Napoléon et la Vendée (1re partie)

Auteur(s) : WODEY-COUTURAUD Laurence
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 » Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée. Elle est finie.  » (1). À peine arrivé au pouvoir par le coup d'État du 18 Brumaire, Napoléon Bonaparte s'appliqua à traduire dans les faits cette affirmation audacieuse, liquidant avec une extraordinaire activité l'onéreux héritage du Directoire, dont l'inventaire comportait en bonne place dans son esprit les guerres chouannes et vendéennes, récurrentes depuis mars 1793.
En moins d'un mois, le jeune Consul, bravant la loi de l'échec qui avait jusque-là prévalu à l'élaboration des paix de l'Ouest, posa les fondations d'une réelle pacification, dont la soudaineté apparente autant que la pérennité ne laissent d'étonner. Certes, pour mener à bien ses entreprises, Bonaparte, sauveur de la Nation dans l'esprit public depuis Campo-Formio, bénéficiait d'un exceptionnel climat de popularité, propice à l'épanouissement de son intuition. Néanmoins, réduire les causes de la réussite napoléonienne dans l'Ouest à la renommée et à la fameuse manière du grand homme serait marchander à peu de frais, non seulement ses constants efforts dans cette région entre 1799 et 1814, mais également l'oeuvre de ses prédécesseurs – les Thermidoriens, les Directeurs et le général Hoche –, qui, à défaut de succès global, n'en avaient pas moins conclu les suspensions d'hostilités de décembre 1794 – mai 1795 et surtout mars 1796 – octobre 1799. De toute évidence, Bonaparte leur devait beaucoup.
Dès lors, deux séries de questions se posent: tout d'abord, pourquoi le Premier Consul s'attacha-t-il à résoudre aussi rapidement la crise chouanno-vendéenne alors que d'autres priorités politiques, diplomatiques ou militaires requéraient déjà toute son attention ? Ensuite, pourquoi réussit-il là où les gouvernements précédents avaient échoué, soit à finir les guerres de Vendée ?

I. Qu’est-ce que la Vendée dans le paysage français de 1799 ?

A. La pierre angulaire de la paix intérieure
Objet de l'inquiétude constante des Révolutionnaires entre 1793 et 1799, l'Ouest était considéré par les gouvernements comme la pierre angulaire de la paix car, d'une part, foyer honni de guerre civile, il était perçu comme une infection susceptible de gangrener l'ossature de la France nouvelle; d'autre part, en vertu de ses contacts réguliers avec l'Angleterre, il constituait un point frontalier faible, une zone d'influence ennemie sur le territoire national, qu'il convenait de contrôler définitivement. Malgré ce double enjeu, la résolution des conflits de l'Ouest, aux racines politico-religieuses profondes, n'enthousiasmait pas les généraux.
 
