Napoléon et l’Angleterre. 1. Napoléon contre la marine anglaise (1797-1805)

Auteur(s) : MASSON Philippe
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Deux faits révélateurs encadrent l’extraordinaire carrière militaire de Napoléon. Son premier véritable engagement intervient en 1793 contre les Anglais lors du siège de Toulon et sa dernière bataille, de loin la plus désastreuse, aura lieu le 18 juin 1815 à Waterloo, encore une fois contre les Anglais. Au lendemain de sa reddition, à bord du Bellerophon, Napoléon s’adressera au Lord régent d’Angleterre et demandera l’autorisation de s’asseoir, comme Themistocle, au foyer du peuple britannique, reconnaissant que la Grande-Bretagne avait été la plus loyale et la plus constante de ses ennemis. De fait, toute l’épopée napoléonienne, à travers cinq coalitions, un champ de bataille étendu à l’ensemble de l’Europe, est commandée par la lutte contre l’Angleterre.
Le premier vrai contact de Bonaparte avec le problème britannique, intervient après la campagne d’ltalie et le traité de Campo Formio, lorsque le jeune général, auréolé par la gloire, reçoit, le 27 octobre 1797, le commandement de « l’armée d’Angleterre » dans le cadre de la préparation d’une « descente », c’est-à-dire d’un débarquement.
La conjoncture est, en apparence, favorable. La France se trouve en paix sur le continent et la diplomatie du Directoire a obtenu l’alliance militaire de la Hollande et de l’Espagne. On retrouve ainsi la situation de la guerre d’Amérique, et la coalition des trois marines secondaires permet, en principe, de faire à nouveau jeu égal avec la Royal Navy. On ne souligne jamais assez que tous les grands conflits depuis la guerre de Succession d’Espagne jusqu’à Trafalgar ont presque toujours associé les forces navales de la France et de l’Espagne.
Les résultats de cette nouvelle association entre Paris et Madrid se font sentir dès l’automne de 1796. Les escadres anglaises évacuent la Méditerranée. Quelques mois plus tard, celles-ci sont paralysées par des mutineries suffisamment graves pour exiger le transfert de l’Amirauté à Portsmouth.
Avec l’échec de la fameuse « République flottante », le mouvement tient davantage de la grève que de la rébellion politique. Il n’en immobilisera pas moins la Royal Navy pendant de longues semaines.

Débarquer en Angleterre

Au moment de prendre son commandement sur les côtes de la Manche, Bonaparte n’est pas totalement étranger aux choses de la mer. Il a déjà beaucoup observé pendant le siège de Toulon. Pendant la campagne d’ltalie, il a fait parvenir en France, au bénéfice de la marine, du numéraire et des « munitions navales » bois, chanvre, toile. Son véritable apprentissage date cependant de Venise où il se lie d’amitié avec l’ordonnateur Forfait qui se révèle un excellent maître.
Avant de céder à l’Autriche la cité de la lagune, il dirige sur Toulon six vaisseaux et deux frégates en bon état et hâte le lancement de cinq vaisseaux conduits à leur tour en France. L’intermède de Venise trahit également l’ébauche d’une politique méditerranéenne. Bonaparte fait étudier un plan d’attaque de Malte et, surtout, il procède à l’occupation des îles ioniennes qui seront attribuées à la République française au traité de Campo Formio.
Le séjour de Bonaparte sur les côtes de la Manche n’en est pas moins bref. Il se limite à une visite-éclair des ports du Pas-de-Calais du 8 au 21 février 1798. Deux jours plus tard, le jeune général adresse au Directoire un rapport extrêmement pessimiste. La flottille nécessaire au transport de 70 000 hommes, en grande partie des troupes d’Italie, n’est toujours pas prête. La saison est encore trop avancée pour tenter une opération qui ne peut réussir, selon lui, qu’à la faveur des longues nuits d’hiver.

En dépit de la mission de l’amiral Truguet à Madrid, le concours de l’Espagne est loin d’être assuré. Les Anglais, de leur côté, mettent sur pied une contre-flottille composée d’unités légères. Enfin, le redressement de la Royal Navy se confirme. La flotte britannique a retrouvé son équilibre et affiche une redoutable supériorité tactique, comme le prouvent la victoire de Jervis, en février 1797, au cap Saint-Vincent contre une escadre espagnole et le succès tout récent de Duncan à Camperdown, en octobre de la même année, contre la flotte hollandaise.
Quant à la marine française, par manque d’équipages et par la lenteur des constructions, elle se trouve dans l’incapacité d’assurer la protection d’un débarquement. Dans ces conditions, la conclusion de Bonaparte est nette : « Opérer une descente en Angleterre sans être maître de la mer est l’opération la plus hardie et la plus difficile ». Aussi, conseille-t-il l’ajournement.

Victime de la Révolution

De fait, la marine française apparaît comme la grande victime de la Révolution. La flotte victorieuse de la guerre d’Amérique n’est plus. La désorganisation se manifeste dès 1789-1790 par l’agitation des ouvriers des ports, des mutineries d’équipages gagnés aux idées nouvelles et par une émigration massive du corps des officiers. Au 1er mai 1791, l’amiral Thevenard constate qu’il ne reste plus que cinq amiraux sur quarante-deux, quarante-deux capitaines de vaisseau sur cent soixante-dix et trois cent cinquante-six lieutenants sur six cent trente.
Pour combler ces vides, il a fallu faire un appel massif aux officiers du commerce, aux pilotes, aux officiers-mariniers, à de simples matelots, sans parler officiers retraités. L’avancement des lieutenants de vaisseau en a été extraordinairement précipité.

Un redressement se manifeste cependant au cours de l’an II, grâce à la poigne de fer du Comité de Salut public et à l’ardeur de certains représentants en mission, comme Jean Bon Saint-André. Les arsenaux sont soumis à une direction impitoyable avec la mobilisation de milliers d’ouvriers astreints à une discipline draconienne et la réquisition de matières premières. Le corps des officiers est épuré, de nouvelles promotions massives permettent de combler les vides des cadres. Les équipages sont également complétés par l’utilisation de toutes les ressources de l’inscription maritime.
Des résultats sont obtenus. Certes, le 1er juin 1794, l’escadre de Villaret Joyeuse subit une défaite, au large d’Ouessant, devant la flotte de Howe et perd sept vaisseaux.
Mais, le combat a duré trois jours et a permis le passage d’un convoi de ravitaillement d’une centaine de voiles venu des Antilles à destination de Brest au bord de la famine. En Méditerranée, à deux reprises, l’amiral Martin tient tête. Le 14 mars 1794, il perd deux vaisseaux, autant que les Anglais. Le 13 juillet 1795, un seul.

En définitive, les capacités de manœuvre apparaissent honorables. Officiers et marins font preuve d’allant et de détermination. Si les pertes en personnel sont plus lourdes que celles des Anglais, la faute en incombe à des erreurs anciennes : entraînement insuffisant, cadences de tir trop faibles, tir à démâter… Comme le soulignera plus tard l’amiral Jurien de La Gravière, « Nul sentiment encore de cette infériorité que Villeneuve proclamait avec tant de découragement quelques années plus tard ».
Une rechute se manifeste cependant au cours des mois suivants, sensible lors de l’affaire de Groix, qui succède à l’échec du débarquement d’une troupe d’émigrés à Quiberon. Les pertes françaises sont cinq fois supérieures à celles des Anglais.

Devenu ministre de la Marine sous la Convention thermidorienne et le Directoire, l’amiral Truguet entreprend un second redressement inspiré largement des institutions de l’Ancien Régime.
L’inscription maritime est rétablie sur ses bases de 1789. L’élection des syndics disparaît. Sont réintégrés nombre d’officiers de la marine de Louis XVI : Brueys, Villeneuve, du Chayla, Dupetit-Thouars. Ce redressement est cependant entravé par l’inflation et le retour au libéralisme. Les arsenaux manquent de produits essentiels. Mal payés, soumis à une discipline insupportable, les ouvriers désertent. Le déficit des équipages reprend des proportions considérables, aggravé par le fait que les deux régions de recrutement majeur, l’ouest et le sud-est sont devenues des foyers de la contre-révolution.
Le phénomène le plus grave concerne cependant la démoralisation croissante des cadres, liée à la dégradation de l’instrument et qui va déboucher sur un sentiment d’impuissance, avec la perte de tout esprit offensif et le refuge dans une inaction stérile.

