Napoléon et l’aide aux manufacturiers en 1810 – 1811

Auteur(s) : MURACCIOLE José
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L'aide apportée par Napoléon aux industriels et manufacturiers a pris place à l'occasion de la Crise de 1810-1811 qui est pour les économistes la première des crises modernes de surproduction en France.
Après les désordres révolutionnaires et leurs répercussions dans le domaine de l'industrie, l'économie française avait connu une reprise très nette
dès le Directoire, reprise qui s'était affirmée sous le Consulat avec les réformes financières et l'assainissement qui en était résulté.
Cependant la majeure partie de notre potentiel de production en était encore au stade pré-industriel, à l'exception du textile, qui connaissait déjà une certaine concentration et un mode d'organisation annonçant le grand capitalisme. La crise de surproduction a surtout affecté le textile au moment où se faisaient connaître les fabriques célèbres qui avaient nom Dollfuss à Mulhouse, Ternaux et Richard-Lenoir à Paris, Oberkampf à Jouy-en-Josas. Cette crise présentait le double caractère d'une crise de débouchés et d'une crise de matières premières due au blocus continental et ces deux crises s'aggravaient l'une l'autre. C'est la thèse soutenue par Madame Odette Viennet en 1947.
Mais il ne faudrait pas isoler la crise industrielle de la crise bancaire qui sévit à la même époque en raison des spéculations d'un certain nombre de maisons de banque comme Hottinguer, TourtonRavel et d'autres encore, qui ont abusé du papier de circulation.
La Banque de France, fondée en 1800, est encore trop jeune et trop peu assurée pour pouvoir accorder à tous les gens d'affaires en difficulté, des crédits à long ternie. Sur ce point, Mollien, Ministre du Trésor et garant de l'orthodoxie monétaire, qui s'est fait l'ange gardien de la Banque, se montre intraitable. Il préfère voir sombrer ce qu'il appelle les gens d'affaires aventureux (industriels et surtout commerçants), que d'envisager la dépréciation du billet de Banque. Il s'ensuit que la Banque restreint ses escomptes à Paris et que le taux de l'escompte sur les places de province s'élève aux environs de 9 %. Les manufacturiers en difficultés ne savent plus à quel saint se vouer.

Napoléon intervient

C'est dans ces circonstances que Napoléon décide d'intervenir. Dès le mois de septembre 1810, son attention est attirée par la faillite Rohde à Lubeck. Le 20 octobre suivant, Mollien lui signale que l'escompte devient difficile sur toutes les places et que les manufacturiers ont des difficultés pour leurs achats de matières premières.
Napoléon accorde aussitôt des délais pour le paiement des droits de douane sur un certain nombre de produits, tels que les cotons et les plantes tinctoriales.
Dès le mois de décembre 1810, il commence à accorder des secours sous forme de prêts sur le domaine extraordinaire (qui constitue une réserve importante dans laquelle il puise en cas de nécessité). Il reprend ainsi une méthode déjà utilisée sous l'ancien régime, mais le bon état des finances impériales grâce aux soins de Gaudin et Mollien rendra son intervention plus efficace. Sur son invitation, la Banque fait des efforts pour escompter plus largement, mais elle reste dans les limites de la prudence, car les bruits les plus alarmants courent au sujet des places de Hambourg, Dantzig et Vienne. La crise est européenne. A la même époque Outre-Manche, la Banque d'Angleterre elle-même, est obligée de contracter les émissions de billets.
C'est à cette époque que se place l'aide à Richard, industriel du textile, qui avait mis sur pied un ensemble d'entreprises employant plus de douze mille ouvriers. Les raisons pour lesquelles l'Empereur vient en aide à Richard sont principalement d'ordre social. Richard en faillite, ce sont douze mille ouvriers en chômage et douze mille familles en difficultés. Napoléon a vu de trop près la Révolution pour ignorer les dangers d'une telle situation. Mollien, généralement peu favorable à l'aide impériale, approuve fortement la décision prise en faveur de Richard, qui recevra une somme dépassant deux millions ce qui, pour l'époque, est considérable.
C'est dans les mêmes conditions que le facteur de pianos Erard recevra 400 000 francs, malgré l'avis défavorable de Mollien, qui estimait que le bénéficiaire a mal géré son affaire et ne mérite pas semblable libéralité. En fait, Erard pourra se tirer de ce mauvais pas et rembourser l'Empereur.
En février-mars 1811, il semble que le sommet de la crise soit atteint avec une série de faillites retentissantes, parmi lesquelles celles des banquiers Doumerc et Doyen.
Aussi n'est-il pas surprenant que Napoléon choisisse ce moment pour réagir sérieusement. A sa demande, le 2 mars, Mollien réunit Ternaux, Hottinguer et Portal qui se déclarent partisans du système des secours. A Mollien qui fait état des intentions de l'Empereur de les élever à 50 et même 90 millions s'il le faut, les trois hommes d'affaires répondent qu'avec un peu de discernement il suffira de beaucoup moins. Au même moment Richard conseille d'exporter vers l'Allemagne les excédents de production du secteur textile.
A cette date, Napoléon a déjà prêté 16 millions, ce qui prouve qu'il ne sous-estime pas la gravité de la crise. Les trois interlocuteurs de Mollien pensent, pour leur part, qu'il faut relancer le mouvement en agissant dans un secteur sensible, susceptible d'influer sur la marche de l'ensemble.