B. Un vrai guêpier pour tout ambitieux
Titulaires du seul pouvoir militaire, leurs résultats sur le terrain pouvaient à tout moment se trouver anéantis par une décision politique ayant valeur de casus belli aux yeux des Vendéens. Par ailleurs, les conflits de l'Ouest,  » sale guerre  » (2) fratricide entachée par les massacres à visée exterminatrice de la Terreur, vécus comme une blessure d'orgueil révolutionnaire qu'il fallait oublier, firent horreur aux cadres dirigeants dès la Convention thermidorienne, au point que nul militaire ne pouvait espérer d'avancement en servant là, même s'il respectait les lois de l'humanité. Loutil, du 7e bataillon de Paris, qui arrêta personnellement Stofflet, vit sa carrière définitivement brisée (3). D'une manière plus générale, les meilleurs régiments quittaient rapidement la Vendée où ne restaient en poste que des troupes faméliques pillardes, lâches et insubordonnées, comme en témoigne la correspondance du général Hoche (4).
Bonaparte eut tôt conscience qu' » il n'eût pu concourir qu'à du mal [en s'engageant dans le  » guêpier  » de l'Ouest] sans pouvoir personnellement prétendre à aucun bien  » (5). Animé d'appétits de puissance politico-militaire, et ayant payé fort cher le côtoiement ostensible de Robespierre le Jeune, il évita soigneusement toute prise de position prématurée sur le sujet vendéen, susceptible de compromettre l'avenir.
Ainsi, nommé général de brigade commandant en chef l'artillerie de l'armée de l'Ouest le 29 mars 1795, il se rendit à Paris au début de l'été, pour y apprendre qu'il servirait finalement dans l'infanterie (6), alors que la deuxième guerre de Vendée commençait. Prudent, il mit à profit une maladie – affection diplomatique ? – pour réfléchir longuement et en définitive, ajourner sa prise de commandement, sous prétexte qu'il lui semblait déshonorant de ne point servir dans l'artillerie :  » Je n'accepte pas, écrivit-il à son ami, le commissaire ordonnateur Sucy ; nombre de militaires dirigeront mieux que moi une brigade, et peu commanderont avec plus de succès l'artillerie  » (7). La raison invoquée était-elle unique ? Avait-il déjà peur de s'engager en Vendée ? En tout cas, il connaissait le défaut d'avenir des officiers de l'armée de l'Ouest et d'autre part, semblait déjà convaincu de l'issue à donner aux conflits chouanno-vendéens :  » Si la paix se conclut, écrivait-il à Joseph à propos de la situation générale de la France, ce pays prospérera plus que jamais  » (8). Précisant sa pensée dans une lettre au même, il constatait :  » La Vendée est toujours dans le même état ; la paix est bien nécessaire à la République  » (9).
Quoi qu'il en soit, il poursuivit dans la voie de l'abstention à l'égard de la guerre civile. Général en chef de l'armée de l'Intérieur depuis la fin octobre 1795, il aurait dû présider en décembre la commission militaire chargée de juger le général Turreau. Mais, très certainement en raison de l'atmosphère délétère qui entourait les affaires de l'Ouest à cette époque – condamnations et libérations hasardeuses, propos et décisions incohérents, délations en tout genre – et craignant de traîner le verdict de ce procès comme un boulet sa vie durant, il préféra déléguer ses fonctions au général Berruyer et n'eut donc pas à acquitter l'inventeur des colonnes infernales (10).
Il resta fidèle à cette neutralité lorsqu'il prit le commandement de l'armée d'Angleterre le 26 octobre 1797.  » On ne trouve nulle part dans sa correspondance, dans ses proclamations, un ordre, une instruction aux généraux concernant la guerre civile « , remarqua Émile Gabory (11). Au reste, la Vendée était en paix à cette époque et seules quelques bandes continuaient à piller et tenter d'agiter la région. Elles auraient pu susciter des mesures particulières de la part de Bonaparte. Mais celui-ci considéra que les limites géographiques de son commandement étaient situées sur les côtes entre Brest et Ostende (12). De fait, épiant les moindres fissures du régime directorial depuis Lodi, le général, tapi dans l'ombre du pouvoir, ne pouvait agir autrement.
Il parvint donc au sommet de l'État, vierge de tout engagement en pays  » insurgé « , auréolé tant par la gloire de ses victoires que par l'espoir de paix qu'il avait fait naître dans le coeur de tous les Français, les Blancs comme les Bleus, en négociant seul le traité de Campo-Formio.

II. Quelle est la situation de l’Ouest au moment du 18 Brumaire ?

A. La 3e guerre de Vendée
Pour l'heure, la guerre faisait rage dans l'Ouest depuis octobre 1799, conduite par des émigrés et d'anciens chefs vendéens ou chouans, tous inféodés au comte d'Artois. En effet, ce dernier, convaincu par son entourage de la nécessité de profiter de la haine des populations blanches pour un Directoire fructidorien auteur de la loi des otages, de la déportation des prêtres réfractaires et du rétablissement de la conscription, avait commandé la reprise des hostilités depuis son refuge d'Edimbourg. De la sorte, à la fin de l'été, Cadoudal, La Prévalaye, Godet de Châtillon, Bourmont et Frotté se trouvèrent à la tête de petites armées, à peu près structurées autour de celle d'Autichamp qui comptait six à huit mille hommes (13).
Ces rassemblements ne firent cependant jamais trembler la République. Après les prises éphémères du Mans, de Nantes et de Saint-Brieuc, les six mille hommes d'Autichamp capitulèrent devant les six cents républicains du général Dufresse, le 13 brumaire an VIII (4 novembre 1799). Les combattants de l'Ouest, réduits à l'état de bandes éparses, continuèrent les hostilités sans aucun résultat significatif, poursuivis inlassablement par les colonnes mobiles du général Travot (14). À la veille du 18 Brumaire, la guerre de l'Ouest n'avait donc plus une consistance suffisante pour mettre en péril le pouvoir central.
 