La marine anglaise meilleure que jamais

Cette crise matérielle et morale survient, par une ironie de l’histoire, à un moment où la marine britannique devient un splendide instrument de combat et accomplit sur mer la révolution effectuée sur terre par l’armée française. Cette mutation tient tout d’abord à des innovations tactiques liée à un effort de réflexion, grâce en grande partie à l’ouvrage de l’Écossais Clerk, Essay on Naval Tactics.
Les amiraux britanniques s’affranchissent progressivement de la sacro-sainte ligne de file en honneur au XVIIIe siècle et à l’origine de canonnades stériles. Ils n’hésitent pas, en attaquant au vent, à faire porter leur effort sur le centre ou l’arrière-garde de l’ennemi, voire à rompre la ligne adverse, suivant la méthode pratiquée par Duncan à Camperdown et qui sera reprise par Nelson à Trafalgar.
Cette innovation tactique ne donne toute sa mesure que grâce à une amélioration impressionnante du tir. Tirant le meilleur parti de nouveaux procédés techniques : platines, gargousses, débattement des pièces, pratiquant un entraînement intensif, les canonniers britanniques obtiennent un tir deux fois plus rapide et deux fois plus précis que celui des Français ou des Espagnols. Au moment du franchissement de la ligne, ils lâchent d’imposantes bordées à bout portant contre le tableau arrière très vulnérable des vaisseaux de l’époque avec des effets dévastateurs. Ils tirent encore « plein bois », bord à bord, à demi-portée de pistolet. Traversant la muraille, les boulets projettent dans les batteries de meurtriers éclats de bois qui provoquent des hécatombes parmi le personnel.

Autre élément : une nouvelle génération de jeunes chefs, les Duncan, Jervis, Cornwallis, Nelson pratiquent avec ardeur et conviction l’attaque massive et le combat rapproché. À la différence de la marine française, la cohésion entre officiers est admirable, au point de déboucher sur la « bande de frères » prônée par Nelson et qui aboutit à un combat en équipes.
Ce comportement est également facilité par un dernier élément, spécifique d’une guerre idéologique, le ressort passionnel, comme le souligne encore Jurien de La Gravière :
« Au lieu de ces jeunes nobles qui se battaient en riant, deux peuples acharnés à se détruire ; au lieu de cette humeur belliqueuse et sans fiel, un sentiment profond et opiniâtre… À voir les masses que ce zèle fanatique soulève et pousse à l’ennemi, on peut pressentir que l’ancienne stratégie va se trouver insuffisante pour de tels combats et de telles passions »,
Officiers et équipages français ne restent pas étrangers à cette ardeur. Mais, faute de qualités manoeuvrières, prisonniers de méthodes de tir surannées, ils ne pourront que subir le choc et mourir stoïquement. Ils en apporteront la preuve à Aboukir, à Trafalgar ou à Saint-Domingue, lors des premières grandes batailles d’anéantissement.

L’état de la marine ne peut, en attendant, que susciter le mépris des jeunes généraux de « l’armée d’Angleterre ». Sans reprendre des expressions aussi brutales que celles de Kléber : « Casabianca me disait souvent, c’est un cadavre infect, et il ne se trompait pas », ou de Belliard : « Les maudits marins ne sont pas meilleurs sur l’eau douce que sur l’eau de mer » ou encore de Hoche : « Notre détestable marine ne peut et ne veut rien faire… quel composé bizarre :
un grand corps dont les parties sont désunies et incohérentes ; l’indiscipline organisée dans un corps militaire… l’orgueilleuse ignorance et la sotte vanité… », Bonaparte ne peut s’empêcher de dire à Marmont : « Il n’y a rien à faire avec ces gens-là, ils n’ont aucune puissance d’exécution. Il nous faudrait une flottille et déjà les Anglais ont plus de bateaux que nous. Les préparatifs indispensables sont au-dessus de nos forces, il faut en revenir à nos projets sur l’Orient, c’est là qu’il y a de grands résultats à obtenir ».

La diversion égyptienne

On a beaucoup épilogué sur les origines de cette expédition d’Égypte, qui va être la source de nouveaux malheurs pour la marine. On a pu invoquer le désir du Directoire d’éloigner un jeune général inquiétant et ambitieux ou encore la politique de Talleyrand. Le ministre des Relations extérieures ne dissimule pas, en effet, son hostilité à une guerre acharnée contre l’Angleterre dont le système politique et social lui semble utile à l’équilibre de l’Europe. Une révolution en Irlande ou en Angleterre ne pourrait qu’entraîner de nouvelles convulsions. La France révolutionnaire doit détourner ses énergies au-delà des mers. On ne peut nier davantage les mobiles de Bonaparte, le rêve oriental, l’espoir de retrouver en Égypte la liberté d’action enivrante qu’il avait connue en Italie.

Cet intérêt date de l’été précédent. Le 16 août 1797, déjà, il écrit au Directoire : « Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que pour détruire l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Égypte ». À son quartier général de Passeriano, il réunit une solide documentation sur ce pays. Le vice-amiral Rosily, chef du dépôt des plans et cartes, lui fait parvenir toute une documentation.

Cet intérêt pour l’Égypte n’a, en réalité, rien d’original. Depuis les débuts du XVIIIe siècle, l’Égypte est à la mode. Leibniz, le premier, conseille à Louis XIV de s’en emparer à la faveur d’un partage de l’Empire ottoman. Saint-Priest, ambassadeur à Constantinople, effectue en 1777 la même suggestion pour saper « la domination de l’Angleterre dans le Bengale ». Son successeur, Choiseul-Gouffier, répète le même conseil. Le baron de Tott, l’enseigne de vaisseau de Lalaune sont à l’origine de toute une moisson de renseignements. En 1788, enfin, les Lettres sur l’Egypte de Savary et Le voyage en Syrie de Volney attirent l’attention du grand public.
Sur le plan militaire enfin, l’Égypte retient l’attention des « faiseurs de plans » du XVIIIe siècle. L’idée d’une expédition apparaît dans celui du duc de Broglie de 1776 qui circule, vingt ans plus tard, entre les bureaux du ministère de la Guerre et ceux de la Marine. Tous ces plans reposent sur l’idée d’une diversion en Méditerranée orientale destinée à disperser les forces navales britanniques.

Cette diversion s’intègre bien dans la stratégie de Truguet amorcée dès la Convention thermidorienne. La marine française doit, en définitive, renoncer à la guerre d’escadre et s’orienter vers la course. « Ce système remplira bien mieux les vrais intérêts de la nation que ces vains étalages de puissance maritime… Le gouvernement anglais pourra, s’il le veut, se pavaner de ses escadres ; le Français se bornera à l’attaquer dans ce qu’il a de plus cher, dans ce qui fait son bonheur, dans ses richesses ». Simultanément, la marine lancera des expéditions par surprise sur les points sensibles susceptibles d’affecter l’Angleterre. Truguet cite l’Irlande et l’Égypte.

La première expédition en Irlande placée en décembre 1796 sous les ordres de Hoche se solde par un échec cuisant liée à un temps détestable, à l’irrésolution des exécutants et à la passivité des Irlandais. En dépit des assurances de certains chefs émigrés comme Wolfe Tone, le soulèvement annoncé ne se produit pas. Il ne se produira pas davantage avec le débarquement du petit corps expéditionnaire du général Humbert, comme il n’était déjà pas intervenu en 1690. L’Irlande comme l’Écosse a finalement été une source de déceptions pour la stratégie française.

La vision stratégique de Bonaparte est parfaitement conforme à celles des « faiseurs de plans » et aux conceptions de Truguet. Il s’agit avant tout d’une puissante diversion qui doit amener la Royal Navy à disperser ses forces. Dans une note du 13 avril adressée au Directoire, Bonaparte se montre très confiant : « l’expédition dans l’Orient obligera l’Angleterre à envoyer six vaisseaux de plus dans l’Inde et peut-être le double de frégates à l’entrée de la mer Rouge. Elle serait obligée d’avoir de vingt-deux à vingt-cinq vaisseaux à l’embouchure de la Méditerranée, soixante vaisseaux devant Brest et douze devant le Texel, ce qui formerait un total de cent trois vaisseaux, sans compter ceux qu’elle a en Amérique et aux Indes, sans compter dix à douze vaisseaux qu’elle serait obligée d’avoir pour s’opposer à l’invasion de Boulogne ».

Évaluations quelque peu fantaisistes. Pourquoi soixante vaisseaux devant Brest, alors que l’escadre du Ponant ne peut guère armer plus de vingt à vingt-cinq grands bâtiments.
Bonaparte partage visiblement les illusions des stratèges du siècle précédent qui attendaient des résultats extraordinaires des croisières lointaines.
Il n’en reste pas moins que la dispersion des forces de la Royal Navy doit permettre le débarquement pendant l’hiver de 1778-1779. Tout l’été doit être consacré à l’organisation de la flottille confiée à Forfait. Il devrait autoriser également une forte concentration navale à Brest où seraient dirigés les quatorze vaisseaux de la Méditerranée une fois l’expédition d’Égypte arrivée à destination. Quant à la marine hollandaise, douze vaisseaux, elle devrait être en mesure de jeter 10 000 hommes sur les côtes d’Écosse. « Exécutée de cette manière et pendant les mois de brumaire et frimaire, l’invasion de l’Angleterre serait presque certaine », estime Bonaparte.
L’affaire d’Égypte comportera encore un avantage économique. Obligée d’envoyer des forces dans toutes les directions, « l’Angleterre s’épuiserait par un effort immense et qui ne la garantirait pas de notre invasion ». « La guerre l’oblige à des préparatifs considérables qui ruinent ses finances, détruisent l’esprit du commerce, et changent absolument la constitution et les moeurs de ce peuple ». Ainsi, l’expédition s’intègre parfaitement dans la pensée militaire française du XVIIIe siècle. Elle constitue un excellent exemple de stratégie indirecte.

