales. Ce fut la campagne de trop, celle qui marqua vraiment un tournant, ce que Talleyrand allait appeler le « commencement de la fin ».

L’Angleterre, ennemi et vainqueur du système européen

En 1810-1811, seule l’Angleterre contestait le système continental. Napoléon avait gâché une bonne occasion de parvenir à un arrangement avec elle, à l’été 1806. Alors qu’un traité de paix était prêt[23], l’empereur fit échouer l’affaire en tentant de gagner le temps nécessaire à la conclusion d’un bon accord avec la Russie –toujours en guerre avec la France à cette époque. Après avoir accepté certaines des conditions posées, les Anglais se raidirent et rompirent.

Avec l’instauration du Blocus puis l’invasion de la péninsule Ibérique, un point de non-retour fut franchi. Et Jean Tulard de remarquer : « Cet Empire, tout en rivages, machine de guerre contre l’Angleterre, forme […] un tout dans l’esprit de Napoléon [qui] ne peut plus y distinguer l’essentiel, à savoir la France des frontières naturelles, de l’accessoire, Varsovie ou Cassel, Rome ou Hambourg »[24]. Ce faisant, l’empereur opta pour une vision stratégique traditionnelle chez les puissances continentales. Alors que pour Londres, le conflit était avant tout économique, le gouvernement impérial choisit de dominer l’économique par le politique et le territorial, ce qui perpétuait les guerres sans assurer la supériorité commerciale. Le projet anglais n’était pas moins hégémonique que celui de Napoléon, mais il était d’une autre nature. L’Angleterre n’avait que peu d’ambitions territoriales sur le continent : seule la conservation du Hanovre, berceau de sa famille royale, lui importait. Elle voulait cependant y contrôler les affaires, réduire un concurrent trop puissant, conserver les colonies françaises qui la gênaient le plus et rétablir la liberté des échanges avec le marché européen. Protégée par son insularité et sa supériorité maritime, elle n’eut plus qu’à se montrer patiente et endurante. Anti-démocratique et au besoin violente à l’intérieur[25] comme à l’extérieur, l’oligarchie britannique avait les meilleures cartes en main (son argent, sa marine), pas moins de cynisme et plus de pragmatisme encore que son ennemi. Elle gagna la guerre par l’économie plus que par ses armées, encourageant et finançant les forces qui se relevaient sur le continent contre la domination française.

Fondée essentiellement sur les rapports de force et son expression par la guerre, après la courte période « pacifique » du Consulat, la politique extérieure de Napoléon ne pouvait plus conduire à une paix générale de compromis. Après la désastreuse campagne de Russie (1812), les défaites en Allemagne (1813) et l’invasion du territoire (1814), l’empereur perdit la partie et, avec lui, se dissipa le rêve de la prépondérance française.

L’hégémonie européenne de la France avait duré presque un quart de siècle, remettant en cause l’équilibre favorable à l’Angleterre de la plus grande partie du siècle précédent. Le bilan immédiat de l’expérience révolutionnaire et napoléonienne marquait l’échec d’une politique qui, si l’on ose dire, avait cru pouvoir « mélanger les genres ». L’appel au généreux principe du droit des peuples, si tant est qu’ils aient influencé la démarche des révolutionnaires, fut simultanément amendé, presque infirmé, par la revendication des frontières naturelles, avant de voler en éclat avec l’épisode napoléonien. Tout se passa alors comme si un ressort qui avait été comprimé, depuis les échecs de Louis XIV et de Louis XV, par la victoire du principe d’équilibre se détendait d’un seul coup. La suite fut une sorte d’engrenage événementiel où la diplomatie française, secondée et parfois entraînée par un outil militaire victorieux, ne cessa d’aller de l’avant jusqu’à atteindre ses limites et finalement refluer. Le bref retour de Napoléon en 1815 ne fit que confirmer cette conclusion en l’aggravant.

Après Waterloo, l’idée qu’il fallait infliger à la France une punition exemplaire prit le dessus sur les relatifs adoucissements de son sort obtenus au Congrès de Vienne –dont l’acte final fut signé dix jours avant la bataille décisive. Le traité de paix de Paris, du 20 novembre 1815, en fut la transcription : le vaincu rentra dans ses frontières de 1790, dut verser une indemnité de guerre de sept cents millions de francs et entretenir une armée d’occupation, au tarif de 383 589 francs par jour. Ces « cent jours les plus chers de l’histoire de France »[26] coûtèrent au final environ deux milliards de francs, soit quatre années de budget. La Quadruple Alliance (Angleterre, Prusse, Autriche, Russie) prit en main les affaires du continent en s’intitulant officiellement « concert des nations ». La France en resta exclue jusqu’au congrès d’Aix-la-Chapelle, du 27 septembre au 15 novembre 1818. Là, dans la vieille capitale de Charlemagne, constatant que l’indemnité de guerre avait été réglée et acceptant l’évacuation du territoire français avec deux ans d’avance, une note des Alliés invita le roi de France « à unir désormais ses conseils et ses efforts à ceux des quatre puissances ». L’équilibre européen était restauré presque dans sa configuration de 1789, à ceci près que la France était ramenée au niveau d’une puissance moyenne soumise à la surveillance des « Grands ». Au niveau mondial, le grand vainqueur était indubitablement l’Angleterre. Elle avait obtenu à peu près tout ce qu’elle souhaitait. Le commerce pouvait reprendre sur des routes maritimes contrôlées par elle, les colonies des concurrents étaient affaiblies et le marché européen libéré.