B. Pourquoi Bonaparte décide-t-il de résoudre rapidement ces conflits ?
Pourtant, malgré l'ampleur de la tâche nationale qui l'attendait, Bonaparte choisit de faire de la pacification de cette région une de ses priorités majeures. « …l'intention des Consuls est de finir tout dans le mois de décembre « , indiquait-il au général Hédouville le 6 frimaire an VIII (27 novembre 1799) (15). Pourquoi ? Comme souvent chez cet homme, les raisons de ses choix sont à chercher tant du côté de l'intérêt de l'État que de celui de l'intérêt personnel. Tout d'abord, dans son esprit, les guerres civiles, même limitées géographiquement, constituaient des foyers infectieux dangereux, susceptibles de s'étendre au gré des événements (16), et pouvant servir de tête de pont à l'ennemi. Or, à l'automne 1799, l'Ouest mais aussi le Sud-Ouest étaient en ébullition à cause des mesures fructidoriennes, tandis que l'on redoutait un débarquement anglais (17). Bonaparte savait par ailleurs depuis Campo-Formio que les Français, épuisés par l'effort de guerre révolutionnaire et ébranlés par les affrontements fratricides, aspiraient avant tout à la paix, dont ils avaient incarné l'espoir en sa propre personne. Revenu d'Égypte dans des conditions douteuses sans avoir vécu l'ennemi, il lui apparaissait de la plus haute importance de tirer un parti maximal de son image de pacificateur pour asseoir son pouvoir tant aux yeux des nostalgiques du Comité de salut public que dans l'esprit des royalistes de toutes implantations géographiques confondues. Or, la Vendée représentait un point exceptionnel de convergence entre les intérêts de l'État et les siens car elle constituait en quelque sorte « l'oeil du cyclone » révolut ionnaire. Tous les conflits de la période précédente se retrouvaient en Vendée comme catalysés : la question religieuse, la question de la forme et de la puissance de l'État, l'inaltérable hostilité de l'Angleterre et enfin, la Guerre, avec ses affres et ses lassitudes. Ensuite, elle était un pôle émotionnel majeur chez les politiques que l'on venait de contraindre à accepter le régime consulaire. En effet, depuis l'été 1793, il ne s'était pas déroulé une saison sans qu'un gouvernement annonçât fièrement la fin de la guerre de Vendée. De Barère aux Directeurs en passant par Carnot et les députés des deux Convention, tous voulurent avoir l'honneur de laver cette insulte à la Révolution en marche, injure à la République une et indivisible (18), creuset des espoirs royalistes.
Dès lors, terminer la Révolution, c'était donc bien, en priorité,  » terminer la Vendée « , repartir sur des bases unitaires saines et Bonaparte le pacificateur ne pouvait pas ne pas se hâter de cueillir ce laurier si fort en symboles et souhaiter s'attacher cette image de réconciliateur des Français, si précieuse à la stabilité de son pouvoir et à la réalisation de ses ambitions.
Au reste, dans l'Ouest, tous les combattants attendaient cela de lui. Les royalistes espéraient le voir revêtir le costume de Monk ; les soldats républicains l'attendaient pour les délivrer :  » Bonaparte, seul, tu pourras nous suffire », concluait le général Grouchy après avoir prononcé l'oraison funèbre du général Hoche (19).
Mais comment le jeune Consul allait-il s'y prendre pour réussir ? La Terreur, en permettant le passage des colonnes infernales, n'avait fait qu'exterminer les habitants et ravager la région sans en tirer aucun bon fruit pour la paix. De son côté, la Convention thermidorienne, soucieuse de traiter avec les  » insurgés  » entre décembre 1794 et mai 1795 n'avait pas évité la reprise de la guerre en mars 1796. Enfin, le Directoire avait assisté au retour des hostilités en octobre 1799.
Face à la situation vendéenne, Bonaparte disposait d'atouts exceptionnels. En premier lieu, il réunissait dans ses mains les pouvoirs politique et militaire lui permettant d'être à la fois l'instigateur et l'exécutant de sa politique – ce qui manqua cruellement à Hoche, par exemple. En second lieu, comme nous venons de le voir, il jouissait d'un capital-confiance dont aucun gouvernement n'avait bénéficié jusqu'à présent. Mais en plus de tout ceci, il disposait de lui-même, et notamment de sa formidable intelligence, de sa capacité de synthèse unique.  » Ce n'est pas un génie qui me révèle tout à coup, en secret, ce que j'ai à dire ou à faire dans une circonstance inattendue pour les autres, aimait-il à dire. C'est la réflexion et la méditation  » (20). Avant lui, d'autres avaient travaillé, dont les expériences, tant par leurs échecs que par leurs réussites partielles, étaient de nature à orienter ses décisions après le 18 Brumaire.