Aboukir

Il ne convient pas ici de reprendre l’histoire de l’expédition. Sous l’impulsion de Bonaparte et de ses officiers, la « Commission d’armement des côtes de Méditerranée » effectue un effort considérable. Avec des équipages composés à la hâte, la flotte placée sous les ordres de Brueys, compte cinquante-cinq navires de guerre et deux cent quatre-vingts bâtiments de transport portant 38 000 hommes. À partir du 12 mai, les appareillages s’effectuent depuis Marseille, Toulon, Gênes et Civitta Vecchia. Ils échappent à la surveillance de Nelson revenu en Méditerranée depuis le 2 mai.
« Aussi intéressante qu’un épisode de roman », suivant le mot de Bonaparte, la croisière, marquée par une chance insolente, se déroule avec une aisance et une majesté incomparables. Au passage, Malte est enlevée sans résistance le 12 juin et la flotte arrive devant Alexandrie le 1er juillet. Le débarquement se déroule sans encombre. Tandis que Bonaparte prend immédiatement la direction du Caire, Brueys va mouiller avec les treize vaisseaux de son escadre en rade d’Aboukir.

C’est seulement le 1er août, en fin d’après-midi que Nelson, après une invraisemblable course-poursuite à travers la Méditerranée, arrive en vue d’Aboukir. Il attaque immédiatement et prend en tenaille l’avant-garde et le centre français. En moins de douze heures, le succès est acquis, la victoire totale. neuf vaisseaux sont capturés. Les Français comptent 1 500 tués, autant de prisonniers et 3 000 blessés. Brueys, Dupetit-Thouars ont trouvé la mort dans le combat. Seuls, deux vaisseaux et deux frégates de l’arrière-garde, sous les ordres de Villeneuve, ont échappé au désastre. Une fois de plus, la marine britannique vient de démontrer son éclatante supériorité.

La défaite d’Aboukir, tient à un certain nombre de causes purement navales : le mauvais état des vaisseaux et le nombre insuffisant de canonniers qui n’a pas permis de tirer des deux bords. Elle tient encore à un engagement nocturne, une grande première, qui a déconcerté les Français. Elle procède aussi d’une négligence difficilement explicable de Brueys, avec « une position désastreuse » comme certains devaient le souligner au lendemain du désastre. Pour l’enseigne de vaisseau Lachadenède, cette position « choquait en tous points les principes de l’art militaire. Nous étions mouillés par sept brasses, on avait encore une demi-lieue à courir pour trouver le fond de quatre brasses, de sorte que partout, entre nous et la terre, il y avait assez d’eau pour manoeuvrer les vaisseaux ».

Dernière cause enfin, Aboukir illustre une fois de plus le manque de cohésion et de solidarité des capitaines de vaisseau français, qui tranche avec les « bandes de frères » britanniques. Alors que les Anglais attaquent successivement les bâtiments français par groupes de trois ou quatre et les écrasent de leurs feux, les vaisseaux du centre et de l’arrière-garde se contentent d’attendre le choc et ne cherchent pas à venir au secours de leurs camarades. Par la suite, Villeneuve prétendra ne pas avoir vu les signaux de Brueys. En fait, un réflexe élémentaire aurait dû l’inciter à tout mettre en oeuvre pour participer au combat, au lieu de prendre la fuite.

Quoiqu’il en soit, les résultats de l’affaire sont catastrophiques. Bonaparte, avec une des meilleures armées de la République, se trouve prisonnier de sa conquête. Le retentissement d’Aboukir est considérable dans tout l’Orient. Pour les Anglais, le soulagement est immense. Dès le 20 août, Nelson fait parvenir un message au gouverneur des Indes lui annonçant qu’à la faveur de la « victoire du Nil » tout danger est désormais écarté. Il n’avait nullement pris à la légère une menace contre les Indes. Un mois avant Aboukir, il écrivait à Jervis, Premier Lord de la mer, « un ennemi entreprenant pourrait très aisément… conduire une armée jusque sur les bords de la mer Rouge… Il lui faudrait à peine trois semaines pour porter ses troupes sur la côte de « Malabar ». Reconnaissante, la compagnie des Indes s’empresse de voter en faveur de Nelson un don de 10 000 livres.

La tentative avortée de l’amiral Bruix

La victoire britannique a encore un autre résultat. Elle jette les bases de la 2e coalition. Naples, la Russie et l’empire ottoman déclarent la guerre à la France. La flotte russe aidée de navires turcs entreprend de chasser les Français des îles ioniennes. Paul Ier ne cache plus ses ambitions méditerranéennes. En octobre 1798, il se fait nommer Grand Maître de l’Ordre des chevaliers de Malte.
Il y a plus grave. La coalition fait peser sur l’Égypte une menace directe par mer et par terre, du côté d’Alexandrie et de la Syrie. La prépondérance navale britannique va être une des causes essentielles de l’échec de la campagne entreprise vers le nord par Bonaparte, le 24 février 1799, après la prise de Gaza. En dépit de la victoire du Mont Thabor, Bonaparte ne peut enlever Saint-Jean d’Acre ravitaillée et soutenue par la marine britannique. De retour en Égypte, il réussit cependant à écraser à Aboukir une armée turque débarquée par les Anglais. Trois mois plus tard, à Damiette, une seconde armée ottomane est à son tour rejetée à la mer. La situation de l’armée d’Égypte, de plus en plus affaiblie, n’en est pas moins sans issue, d’autant plus qu’une tentative de dégagement par mer s’est soldée par un échec pour le moins irritant. Au printemps de 1800, en dépit du dénuement de l’arsenal de Brest, Bruix parvient à armer vingt-cinq vaisseaux. Trompant la force de blocus anglaise qui croit à une menace contre l’Irlande, l’amiral réussit à sortir le 25 avril.
D’après ses instructions, il doit rallier l’escadre espagnole de Cadix, pénétrer en Méditerranée, prendre des troupes sur les côtes de Ligurie, renforcer la garnison de Malte, atteindre ensuite l’Égypte et rembarquer l’armée de Bonaparte. S’il ne peut assurer sa jonction avec les Espagnols, Bruix réussit à pénétrer dans une Méditerranée où les forces britanniques de Keith se trouvent éparpillées de Minorque à Alexandrie, incapables d’une réaction d’ensemble. Une profonde angoisse règne à l’Amirauté britannique.

Bruix ne croit cependant pas à sa chance. Il entre le 13 mai à Toulon et se contente de ravitailler l’armée de Masséna en Ligurie. Le 22, il parvient encore à joindre à Carthagène l’escadre espagnole venue de Cadix, mais sans se résoudre à gagner l’Égypte. En dépit d’une situation hautement favorable, il reprend la route de l’Atlantique et le 3 août, il atteint Brest avec quarante vaisseaux franco-espagnols. La réaction britannique est immédiate. Portée à cinquante bâtiments, l’escadre de la Manche met immédiatement « sous-clef » le gros des forces franco-espagnoles.
La sortie de Bruix est caractéristique des conditions de la guerre navale de l’époque marquées par l’absence de moyens d’information. La défaillance du service de renseignements britannique a été réelle, mais Bruix n’a pas su, ou plutôt n’a pas osé exploiter une situation bénie des dieux. Preuve nouvelle de ce découragement, de ce manque d’ardeur offensive qui dominent l’esprit des amiraux français, à la suite de défaites successives et de la conviction d’une infériorité irrémédiable.
La tentative avortée de Bruix ne peut qu’inciter Bonaparte à se dégager du guêpier égyptien. Le 21 août 1799, conformément à ses instructions et sans avoir reçu l’ordre de rappel adressé par le Directoire, il quitte secrètement l’Égypte, après avoir laissé le commandement de l’armée à Kléber. La navigation des deux frégates la Muiron et la Carrière qui portent Bonaparte et quelques officiers bénéficie, là encore, d’une chance exceptionnelle. Le détroit de Sicile habituellement surveillé est franchi sans encombre. À l’arrivée sur les côtes de Provence, une brume providentielle dissimule la petite flotte à l’escadre de surveillance de Keith. Le 9 octobre au matin, les deux frégates jettent l’ancre dans le port de Saint-Raphaël. Trois semaines plus tard, intervient le coup d’État du 18 Brumaire.