L’opération "Calicot"

C'est le but de l'opération « Calicot ». La crise a surtout affecté le textile comme nous l'avons vu plus haut et c'est à Rouen que la situation est la plus dégradée. On décide alors de procéder d'une façon dissimulée. L'intervention de l'Empereur devra rester ignorée et l'on achètera du calicot pour injecter de l'argent frais dans l'industrie rouennaise. Il s'agit là d'une opération montée de propos délibérés et qui sera menée par Hottinguer, qui devra taire l'origine des fonds.
Le 4 mars, deux jours après seulement, les acheteurs de calicot se mettent en route pour Rouen. Dès les 7 et 8 mars, les achats de calicot s'effectuent discrètement et Mollien rend compte à l'Empereur le 9 mars : « Les achats de textile ont amélioré la situation en Normandie, les acheteurs croient agir pour le compte de négociants éclairés qui veulent faire de bonnes affaires ». La situation dans l'industrie rouennaise s'améliore incontestablement.
Enfin, pour les industriels qui ont des difficultés d'approvisionnements en matières premières, Napoléon en vient à l'usage des licences d'importation notamment, au profit des bâtiments de commerce des Etats-Unis.
Une autre forme d'aide aux industriels gênés par le blocus est le développement des produits de remplacement. Si les résultats ne furent pas toujours à la hauteur de l'effort entrepris, il faut noter un certain nombre de réussites, dont la plus spectaculaire a été la fabrication du sucre de betterave par Delessert.

Conclusion

En résumé, pour reprendre une formule de Louis Madelin, si la crise a sévi avec rigueur dans l'industrie française en 1810-1811, on peut dire que Napoléon a réagi avec assez de promptitude pour que la bataille ne soit pas perdue. Faisant dans l'ensemble un usage judicieux de crédits distribués avec discernement, il a pu aider un certain nombre de grosses affaires à franchir un cap difficile et par là, il a évité que les faillites atteignent à la catastrophe et engendrent un chômage désastreux.
Devant la situation difficile des gros négociants dont les magasins regorgent de marchandises qu'ils ne peuvent écouler, il propose à Mollien de leur faire des avances de fonds gagés sur ces mêmes marchandises. Mollien se récrie mais quelques trente ans plus tard les Comptoirs d'Escompte ne procéderont pas autrement.
On voit donc que dans le domaine économique Napoléon a su, en employant des méthodes tantôt déjà éprouvées et tantôt originales, résoudre des problèmes qui au premier abord échappaient à sa compétence.
Il s'est éclairé des avis des spécialistes qui, à l'époque étaient fort peu nombreux, mais il a fait preuve de bons réflexes et souvent de vues remarquablement clairvoyantes à long terme. Il avait très bien compris qu'en abaissant le taux de l'escompte et en étendant les Comptoirs de la Banque aux principales villes commerçantes de l'Empire il stimulerait l'activité économique. Malheureusement, sur ce point, Mollien a beaucoup freiné l'action impériale.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
257
Numéro de page :
13-14
Mois de publication :
janv.
Année de publication :
1971
Année début :
1810
Année fin :
1811
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