III. Les expériences de pacification de la Vendée avant Bonaparte

A. La première tentative. Décembre 1794 – juin 1795
Entre le 17 février et le 2 mai 1795, les Républicains et les Royalistes de l'Ouest, en guerre depuis mars 1793, conclurent trois traités de paix fondés sur le compromis suivant: contre la reconnaissance pleine et entière de la République, les anciens « insurgés » obtenaient la liberté du culte, l'exemption de la conscription, un régime fiscal favorable, l'amnistie pour tous ceux des leurs qui se rendaient spontanément, une aide matérielle substantielle à la reconstruction et enfin la création d'une garde territoriale levée parmi les anciens combattants royalistes et soldée par le gouvernement (21). Les représentants républicains locaux, au comble de la joie, déclarèrent au terme de ces difficiles négociations :  » il n'est plus de Vendéens « , phrase qui souleva un tollé d'enthousiasme à la Convention (22).
Cependant, c'était aller un peu vite en besogne car très tôt, les uns et les autres prirent conscience qu'ils avaient désigné par les mêmes mots des réalités bien différentes. Pierre Marambaud a clairement illustré ce phénomène lors du colloque  » La Vendée. Après la Terreur, la reconstruction « , en rapportant les propos de Claude Dornier, représentant en mission qui venait  » de passer cinq mois à parcourir la Vendée… Je veux sincèrement la paix [affirmait cet homme], mais aussi sincèrement la République « . La plupart des Vendéens auraient pu sans doute le paraphraser en changeant un seul mot :  » Je veux sincèrement la paix, mais aussi sincèrement la Religion  » (23). Or, c'est précisément sur les conceptions respectives de la République et de la liberté religieuse, soit les fondements de la paix, que les Républicains et les Royalistes ne s'étaient pas accordés dans le fond.
Pour les premiers, il s'agissait d'accorder seulement une tolérance de la pratique religieuse, et non du  » droit imprescriptible  » comme le demandaient les Blancs (24). Quant aux seconds, leur reconnaissance de la République, déjà entamée par la limitation dans les faits de la liberté des cultes, pesait bien peu au regard de leur attachement viscéral à la cause royale. En fait, ils n'attendaient qu'un signe pour reprend les armes (25).
D'autre part, les difficultés de la vie en paix après tant d'années de lutte, dans une région ravagée matériellement et moralement, s'accumulèrent. D'anciens soldats  » insurgés « , privés d'activités et ayant perdu tous leurs biens, erraient encore dans les bois, restaurant les anciens camps fortifiés abandonnés (26), tandis que les premiers réfugiés, patriotes évacués lors des troubles, tentaient le retour au pays, bien décidés à faire payer aux Blancs leurs souffrances et à ne tolérer aucun aménagement dans les lois républicaines en faveur de leurs anciens adversaires (27). Plus sourdement mais plus profondément, la mémoire commença à accomplir son oeuvre. On compta les morts, on les célébra de part et d'autres et on se haït encore plus sûrement. En réalité, selon l'expression de Roger Dupuy,  » la pacification du printemps 1795 était… prématurée  » (28) tout comme l'explosion de joie victorieuse des Républicains.
Alors, à partir de la fin mai 1795, sous la pression  » anglo-émigrée  » (29), les chefs royalistes dénoncèrent les uns après les autres les traités dont l'encre avait à peine séché. Bien sûr, ils n'avaient plus les troupes de 93. Leurs bandes étaient mal nourries, mal équipées et peu fournies en hommes – beaucoup d'anciens combattants avaient goûté aux douceurs de la paix. Mais ils se jetèrent tête baissée dans la guerre car ils avaient un sublime espoir :  » J'arrive « , avait fait dire en avril à Charette le comte d'Artois (30). De ce jour, à la tête de petites armées, ils n'eurent de cesse d'espérer la victoire, malgré un enchaînement de désastres, dont le débarquement de Quiberon, aisément repoussé par le général Hoche dans la nuit du 20 au 21 juillet 1795, n'est que le plus marquant. Néanmoins, les échecs successifs et l'ajournement de la venue du comte d'Artois eurent raison de leur courage. Stofflet, capturé par Loutil, reçut le coup de grâce à Angers le 25 février 1796 ; Charette, arrêté par Travot du côté de La Chabotterie, tomba sous les balles du peloton d'exécution le 23 mars, à Nantes.  » Lui mort, a dit Savary, la Vendée est défunte  » (31). Vraiment ?
 