L’union des « Puissances des ailes »

Au lendemain de ce coup d’État, Bonaparte va s’atteler à une tâche immense qui peut se résumer en un mot : la paix. Il y a là une réponse à un voeu général de la population qui, après dix ans d’épreuves, aspire à la pacification intérieure et à la paix à l’extérieur.
À la fin de 1799, après les victoires de Brune au Texel et de Masséna à Zurich, le risque d’une invasion est écarté et le tsar Paul Ier, humilié par les défaites de ses armées est sur le point de se retirer de la coalition. Deux autres succès retentissants vont alors amener l’Autriche à céder. Marengo remportée par Bonaparte en personne, le 14 juin 1800, et Hohenlinden, le 3 décembre, qui ouvre à Moreau la route de Vienne et amène l’Empereur à solliciter la paix. Le traité de Lunéville du 9 février 1801 confirme les clauses de Campo Formio.

La Grande-Bretagne reste alors pratiquement seule dans la lutte. Pour en accentuer l’isolement, Bonaparte va jouer de cette union des « Puissances des ailes », qui le hantera pendant tout son règne, en pratiquant un rapprochement avec la Russie et en exploitant l’hostilité suscitée chez les neutres par les méthodes de guerre économiques de l’Angleterre.
Dès décembre 1799, le Premier Consul abroge le décret du 18 janvier 1798 qui proclamait qu’un bateau neutre chargé de marchandises anglaises était de bonne prise. Par le traité de Mortefontaine du 30 septembre 1800, il met fin à la « quasi guerre » maritime avec les États-Unis provoquée par l’action des corsaires français dans les Antilles. Par cet accord, qui jette les bases d’un nouveau droit des mers, Bonaparte se fait, fort habilement, le champion de la liberté des neutres. Chaque partie est libre de se rendre dans tout port appartenant à l’ennemi de l’autre, sauf si le blocus est effectif. Le traité pose le principe du pavillon couvrant la marchandise et établit une liste très restrictive des produits de contrebande…

L’accord de Mortefontaine survient à un moment extrêmement favorable. Des incidents très graves viennent d’opposer en Baltique des bâtiments danois à des navires anglais. Londres riposte par un ultimatum en règle. Furieux de cette réaction dans une mer qui relève de la sphère d’influence de la Russie, Paul Ier, dès le 27 août, amène Copenhague, Stockholm et Berlin à s’associer avec lui « pour rétablir dans toute leur force les principes de la neutralité armée et assurer ainsi la liberté des mers ».
Les puissances du nord n’hésitent pas à s’engager davantage. Au printemps de 1801, le Danemark occupe Lubeck et Hambourg, tandis que la Prusse met la main sur le Hanovre, possession personnelle du roi d’Angleterre. Le cabinet britannique ne peut que réagir brutalement face à une menace qui concerne une zone essentielle pour son ravitaillement en blé, en poisson salé et en « munitions navales » bois, chanvre…

Le 23 mars 1801, Paul Ier est assassiné à Saint-Petersbourg et le 2 avril, une escadre, commandée par Parker avec Nelson en sous-ordre, ouvre le feu sur Copenhague. Après quatre heures d’un combat acharné, les Danois qui ont perdu six vaisseaux et 1 800 hommes, acceptent un armistice modéré présenté habilement par Nelson, lui -même en difficile posture. Mais le 9 avril, averti officiellement de la mort du tsar, les Danois abandonnent la ligue. Au cours des semaines suivantes, l’escadre britannique poursuit sa démonstration en Baltique. Le 17 juin, intervient une convention maritime anglo-russe.

Pour Bonaparte, l’affaire de Copenhague, le revirement d’Alexandre Ier, le successeur de Paul Ier, constituent de sévères désillusions. L’espoir de dresser un front continental contre l’Angleterre s’effondre. Cette situation risque de remettre en cause sa politique méditerranéenne. Le Premier Consul a, en effet, joué la carte d’une pénétration russe. Dès son arrivée au pouvoir, il a alléché le tsar par un plan de partage de l’empire ottoman, tout en approuvant ses revendications sur Malte dont il est devenu le Grand Maître de l’Ordre.
Bonaparte a approuvé également le traité de Constantinople du 21 mars 1800 qui a donné naissance à une République autonome des « Sept îles Unies » (]es îles ioniennes), reconnue vassale de la Porte, mais où les Russes ont le droit de tenir garnison. Il a accepté également la protection militaire accordée par le tsar au métropolite Pierre Ier du Montenegro. En liaison avec le traité de Florence, qui autorise la France à mettre des garnisons dans les ports de Brindisi et d’Ancône appartenant au royaume de Naples, toute la politique de Bonaparte a donc visé à aggraver l’antagonisme anglo-russe et à écarter la Grande-Bretagne de la Méditerranée orientale. Cette politique supposait encore le maintien de la présence française à Malte et en Égypte.

Les échecs des amiraux Perrée et Ganteaume

Aussi, le Premier Consul a-t-il multiplié les efforts pour prolonger la résistance de ces deux points stratégiques. Ces tentatives se sont soldées par deux échecs retentissants, qui vont consommer l’usure des forces navales françaises. Le 18 février 1800, la division du contre-amiral Perrée, qui a appareillé de Toulon à destination de Malte, est interceptée et presque entièrement détruite par une escadre de 5 vaisseaux commandée par Nelson. La situation de Vaubois assiégée dans La Valette devient alors tragique. Vaincue par la famine, elle doit capituler le 5 septembre 1800. Les opérations autour de Malte ont coûté à la marine quatre vaisseaux, trois frégates et un grand nombre de navires légers, soit les dernières forces navales actives de la Méditerranée.
Les tentatives à destination de l’Égypte ne sont pas plus heureuses. Au début de 1800, la situation du corps expéditionnaire apparaît extrêmement précaire. Un moment découragé, Kléber finit par accepter par la convention d’El Arish du 28 janvier le rapatriement de ses troupes par des bateaux anglais. Mais, l’accord est rompu par le cabinet britannique. Londres veut une victoire totale. La réponse de Kléber intervient le 19 mars 1800 avec l’éclatante victoire d’Heliopolis où une armée anglo-turque est complètement détruite. Mais, trois mois plus tard, Kléber est malheureusement assassiné et l’incapable Menou lui succède.

Les Anglais sont alors décidés à en finir. Au début de 1800 une formidable expédition a quitté l’île de Wight. Après des feintes sur Quiberon, Le Ferrol et Cadix, elle embarque à Gibraltar les 16 000 hommes d’Abercrombie et se dirige sur la Méditerranée orientale. La côte d’Anatolie est atteinte en décembre où un renfort de troupes ottomanes est attendu. Au même moment, une autre armée turque doit passer à l’offensive à travers l’isthme de Suez. Aux Indes, enfin, Arthur Wellesley, le futur Lord Wellington, après avoir écrasé le soulèvement de Tippo Sahib, s’apprête à débarquer une troisième armée sur les côtes de la mer Rouge et agir en Haute Égypte.
Pour Bonaparte, le renforcement de l’armée d’Égypte réduite à 12 000 hommes devient absolument nécessaire. En janvier 1800, Brest, soumis au blocus britannique et mal relié à l’intérieur de la Bretagne, n’a pu armer trente-cinq vaisseaux franco-espagnols portant 5 000 hommes de troupes. Un an plus tard, le 23 janvier 1801, Ganteaume réussit à tromper, grâce à un coup de vent d’est, la croisière anglaise. Mais, s’il a pu embarquer les 5 000 hommes du corps de Sahuguet, il ne dispose que de sept vaisseaux et de deux frégates.

Le 9 février, il franchit le détroit de Gibraltar et échappe à la surveillance de Warren. L’affaire de Bruix, deux ans plus tôt, va alors se répéter. Ganteaume lui aussi démoralisé, ne croit pas à sa chance. Renonçant à l’Égypte, il gagne Toulon, manquant, aux dires de Jervis, une occasion exceptionnelle. « Si l’escadre française avait poursuivi directement sur Alexandrie, conformément à ses ordres, Lord Keith aurait été battu en détail, l’armée française efficacement approvisionnée en hommes et en moyens et nos efforts complètement déjoués ». Il y a là une forte part d’exagération. Avec des bâtiments fatigués et surchargés, Ganteaume aurait eu bien du mal à livrer un combat en règle.