Ce succès britannique allait aussi avoir une conséquence importante pour la politique extérieure française. Même si les successeurs de Napoléon ne renoncèrent jamais à agir sur le continent et au-delà des mers, ils durent renoncer à toute velléité d’expansion et même d’intervention extérieure, faute de moyens, faute de liberté de mouvement, certes, mais aussi pour tenir compte de la nouvelle réalité de la puissance que le XIXe siècle n’allait cesser de conforter : rien ne pouvait plus se faire sans l’accord de Londres. Waterloo avait à jamais sonné le glas de la séculaire ambition française de prépondérance en Europe et dans le monde.

Thierry Lentz
Avril 2016

Ce texte est tiré initialement du catalogue L’art de la Paix. Secrets et trésors de la diplomatie de l’exposition du Petit Palais L’art de la paix.

Thierry Lentz est directeur général de la Fondation Napoléon.

Notes

[1] Discours du 17 août 1807, Le Moniteur, 17 août 1807. Italisé par nous.
[2] Sur l’idée de droit des gens de Napoléon, voir Thierry Lentz, « Napoléon et le droit des gens », Diplomaties au temps de Napoléon, CNRS éditions, 2014, p. 225-238.
[3] Charles François Tristan de Montholon, Récit de la captivité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, Paulin, 1847, 10 février 1817.
[4] Napoléon à Joseph Bonaparte, 15 décembre 1805, Correspondance générale publiée par la Fondation Napoléon [désormais simplement : Correspondance générale], n° 11186.
[5] Napoléon à Joseph Bonaparte, 18 avril 1807, Correspondance générale, n° 15309.
[6] L’idée napoléonienne n’est pas contraire à celles des Lumières pour qui tout est régi par des « systèmes », de la nature au corps humain, en passant par les sociétés.
[7] Voir Thierry Lentz, « Le système fédératif napoléonien », Napoléon diplomate, CNRS éditions, 2012, p. 27-45.
[8] Conversation du 11 novembre 1816, dans Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Flammarion, 1951 (édition de Marcel Dunan), t. II, p. 544. Italisé par nous.
[9] Préambule de l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire, 22 avril 1815
[10] Lettre du 26 octobre 1797 à Villetard, Correspondance générale, n° 2186.
[11] Lettre à Reding, 6 janvier 1802, Correspondance générale, n° 6705.
[12] Lettre à Otto, 24 octobre 1805, Correspondance générale, n° 11044.
[13] A Villaret-Joyeuse, 19 novembre 1801, Correspondance générale, n° 6649. Sur l’idée de gloire, voir Robert Morissey, Napoléon et l’héritage de la gloire, Presses universitaires de France, 2010.
[14] «  Notes sur l’art de la guerre », publiées dans la Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III [désormais simplement : Correspondance], t. XXXI, p. 313.
[15] Préface de Robert Kolb à Antonio Truyol Y Serra, Doctrines sur le fondement du droit des gens, 2e éd., Paris,  éditions A. Pedone, 2007, p. 13.
[16] Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre V ; Machiavel, Le prince, chapitre XVIII.
[17] Ajoutons encore les traités de paix signés avec la Régence d’Alger (28 décembre 1801) et la Régence de Tunis (23 février 1802). Voir les textes de tous les traités cités dans Michel Kerautret, Les grands traités du Consulat (1799-1804), Nouveau Monde-Fondation Napoléon, 2002.
[18] Mémoires du prince de Talleyrand, Calmann-Lévy, 1891, t. I, p. 286.
[19] Conversation du 11 novembre 1816, Mémorial de Sainte-Hélène, t. II, p. 544.
[20] Quatre royaumes : dix-sept principautés, cinq grands duchés et treize duchés.
[21] Voir, par exemple, Gherardo Casaglia, Le Partage du monde. Napoléon et Alexandre Ier à Tilsit, Kronos, 1998.
[22] Voir Marie-Pierre Rey, Alexandre Ier, Flammarion, 2013.
[23] Il a été publié dans la Correspondance, sous le numéro 10604. Cette négociation a été étudiée en détail par Pierre Coquelle, Napoléon et l’Angleterre. 1803-1813, Plon, 1904, p. 85 et suivantes. Synthèse dans Thierry Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, Fayard, 2002, t. I, p. 224-235.
[24] Jean Tulard, Le Grand Empire, Albin Michel, 1982, p. 319.
[25] De nombreuses émotions populaires éclatèrent en Grande-Bretagne en raison de la crise provoquée par le Blocus. Elles furent durement réprimées.
[26] L’expression est de Pierre Branda, dans Le prix de la gloire. Napoléon et l’argent, Fayard, 2006, p. 487.

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