B. La deuxième tentative. Mars 1796 – octobre 1799
Les années 96-97 le laissèrent croire. En effet, le général Hoche, muni des pleins pouvoirs, entreprit d'aller plus loin dans la conception de la paix que la notion de soumission pure et simple sous-entendue dans les traités et obtenue par l'échec de la deuxième campagne royaliste. En contact quotidien avec les Blancs dès l'été 1794, il se convainquit que les soins matériels ne suffiraient pas à pacifier durablement la région s'ils n'étaient assortis de soins moraux, d'égards pour la religion et notamment pour les réfractaires, gardiens de la mémoire des souffrances. « L'esprit des habitants, écrivait-il en décembre 1795, est très généralement porté à la paix… Ils cultivent leurs champs paisiblement et n'ont plus d'autre crainte que celle de se voir enlever leurs prêtres… La pacification générale du pays tient à ces êtres « . Quelques mois plus tard, il continuait de conseiller au gouvernement : « …tolérez les cultes… Inspirez de la confiance aux Vendéens par des mesures même un peu contre-révolutionnaires. Flattez leurs idées religieuses… » (32). Il s'employa à appliquer ce programme autant que son pouvoir militaire le lui permettait, quitte à se trouver en désaccord avec le fond strictement républicain de la pensée directoriale et à susciter le mécontentement des Bleus locaux que le malheur avait mués en patriotes tatillons. À terme, il finit par s'attacher les populations blanches, y compris les prêtres qui, tout en détestant le gouvernement bien plus intransigeant que le général, purent entrevoir l'espoir d'une paix durable fondée sur la possibilité d'exercer le culte en toute liberté. En cela, l'expérience de Hoch e constitua une source d'enseignements précieuse pour Bonaparte.
Malheureusement, le coup d'État du 18 fructidor ruina les efforts de Hoche. Le retour à des méthodes de gouvernement quasi-terroristes abhorrées des Vendéens (33) –notamment la négation de la liberté d'exercice de la religion –, se greffa sur les haines locales exacerbées, si bien que l'appel du comte d'Artois fit aisément germer la guerre sur ce terreau malsain, à partir d'octobre 1799.
 