Bonaparte n’en est pas moins terriblement désappointé, d’autant plus que des négociations viennent de s’ouvrir avec les Anglais et que l’Égypte se trouve au coeur des pourparlers. Le Premier Consul adresse de nouvelles instructions. Ganteaume doit appareiller immédiatement et, s’il ne peut atteindre l’Égypte, débarquer ses troupes à Derna, en plein désert, à 800 km d’Alexandrie ! L’amiral finit par obéir. Ne disposant plus que de quatre vaisseaux et 2 000 hommes de troupe, il tente un débarquement, le 8 juin, à 160 km d’Alexandrie. L’opération est interrompue par l’arrivée de l’escadre de Keith. Coupant leurs câbles, les bâtiments français, à l’exception de deux transports, réussissent à s’enfuir d’extrême justesse.
Une dernière tentative se déroule au même moment. Bonaparte prévoit une concentration franco-espagnole à Cadix avec les cinq vaisseaux de Bruix venus de Rochefort et les trois bâtiments de Linois ayant appareillé de Livourne. La concentration ne peut intervenir. L’affaire se solde le 6 juillet par un fait d’armes. Embossé au fond de la baie d’Algesiras, Linois repousse une attaque anglaise de Saumarez. Mais, le 12, celui-ci prend sa revanche dans le détroit de Gibraltar. Il disloque une escadre franco-espagnole dont les débris vont se réfugier à Cadix.
Au total, de tous les navires envoyés au secours de l’armée française, seules deux frégates, le Justice et l’Égyptienne, parties le 24 janvier 1801 de Toulon ont pu débarquer à Alexandrie 700 hommes de renfort. L’Égypte est alors perdue. La triple offensive britannique se manifeste dans toute son ampleur. L’armée française se trouve coupée en deux avec Belliard au Caire et Menou à Alexandrie. Le premier capitule le 27 juin et le second, le 1er septembre, à la veille de la signature des préliminaires de paix franco-anglais.

Débarquer en Angleterre (bis)

Dans sa lutte contre l’Angleterre, Bonaparte ne se contente pas d’une stratégie indirecte, avec l’union des « Puissances des Ailes » et la ligue des Neutres, ou le maintien d’une présence militaire à Malte et en Égypte. Il agite à nouveau la menace d’une « descente » en Angleterre.
À partir de mars 1801, le Premier Consul manifeste, en effet, un intérêt nouveau pour la flottille de la Manche, abandonnée depuis 1798. L’amiral Latouche-Tréville en reçoit le commandement et Forfait est invité à entreprendre la construction de cent cinquante bateaux plats et de procéder à la réquisition de centaines de navires de pêche et de cabotage depuis la Bretagne jusqu’aux Pays-Bas. Latouche-Tréville conseille d’embarquer les troupes à Dunkerque, Boulogne et Calais et de lancer l’opération à la faveur des calmes du mois d’août, alors que Bonaparte préconisait le coeur de l’hiver.
Comme le déclare le Premier Consul à Cambacérès et à Lebrun, il ne s’agit, en réalité, que d’une simple démonstration, d’une manoeuvre d’intoxication. De fait, aucune concentration de troupes n’intervient sur les côtes de la Manche. Ne stationnent que des forces à peine suffisantes pour le maintien de l’ordre. Le résultat est cependant atteint. La menace produit dans l’opinion britannique une émotion considérable, d’autant plus que l’Angleterre ne dispose pour sa défense que de 75 000 hommes dont 25 000 réguliers.

Pour calmer ces appréhensions, Jervis devenu Lord Saint-Vincent, donne à Nelson le commandement des côtes.
Conformément à son tempérament, le vainqueur d’Aboukir décide d’attaquer la flottille dans ses ports. Mais, les tentatives des 3 et 4 août restent sans résultats et celle du 17 août se solde par un échec cuisant. Les bombardes et les bateaux-mortiers de la contre-flottille ne peuvent forcer la ligne d’embossage et se heurtent à une violente réaction de l’artillerie des bateaux plats et surtout des batteries de côte. Nelson n’en apprécie pas moins la menace à sa juste valeur. « Cette histoire de bateaux, souligne-t-il, peut faire partie d’un plan d’invasion, mais ne peut en constituer un à elle seule ».

La courte paix d’Amiens

En attendant, face à l’énervement général, le gouvernement britannique signe les préliminaires de paix du 1er octobre 1801, confirmés à Amiens le 27 mai suivant. Le traité est pratiquement muet sur le continent. L’essentiel concerne les colonies et la Méditerranée. L’Angleterre promet d’évacuer l’Égypte et de rendre Malte aux Chevaliers sous la garantie d’une tierce puissance. En échange, la France doit abandonner Rome et les ports napolitains. L’Angleterre rend encore à la France et aux Pays-Bas toutes leurs colonies, y compris Le Cap, à l’exception de La Trinité et de Ceylan. En définitive, un compromis, non sans réticences. Le traité d’Amiens apparaît surtout comme le résultat d’une « impuissance réciproque » et aussi comme « une expérience pour six mois ou un an » suivant le mot d’Hawkesbury.
En réalité, cette paix ne sera qu’une simple trêve de quelques mois. Ne jugeant pas l’expérience concluante, Londres prend l’initiative de la rupture en mai 1803. De fait, l’emprise française se renforce sur toute l’Europe occidentale. L’expansion concerne également l’outre-mer. Bonaparte veut, en rétablissant l’esclavage, restaurer la prospérité des Antilles qui commandait, à la veille de la Révolution, une partie de celle de la France elle-même. Il veut ainsi restaurer l’autorité française sur la Guadeloupe, la Martinique et surtout Saint-Domingue dominée par les rebelles de Toussaint-Louverture. L’affaire se soldera par une épouvantable catastrophe sanitaire qui anéantira presque totalement les 25 000 hommes du corps expéditionnaire du général Leclerc.

Si Londres ne se formalise pas de la reprise en mains des Antilles, d’autres initiatives françaises apparaissent plus inquiétantes. Bonaparte entend organiser, exploiter la Guyane et surtout la Louisiane rétrocédée par l’Espagne en 1801. La marine multiplie les missions de reconnaissance dans l’océan Indien, à Mascate, à Madagascar, en Inde même où Decaen est nommé capitaine général des comptoirs français. C’est la mission du général Sebastiani en Tripolitaine, en Syrie et en Égypte qui irrite au plus haut point le cabinet britannique, d’autant plus que le rapport du général français connu à Londres esquisse « sur un ton bravache et insolent » une reconquête de l’Égypte.
D’autres éléments apparaissent encore inquiétants. Décidé à préserver l’économie française, Bonaparte joue la carte d’un protectionnisme qui finit par s’étendre à toute l’Europe occidentale par l’intermédiaire de traités de commerce conclus avec les États vassaux qui accordent à la France la clause de la nation la plus favorisée. Cette politique entraîne une régression notable des exportations anglaises.
Dès la fin de 1802, l’intransigeance l’emporte. Si le Cap est remis aux forces hollandaises, Londres se refuse à évacuer Malte, tant qu’elle n’aura pas obtenu l’assurance d’un rétablissement de l’état de l’Europe de 1801. Un dialogue de sourds s’installe. Le cabinet britannique tient à s’en tenir à l’esprit du traité d’Amiens, Bonaparte à la lettre. Le 12 mai 1803, la rupture est consommée.

On pourra toujours regretter cette rupture et se demander si la France n’a pas manqué alors une occasion exceptionnelle. Avec une armée remarquable, les « frontières naturelles », un glacis d’États vassaux, sa sécurité était alors acquise.
Une politique prudente aurait probablement permis d’assurer une paix de longue durée sur le continent et de vaincre les réserves des puissances.
À condition de bannir toute précipitation, Bonaparte aurait pu restaurer et rétablir la prospérité de l’empire colonial et reconstruire une puissante marine. S’inspirer en un mot de la politique de Choiseul après 1763. En fait, l’impatience, la précipitation de Bonaparte relancent un conflit qui va, sans tarder, se dérouler sur deux fronts et conduire à une terrible aventure.

Un bilan accablant

La France se trouve à nouveau en guerre contre l’Angleterre et aborde ce conflit dans les plus mauvaises conditions. En dix ans, de 1793 à 1803, cette marine a connu une véritable descente aux enfers. Si quarante-sept vaisseaux et soixante-sept frégates ont été construits, les pertes, pour des raisons diverses, en atteignent respectivement soixante-huit et cent deux. Au cours de la brève interruption des hostilités, aucun redressement sérieux n’a pu intervenir. Quinze années de paix au moins auraient été nécessaires, comme au lendemain de la guerre de Sept Ans. Au contraire, la flotte a été sollicitée à l’extrême par l’énorme expédition des Antilles et par les croisières menées en Méditerranée et dans l’océan lndien.

En 1803, le bilan est accablant. Le nouveau ministre de la Marine, l’amiral Decrès ne dispose plus que de treize grands bâtiments. Il compte en avoir trente-deux à la fin de l’année et cinquante-six en 1805. En réalité, le nombre de quarante-cinq sera péniblement acquis et l’appoint hollandais estimé à douze vaisseaux n’en atteindra pas sept. La plupart de ces bâtiments sont vieux, fatigués ou offrent des vices de construction.