C. L'arrivée de Bonaparte
 » Je n'ambitionne pas tant le renom du vainqueur que le rôle de pacificateur  » (34). Bonaparte fit sienne cette maxime de Hoche dès le début de son Consulat. Ses Commentaires, ouvrage tardif mais en conformité avec les mesures prises entre 1799 et 1804, reflète assez fidèlement l'état d'esprit dans lequel il aborda le problème vendéen:
 » La première Vendée était-elle anglaise ? Non. Elle a été dans le principe toute populaire, expliqua-t-il à Montholon; elle était le mouvement spontané d'une population nombreuse, composée d'hommes simples et ignorants, qui, séparés de toute civilisation et du reste de la France par le défaut de grandes communications et surtout par les circonstances des localités impénétrables de leur pays, ne connaissaient d'autres lois que le respect à la religion, à la royauté, à la noblesse… » (35).  » Du moment où ils comprirent le danger de l'autel et du trône, ils se levèrent en masse… ». Très significativement, Napoléon ajouta :  » La Vendée n'a point combattu sous l'étendard royal; son armée s'est proclamée  » Armée catholique  » ; elle s'est levée sous l'étendard de la foi  » (36). Dans son esprit, comme dans celui de Hoche, la solution du conflit vendéen résidait donc dans la prise en compte de ce caractère essentiel de l'identité vendéenne. Néanmoins, cette observation ne contrebalançait pas pour lui une autre donnée tout aussi prégnante:
 » [Durant l'hiver 1794-95], le Comité de salut public conduisit la négociation avec une grande habileté ; il ne perdit pas de vue un instant qu'il traitait avec des rebelles à son autorité, et qu'il fallait avant tout leur faire poser les armes  » (37). Opérant en quelque sorte la synthèse entre les volontés de la Convention thermidorienne puis du Directoire, qui espéraient à toutes forces faire entrer l'Ouest dans le giron national républicain sans égards pour son identité, et les conceptions du général Hoche, qui, dans le contexte politique du moment, pouvaient conduire à l'inverse de l'objectif gouvernemental, le Premier Consul indiqua à Berthier le 8 nivôse an VIII (29 décembre 1799) :
 » Vous trouverez ci-joint, Citoyen Ministre, une proclamation et plusieurs actes du Gouvernement relatifs à la situation de la Vendée. Vous y verrez, 1° que les habitants auront le libre exercice du culte… 3° que les prêtres ne seront tenus de prêter d'autres serments que celui de fidélité à la Constitution…
 » Le général Hédouville paraissait désirer… 2° qu'ils pussent faire des processions hors des églises ; 3° qu'on ne dérangeât pas l'ordre des foires pour les mettre aux jours de décade.
 » Faites connaître au général Hédouville que ces trois objets sont impossibles à accorder parce qu'ils ne se concilient pas avec les intérêts généraux de la République  » (38).
De la sorte, à la Vendée de novembre 1799, société de non-droit par suite de six années de luttes, où l'absence d'administration, d'État, ne pouvait pallier le brigandage et autres désordres quotidiens, société de non-raison aussi, par suite de traumatismes profonds, société apeurée et conduite à l'hostilité par des pratiques gouvernementales iniques, Bonaparte proposa une paix honorable reposant sur un réel compromis. Pour la première fois, donnant aux mots un sens intelligible par tous, il offrit la reconnaissance mutuelle des idéaux et des nécessités morales, le respect des croyances de chacun en plus du soulagement matériel. Il posa ainsi les bases de la reconnaissance de la légitimité gouvernementale née de la Révolution par les anciens  » insurgés  » de l'Ouest.