La marine souffre encore d’une pénurie extrêmement grave de véritables marins. Dès la reprise de la guerre, la Royal Navy, suivant une solide tradition, s’est empressée de saisir en mer ou dans les ports britanniques le maximum de bâtiments de commerce français, capturant des milliers d’hommes d’équipage. En faisant appel à toutes les ressources de l’inscription maritime, en levant tous les hommes de quinze à cinquante-cinq ans, on arrive péniblement à réunir 42 000 hommes dont 20 000 seront immédiatement incorporés dans la flottille de Boulogne.
La situation du corps des officiers n’est pas plus brillante. En 1802, Forfait alors ministre de la Marine, doit le reconnaître. « Avouons-le, à la honte de notre marine, presque tous les officiers sont tels ; ils s’occupent de toute entre chose à bord et dans les ports que de leur profession ; l’ennui les dévore, le dégoût les suit, leurs facultés s’émoussent ». Deux ans plus tard, à Toulon, Latouche-Tréville ne peut que confirmer ce jugement.
Il en est de même de la plupart des officiers supérieurs et des amiraux à la suite des remaniements de Truguet et du Consulat. Déjà officiers à la veille de la Révolution, ils ont gardé la nostalgie de l’ancienne marine. Ils ne manquent ni de courage, ni de compétence, mais ils sont presque tous désabusés, sceptiques, résignés à la défaite. Restés monarchistes de sentiment, ils ne manifestent aucun attachement profond à l’égard du régime et offrent un saisissant contraste avec les jeunes généraux de l’armée, de souche roturière, issus des promotions éclairs de la Révolution, débordants d’ardeur, habitués à la victoire.

Les jalousies et les querelles de chapelle subsistent. Si les clans Morard de Galles et Villaret Joyeuse ont pratiquement disparu, ils ont été remplacés par le groupe Decrès, Ganteaume, Bruix et Villeneuve. Forts des souvenirs de la campagne d’Égypte, ils exercent une très forte influence sur Napoléon et réussissent à écarter Villaret, Martin et même Forfait. Parmi les meilleurs, la mort frappe encore prématurément Latouche-Tréville en 1804 et Truguet est écarté pour républicanisme.

Débarquer en Angleterre (ter)

En dépit de l’état de délabrement de la marine, Bonaparte est bien décidé à trancher le noeud gordien. La « Grande Armée » est concentrée en Picardie et l’effort porté sur le développement d’une nouvelle flottille sans rapport avec celles de 1798 et de 1801. Sous l’impulsion de Bruix et de l’ingénieur Tupinier chargés d’en assurer le commandement et la réalisation, l’entreprise prend des proportions importantes.
Des centaines de bateaux plats sont mis en chantier depuis les ports de l’Atlantique jusqu’à ceux des Pays-Bas. On construit également dans des chantiers établis sur les cours d’eau de l’intérieur, sur la Seine et la Loire, à Paris et jusqu’à Colmar.
Comptant plus de deux mille navires en 1805, la flottille comprend toute une gamme de bateaux variés destinés à accoster facilement sur des plages : prames de 35 mètres portant 200 soldats, chaloupes-canonnières de 24 mètres pour le transport des hommes et du matériel, péniches de 18 mètres capables de contenir soixante hommes. Tous ces bâtiments portent une ou plusieurs pièces de gros calibre, 18 à 36, et sont mus à la voile ou à la rame.

L’organisation comme la discipline restent militaires. La flottille compte seize divisions groupées en corps d’armée. Prévue sans la participation des escadres, la « descente » s’identifie au franchissement d’un grand fleuve, suivant la conception des chefs de l’armée. Vision que l’on retrouvera en 1940 avec certains généraux allemands comme von Manstein.
Cet emploi dérive des idées de Forfait résumées dans un petit opuscule paru justement en 1802, intitulé Lettres d’un observateur de la Marine. Vis-à-vis de l’adversaire, Forfait partage les opinions et les préjugés de la majorité de ses contemporains. Nourri d’Antiquité, il assimile la nation anglaise, mercantile et perfide à Carthage. Il estime encore que dans les circonstances actuelles, « ces dominateurs des mers ne donneront jamais le temps nécessaire pour recréer et former une marine par les moyens ordinaires, la navigation marchande ou la pêche »… « Comptez qu’ils vous déclareront toujours la guerre, ou vous la feront sans la déclarer, avant que vos forces navales aient pu atteindre son degré de développement qui puisse les inquiéter ».

Pour vaincre, la France doit s’inspirer de Rome qui a triomphé de Carthage sur son propre terrain en appliquant à la guerre maritime ses qualités militaires. Allusion au corvus, cette passerelle rabattable qui permettait à une troupe de légionnaires d’enlever à l’abordage un vaisseau carthaginois. Recette d’autant plus valable que les qualités militaires de l’Angleterre « sont restées loin en arrière de celles de la nation française ».
Le gouvernement français doit donc « donner à l’armée navale une consistance pleinement militaire et rapprocher l’armée de terre de l’armée de mer par une institution nouvelle, que commandent la position géographique et la situation politique de la France face à l’Angleterre ». Composées de bâtiments à rames et à voile, les forces françaises « retraceraient les forces navales des Anciens où combattaient les mêmes hommes qui composaient leurs armées de terre et où, à très peu près, les mêmes ordonnances, la même tactique étaient employées ».
Agissant en nombre, ces embarcations montées par des« soldats marins » groupés en régiments ou en divisions dresseraient des embuscades, tenteraient des opérations plus importantes. Ces « exercices plairaient aux Français parce qu’ils seraient une image de ceux de l’armée de terre »… « Les hommes auraient deux motifs d’encouragement, le commerce des Anglais à détruire, l’Angleterre à conquérir ; la fortune et la gloire ouvriraient à ces héros-flibustiers toutes les sources des jouissances qui sont tant le goût national ».

Nul doute que les idées de Forfait n’aient exercé une influence profonde sur Bonaparte, comme le prouve le plan du 21 juillet 1803, La flottille doit agir sans le soutien de la marine. À partir des ports de Boulogne, Calais, Étaples et Ambleteuse, elle franchira la Manche, par surprise, de nuit, à la mauvaise saison, éventuellement à la rame. S’il le faut, son artillerie lui permettra de se frayer un chemin au milieu des forces de surveillance anglaises.

L’indispensable recours aux escadres

En fait, la flottille ne tarde pas à révéler d’inquiétantes faiblesses. L’instrument se révèle singulièrement médiocre. Par gros temps, la tenue à la mer de ses bateaux est détestable. Bonaparte en fait l’expérience le 20 juillet 1804 en ordonnant une sortie malgré les objections de Bruix qui annonce une tempête. Douze embarcations sont perdues et la mer rejette plus de deux cents cadavres. Ce mécompte ne peut que justifier les appréhensions des marins, comme Decrès, Ganteaume et Bruix lui-même qui n’ont jamais cru à l’efficacité de la flottille.
La ligne d’embossage doit ainsi être abandonnée à l’automne de 1804. Il faut construire à grands frais des bassins pour abriter les bâtiments. Cinq jours deviennent alors nécessaires pour faire sortir les mille bateaux plats entassés dans le port de Boulogne, à raison de deux cents par marée. Sans l’appui de batteries de côtes, la valeur militaire de la flottille reste encore illusoire, comme le souligne Ganteaume.
La flottille apparaît maintenant comme un simple instrument de transport. Le passage ne pourra intervenir qu’à la belle saison, exigeant au moins une semaine de beau temps. Dès la fin de 1803, Bonaparte est encore obligé d’admettre que le recours aux escadres est indispensable. Nelson et Latouche-Tréville en étaient arrivés aux mêmes conclusions dès 1801.

Le problème d’une flottille s’était déjà posé dans le passé et se retrouvera un siècle et demi plus tard. En 1588, même si l’Armada avait triomphé de la flotte anglaise, c’est avec la plus grande anxiété que le duc d’Albe envisageait de faire franchir la Manche à l’armée des Flandres à bord des péniches réquisitionnées d’un tonnage de 250 tonnes. En 1940, même si la Luftwaffe avait acquis la supériorité aérienne, l’amiral Raeder et Hitler lui-même n’envisageaient pas sans une forte appréhension le transport de plusieurs divisions à bord de simples péniches rhénanes à fond plat de 1 500 tonnes, faiblement motorisées.

En définitive, en 1804, le projet de « descente » est dans une impasse. Au vu de cette impasse, certains ont été tentés de mettre en doute la volonté du chef de l’État de tenter le débarquement. C’est la thèse développée avec brio par Alfred de Vigny. Pour l’auteur de Servitude et grandeur militaire, le rassemblement de la flottille et d’une armée imposante, « le trône militaire d’où tombèrent les premières étoiles de la Légion d’honneur, les revues, les fêtes, les attaques partielles, tout cet éclat réduit, selon le langage géométrique, à sa plus simple expression, eut trois buts, inquiéter l’Angleterre, assoupir l’Europe, concentrer et enthousiasmer l’armée. Ces trois points dépassés, Bonaparte laissa tomber pièce à pièce la machine artificielle qu’il avait fait jouer à Boulogne ».
Cette interprétation ne peut être totalement écartée. Le camp de Boulogne a, sans nul doute, permis à l’Empereur de poursuivre un but psychologique, fondre en un seul corps dévoué à sa personne, les armées de la République qui avaient chacune leur caractère. Il n’est pas exclu qu’il ait également cherché à alarmer la population britannique comme en 1801, à faire pression sur le cabinet britannique pour ouvrir de nouvelles négociations. En janvier 1804, il renouvelle d’ailleurs ses propositions de paix. Mais, une manoeuvre de ce genre n’exigeait pas la construction de deux mille bateaux plats, l’aménagement de plusieurs ports et l’édification de fortifications.

Le concours de la marine espagnole

La volonté d’effectuer une descente n’est donc pas niable. Un élément décisif va permettre de sortir de l’impasse et de tenter l’ouverture : l’entrée en guerre de l’Espagne contre l’Angleterre suivie de l’accord naval de janvier 1805. Le concours de vingt-cinq vaisseaux espagnols s’ajoutant à une cinquantaine de grands bâtiments français doit donner, en principe, sinon la supériorité, du moins l’égalité aux forces alliées lace à une Royal Navy qui aligne près de soixante-quinze vaisseaux dans les mers d’Europe. Une fois de plus, c’est avec l’aide de l’Espagne que la marine française s’efforce de renouer avec la guerre d’escadre et envisage un débarquement en Angleterre.

L’opération semble débuter sous de bons auspices. Le 30 mars 1805, avec onze vaisseaux, Villeneuve réussit à sortir de Toulon. Il franchit le détroit de Gibraltar, avant d’être renforcé le 9 avril par les sept grands bâtiments de Gravina. Il a pu déjouer la surveillance anglaise. Toujours hanté par l’Égypte, Nelson est allé prendre position au large de la Sicile, tandis que l’amiral Orde devant Cadix a perdu le contact. Le 15 mai, Villeneuve arrive aux Antilles, sans rencontrer l’escadre de Rochefort déjà revenue en France. À l’annonce de l’arrivée à La Barbade de Nelson, revenu de son erreur, il appareille pour l’Europe. Le 2 août, après un engagement indécis avec Calder, il mouille à La Corogne. Muni de nouvelles instructions, prévoyant une concentration en Manche, Villeneuve appareil le avec vingt-neuf bâtiments. Il ne peut cependant établir le contact avec l’escadre de Rochefort. Invoquant le mauvais état de ses forces, il renonce à effectuer sa liaison avec Ganteaume à Brest et prend la décision capitale de rallier Cadix où il est presque immédiatement bloqué par les Anglais.

La manoeuvre destinée à effectuer une concentration franco-espagnole à l’entrée de la Manche se solde par un échec complet. Il n’y aura pas de débarquement en Angleterre. Depuis près de deux siècles, cette manoeuvre se trouve à l’origine de polémiques interminables. Certains ont voulu y voir une manifestation du génie de l’Empereur dont l’échec incombe uniquement à la pusillanimité de Villeneuve. D’autres, au contraire, ont jugé le plan inapplicable par ignorance élémentaire des choses de la mer.
En réalité, la manoeuvre de 1805, pas plus que l’expédition d’Égypte, n’offre rien d’original. Elle s’intègre dans la lignée des plans des débuts de la guerre d’Amérique, rédigés par Fleurieu, Vergennes ou le duc de Broglie. Toutes ces combinaisons reposent sur la dispersion des escadres anglaises et sur une concentration franco-espagnole en Manche. La manoeuvre de 1805 offre même une supériorité sur les projets antérieurs. La concentration concerne 75 % des forces alliées au lieu de 50 %.

Napoléon médiocre stratège naval

Elle n’en présente pas moins de sérieuses déficiences. Tout d’abord, Napoléon ne cesse de modifier ses plans en cours d’exécution par toute une série de nouvelles directives, 11 au 14 avril, 23-29 avril, 3 avril-8 mai, 16 juillet… La plupart de ces directives ne parviennent pas à temps aux exécutants. L’empereur calcule d’une manière beaucoup trop optimiste la marche des frégates chargées de la transmission de ses instructions. Il table sur des traversées de l’Atlantique de trente jours, alors qu’il en faudra de trente-cinq à quarante dans les meilleures conditions.

Plus surprenant encore, il compte également sur des traversées de l’Atlantique en un mois pour la marche des escadres, alors que Villeneuve mettra cinquante-quatre jours pour rejoindre La Corogne depuis les Antilles et que Nelson, disposant pourtant d’une force beaucoup mieux entraînée dépassera largement les trente jours lors de son retour de La Barbade à destination de la Manche. Visiblement, le théâtre maritime avec ses vents et ses courants ne convient pas au tempérament impatient de Napoléon.

Au départ, c’est l’escadre de Brest commandée par Ganteaume et forte de vingt et un vaisseaux qui doit jouer le rôle principal. Elle gagnera les Antilles où elle sera rejointe par celles de Rochefort et de Villeneuve. En bonne logique, la concentration s’effectuera sur les arrières de l’ennemi. Plan modifié par les instructions du 30 avril-8 mai. Ganteaume reçoit l’ordre de rester à Brest et Villeneuve se voit attribuer le premier rôle. Après avoir atteint les Antilles, il devra retraverser l’Atlantique et rallier les forces navales de La Corogne, de Rochefort et de Brest. Contrairement à une règle bien établie, la concentration va s’effectuer au coeur du dispositif adverse.

Comme tous les plans de la guerre d’Amérique, la manoeuvre de 1805 repose sur un énorme contre-sens. La dispersion attendue des escadres de la Royal Navy n’intervient pas. Aucun renfort n’est envoyé dans l’océan Indien. Pas un seul grand bâtiment ne gagne la Méditerranée orientale. Neuf vaisseaux seulement sont dirigés sur les Antilles. En revanche, à chaque crise, avril-mai, avec la sortie de Villeneuve et juillet-août avec son retour sur les côtes d’Espagne, une concentration britannique intervient.

La consigne de l’Amirauté, dirigée alors de main de maître par le vieux Lord Barham âgé de quatre-vingt-deux ans, est appliquée à la lettre. « En cas d’incertitude sur les mouvements de l’ennemi, tout le monde devra se rallier sous Ouessant, de façon à couvrir l’entrée de la Manche. C’est là qu’il importe d’avoir la supériorité décisive, car si l’ennemi est maître du canal, l’Angleterre est perdue ».
Contre-sens aggravé encore par les indiscutables lacunes maritimes de Napoléon. En dépit des efforts de Decrès, l’Empereur n’a jamais pu admettre les conditions particulières et défavorables de la position de Brest. Villeneuve ne pouvait y accéder que par un vent du sud-ouest, interdisant la sortie de Ganteaume. Celle-là ne pouvait se produire qu’à la faveur d’un coup de vent d’est, qui aurait refoulé Villeneuve vers le large. De toute manière, compte tenu de l’étanchéité du blocus britannique, il était pratiquement impossible de prévenir Ganteaume à l’avance de l’arrivée de Villeneuve.

Napoléon n’arrive pas encore à admettre l’énorme supériorité manoeuvrière et tactique des escadres britanniques sur les forces alliées. Un vaisseau anglais vaut facilement deux à trois grands bâtiments français ou espagnols. La guerre d’Amérique avait aussi démontré l’extrême difficulté faire manoeuvrer une « flotte combinée » sans commandement unique, sans livre de signaux commun, associant des bâtiments de caractéristiques différentes.
Pour justifier sa décision du 16 août de rallier Cadix, Villeneuve sera amené à souligner le mauvais état des navires espagnols qui n’avaient pas navigué depuis des années et qui venaient d’être armés avec des équipages de fortune. « La flotte combinée, soulignera-t-il, n’offrait aucune cohésion. Il était donc impossible, dans ces conditions, de livrer devant Brest, une bataille générale… Il ne pouvait plus résulter que désastres, confusion et une vaine démonstration qui eut consommé pour, jamais le discrédit des deux marines alliées ».