Notes

(1) Correspondance de Napoléon Ier, lettre aux Français, Paris, 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799), n°4422, t. VI.
(2) Émile Gabory, La Révolution et la Vendée, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, note 1, p. 502.
(3) Id.
(4) Cf. les chapitres VI, VII, VIII, IX et X du livre de Bernard Bergerot, Hoche, un sans-culotte aristocrate, Eurocorp, coll. Révolutions-empires, 1988.
(5) Comte de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, éd. établie par Marcel Dunan, 1951, t. 2, p. 532.
(6) Id.
(7) Correspondance de Napoléon Ier, lettre à Sucy, commissaire ordonnateur, Paris, le 3 fructidor an III (20août 1795), n° 55, t. III.
(8) Correspondance de Napoléon Ier, lettre à Joseph, Paris, 29 fructidor an III (15 septembre 1795), n° 69, t. I.
(9) Correspondance de Napoléon Ier, lettre à Joseph, Paris, 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795), n° 70, t. I.
(10) Laurence Wodey-Couturaud, Louis-Marie Turreau de Linières, général de la Révolution, recherches sur sa vie et son image, de 1756 à nos jours, diplôme de l'E.P.H.E., mémoire dactylographié, 1997, p. 105.
(11) Émile Gabory, Napoléon et la Vendée, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, p. 609.
(12) Correspondance de Napoléon Ier, lettre au Directoire exécutif, Paris, 5 ventôse an VI (23 février 1798), n° 2419, t. III.
(13) Émile Gabory, op. cit, p. 591.
(14) Ibid, p. 594.
(15) Correspondance de Napoléon Ier, lettre au général Hédouville, Paris, 6 frimaire an VIII (27 novembre 1799), n° 4401, t. VI.
(16) Jean Tulard, Napoléon, Fayard, 1983, p. 140.
(17) Correspondance de Napoléon Ier, lettre à Berthier, Paris, 8 frimaire an VIII (29 novembre 1799), n° 4405, t. VI.
(18) Laurence Wodey-Couturaud, op. cit, p. 37, p. 32.
(19) Oraison funèbre du général Hoche prononcée à Nantes par le général Grouchy le 30 vendémiaire an VI (21 octobre 1797), citée par Émile Gabory, La Révolution et la Vendée, p. 531.
(20) Propos de Napoléon cité par le commandant Henri Lachouque, Napoléon, vingt ans de campagne, Arthaud, 1964, p. 392.
(21) Jean-Clément Martin, La Vendée et la France, Seuil, 1987, p. 269, Émile Gabory, op. cit, pp. 470-471.
(22) Émile Gabory, op. cit, p. 478.
(23) Pierre Marambaud, " Le général Hoche, le " pacificateur " de la Vendée ", in La Vendée. Après la Terreur, la reconstruction, actes du colloque tenu à La Roche-sur-Yon les 25, 26 et 27 avril 1996, p. 280-81.
(24) Ibid, pp. 282-83.
(25) Émile Gabory, op. cit, p. 481. Conclusions établies notamment d'après des archives consultées au Record Office et au British Museum.
(26) Jean-Clément Martin, op. cit, p. 271.
(27) Guy-Marie Lenne, " Le retour des réfugiés des guerres de Vendée ", in La Vendée. Après la Terreur, la reconstruction, actes du colloque..., p. 255-256.
(28) Roger Dupuy, " L'impossible pacification (décembre 1794-juin 1795) ", in Ibid, p. 267.
(29) S.H.A.T., B5 9, lettre du général Hoche à son chef d'état-major, 21 messidor an III (9 juillet 1795), citée par Bernard Bergerot, op. cit, p.66.
(30) Émile Gabory, op. cit, p. 487.
(31) Jean-Julien Savary, Guerre des Vendéens et des Chouans contre la République française par un officier supérieur, 1824-27, t. V, p. 9, cité par Émile Gabory, Napoléon et la Vendée, p. 520.
(32) Rapports du général Hoche au Directoire, 21 frimaire an IV (12 décembre 1795), 25 messidor an IV (13 juillet 1795), lettre du général au Directoire, écrite lors de la dissolution de l'armée de l'Ouest le 1er vendémiaire an V (22 septembre 1796), cités par Pierre Marambaud, op. cit, pp. 292, 294, 296.
(33) Émile Gabory, La Révolution et la Vendée, p. 525; Napoléon et la Vendée, pp. 581, 586; Jean-Clément Martin, op. cit, p. 328.
(34) Émile Gabory, La Révolution et la Vendée, p.496.
(35) Napoléon, Commentaires, t. IV, p. 77.
(36) Ibid, p. 80.
(37) Ibid, p. 144.
(38) Correspondance de Ier, lettre à Berthier, Paris, 8 nivôse an VIII (29 décembre 1799), n° 4477, t. VI.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
422
Numéro de page :
31-36
Mois de publication :
fév.-mars-avril
Année de publication :
1999
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