Dans l’échec de la manoeuvre, un ne peut nier cependant la responsabilité des amiraux toujours envahis par le découragement. Ganteaume ne demande qu’à être relevé de son commandement. Ravalé au rang de simple agent d’exécution, Decrès est, lui aussi, profondément sceptique sur le succès de l’opération, d’autant plus que dès le printemps, le ministre de la Marine a la désagréable surprise de voir tout le plan français exposé dans certains journaux britanniques, comme le Morning Chronicle du 9 mai ou le Sun du 16.

La désignation de Villeneuve, proposé par Decrès, s’est enfin révélée néfaste. Depuis Aboukir, l’homme passe pour être « heureux ». Il ne manque pas de compétence et connaît bien son métier. À la tête d’une bonne escadre, il aurait pu obtenir des résultats valables. Mais, en 1805, il aurait fallu un improvisateur, un entraîneur d’hommes, capable de tirer le meilleur parti d’un matériel et d’équipages déficients et non un esprit sceptique, inquiet et chagrin.

De toute façon trop tard

Par une ironie de l’histoire, l’exécution de la manoeuvre de 1805 a quelque chose d’artificiel. Avec la formation de la troisième coalition associant l’Autriche et la Russie, il était trop tard. Même si Villeneuve avait effectué les jonctions attendues, remporté une victoire décisive au large de Brest, il ne pouvait arriver en Manche qu’à la fin du mois d’août. À ce moment, Napoléon venait de dicter à Daru le fameux plan qui allait conduire à la victoire d’Ulm. Il reconnaissait lui-même qu’il était contraint de courir « au plus pressé ».

À l’annonce de l’arrivée de Villeneuve, la colère de l’Empereur n’en est pas moins terrible et va retomber sur toute la marine. Dans une série de lettres adressées à Decrès depuis l’Allemagne, Napoléon passe au crible toutes les opérations de Villeneuve, pour conclure que l’homme est « un misérable qu’il faut chasser ignominieusement. Sans combinaisons, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout pourvu qu’il sauve sa peau ».

Le 13 septembre, avec un extraordinaire aplomb, il rédige la dernière pièce du procès : « Je voulais réunir quarante ou cinquante vaisseaux pour des opérations combinées… et me trouver pendant quinze jours maître de la Manche ». Si Villeneuve avait fait route vers Brest, « mon armée débarquait et c’en était fait de l’Angleterre ». Il a fait échouer un plan dont le succès était assuré. « L’ennemi a cru que je me proposais de passer de vive force, par la seule force militaire de la flottille. L’idée de mon véritable projet ne lui est point venue ». Mémoire de toute évidence destinée à la postérité et à ancrer le mythe du chef génial trahi par ses subordonnés.

Au cours des semaines suivantes, de nouvelles instructions pleuvent. Il escadre devra appareiller de Cadix, gagner les côtes du royaume de Naples, y débarquer des troupes. Napoléon tient à châtier la reine Marie-Caroline, la « coquine », coupable d’avoir adhéré à la coalition. Il tient aussi, comme le souligne Decrès à Villeneuve, à obliger la flotte à agir. « Il veut atteindre cette circonspection qu’elle reproche à sa marine, ce système de défensive qui tue l’escadre et double celle de l’ennemi. Voilà ce que veut sa majesté ; elle compte pour rien la perte de ses vaisseaux, si elle les perd avec gloire ; elle ne veut plus que ses escadres soient bloquées par un ennemi inférieur et s’il se présente de cette manière devant Cadix, elle vous recommande et vous ordonne de ne pas hésiter à l’attaquer ».

Ces ordres comminatoires constituent déjà pour Villeneuve une condamnation cinglante de tout son comportement. À cette injure, s’ajoutent les reproches violents de l’Empereur que Decrès a été obligé de transmettre en les atténuant au maximum. De même, le ministre attend-il le plus possible pour annoncer à Villeneuve son remplacement par 1’amiral de Rosily. Le malheureux amiral va l’apprendre par la rumeur publique.

Trafalgar, une bataille livrée sans raison

Piqué au vif, Villeneuve va alors livrer, sans raison stratégique, la bataille qu’il a refusée en août au large de Brest. C’est avec une sombre ironie, qu’il déclare à Decrès le 28 septembre : « s’il ne manque que du caractère et de l’audace, je crois pouvoir assurer votre Excellence que la mission actuelle sera couronnée d’un brillant succès ».

Une occasion favorable semble se présenter le 20 octobre. L’escadre de blocus de Nelson se trouve amputée de six grands bâtiments pour une mission de convoi. Avec trente-trois vaisseaux, Villeneuve doit pouvoir en affronter vingt-six. Rangée tant bien que mal en ligne de file, la flotte combinée subit le choc le lendemain, au large du cap Trafalgar.
S’inspirant de l’exemple de Duncan à Camperdown, Nelson attaque en deux colonnes parallèles et disloque le centre et l’arrière-garde franco-espagnols. On retrouve à nouveau les bandes de frères. Les vaisseaux alliés sont assaillis par des groupes de trois ou quatre bâtiments anglais dont le feu se révèle dévastateur. Si Nelson est mortellement blessé sur le pont du Victory, la décision est acquise en moins de cinq heures. C’est un désastre pour la flotte combinée. Un vaisseau a sauté, dix-sept sont capturés, onze bâtiments plus ou moins avariés tentent péniblement de gagner Cadix.

À l’origine de ce désastre des causes déjà anciennes. D’abord la terrible supériorité du tir britannique. Les Anglais ne comptent que 402 tués et 1 139 blessé, alors que les pertes franco-espagnoles sont de 2 177 tués et 4 700 blessés. À la solidarité des capitaines de vaisseau britanniques s’oppose toujours le manque de cohésion des Alliés. « L’escadre d’observation » de Gravina qui devait rester à hauteur du centre ne fait qu’encombrer l’arrière et ne joue qu’un rôle passif tout au long du combat. Quant à l’avant-garde de Dumanoir, elle ne s’engage que timidement pour se dégager rapidement, ce qui ne l’empêchera pas, le 3 novembre, d’être complètement détruite au large du cap Ortegal.

L’impossible débarquement

L’échec de la manoeuvre de 1805 et le tragique épilogue de Trafalgar ont eu un retentissement énorme dans l’histoire, au point de faire oublier bien d’autres tentatives du même genre. À plusieurs reprises, la marine française seule ou en liaison avec les forces navales espagnoles, a préparé des débarquements en Angleterre. Toutes ces tentatives se sont soldées par des échecs. À cette occasion, force est de constater que l’incompétence de Napoléon n’a rien à envier à celle de ses devanciers, Seignelay, Pontchartrain, Choiseul, de Broglie ou Fleurieu et que le comportement timoré de Villeneuve trouve bien des exemples dans le passé.

Il suffit de rappeler qu’en 1692, le débarquement prévu en Angleterre doit être annulé après la défaite de Tourville à Barfleur et le désastre de La Hague. En 1696, une nouvelle tentative doit être abandonnée faute d’une concentration suffisante en Manche. En 1759, au cœur de la guerre de Sept Ans, le plan de Choiseul s’effondre après la défaite de l’escadre de Toulon à Lagos et de celle de Brest aux Cardinaux. La France et l’Espagne ne sont pas plus heureuses pendant la guerre d’Amérique. En 1779, l’escadre combinée de d’Orvilliers et de Cordova doit renoncer à pénétrer en Manche, victime d’une terrible épidémie. Une nouvelle tentative en 1781 échoue par manque de détermination de Guichen et de Cordova.

La stratégie indirecte pratiquée en mer du Nord et en Baltique par Napoléon trouve encore un précédent avec une première Ligue des Neutres dirigée en 1780 par les Pays-Bas excédés des arraisonnements de leurs navires de commerce par la Royal Navy. Le problème est réglé l’année suivante par la défaite infligée par Parker à la flotte hollandaise au Dogger Bank. L’expédition d’Égypte trouve encore un précédent dans l’affaire d’Irlande de 1690 avec la défaite du corps expéditionnaire de La Boyne.
De Vauban à Dönitz, la guerre au commerce ne permettra pas davantage de répondre à une question irritante : comment vaincre l’Angleterre. En attendant, après 1805, la réponse, comme on le constatera plus tard avec Hitler, semble dépendre de la domination du continent.

Philippe Masson est agrégé d’histoire, docteur ès-lettres et membre de l’Académie de Marine. Chef de la section historique du Service historique de la Marine, ancien professeur à l’École de guerre navale et à l’Institut Catholique, son oeuvre abondante, de tout premier plan, consacrée en particulier à l’étude raisonnée des grands conflits, a une audience internationale. « De la mer et de sa stratégie » est devenu un ouvrage classique dans lequel il analyse la guerre sous l’angle du combat entre terre et mer. C’est dans une guerre de ce type que Napoléon et Hitler (considérés en tant que chefs de guerre) seront vaincus par manque de maîtrise navale.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
400
Numéro de page :
27-45
Mois de publication :
mars-avril
Année de publication :
1995
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