Napoléon et l’Angleterre. 2. La marine et l’armée anglaises contre Napoléon (1805-1815)

Auteur(s) : MASSON Philippe
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Après Trafalgar la Royal Navy a gagné la partie, elle est maîtresse des mers. L'effort considérable de l'Empereur pour reconstituer une flotte et le renouveau de la course ne serviront qu'à une stratégie indirecte et défensive pour obliger l'Angleterre à maintenir sa marine à un haut et coûteux niveau en navires et en hommes. Mais le désastre naval de l'île d'Aix et la défaite terrestre de Vittoria en Espagne marqueront, entre autres, la vigueur de l'agressivité britannique. Pour ruiner l'Angleterre, le Blocus continental ne suffira pas et Napoléon cherchera la solution en Russie afin d'achever sa domination sur le continent. Comme l'écrit si justement Philippe Masson : « Par une ironie de l'histoire, au lendemain de l'échec de la bataille d'Angleterre de l'été 1940, Hitler en arrivera exactement à la même conclusion. Dans un cas comme dans l'autre, le sort de la lutte entre la puissance navale et la puissance terrestre se jouera dans les immenses étendues de l'Est sur un énorme coup de poker ».

Est-il bon de souligner que Trafalgar constitue une date capitale dans l'histoire de l'Empire, mais encore de toute la marine française. Que ce soit à l'heure de la colonisation ou pendant les deux guerres mondiales, cette marine ne connaîtra plus que des engagements mineurs. Le désastre de 1805 ne met pourtant pas fin à la guerre avec l'Angleterre. La lutte continue, en faisant appel à d'autres registres que la guerre d'escadre associée à des préparatifs de débarquement.
Pour certains, il s'agit d'une lutte sans espoir. Vision rétrospective, il est vrai, dont Jacques Bainville s'est fait un des meilleurs interprètes. « Napoléon devait s'adonner à cette tâche impossible d'obliger l'Angleterre, maîtresse absolue des mers, à capituler. Tout ce qu'il ferait procéderait de cette impossibilité. Il irait même inutilement jusqu'à Moscou, faute d'avoir pu passer le Pas-de-Calais ». Beaucoup plus récemment, Jean Tulard en arrive aux mêmes conclusions. « Après Trafalgar, l'Empereur est vaincu, sans le savoir encore ».

Il y a là une forte part d'exagération. Certes, Trafalgar écarte toute menace de débarquement. La Grande-Bretagne ne peut être vaincue sur son sol et la Grande Armée ne défilera pas à Londres. Il n'en reste pas moins qu'une puissance maritime ne peut, à elle seule, arracher la décision. L'issue de la lutte va dépendre de coalitions continentales dont le succès final n'était nullement assuré.
On le constate dès l'automne de 1805. Les victoires d'Ulm et d'Austerlitz mettent fin à la troisième coalition. L'Angleterre est à nouveau isolée et se trouve envahie par le découragement. à suivre la tradition, William Pitt en serait mort de douleur. « En quel état je laisse ma patrie », aurait-il murmuré pendant son agonie.

On peut croire à une nouvelle paix d'Amiens. Des négociations s'engagent entre Londres et Paris. Les débuts en sont prometteurs. Napoléon accepte de restituer le Hanovre, de garantir l'intégrité de l'empire ottoman. Il n'insiste plus pour l'évacuation de Malte. Il tient, en revanche, à conserver le royaume de Naples et réclame l'évacuation de la Sicile. De son côté, le cabinet britannique se refuse à l'abandon du Cap.
La rupture des négociations, en juillet 1806, ne tient pas au caractère inconciliable de ces exigences. Elle procède de la formation d'une quatrième coalition. Alexandre Ier renonce à une entente avec la France. Il prend la décision de recourir à nouveau aux armes, assuré de l'appui de la Prusse et bientôt du soutien financier de la Grande-Bretagne.
Là encore, les espoirs de Londres sont déçus. L'écrasement de la Prusse, la victoire de Friedland suivie de l'entrevue de Tilsit et de l'alliance de la France avec la Russie mettent fin à cette nouvelle coalition et renforcent l'hégémonie impériale sur la majeure partie de l'Europe. Wagram et la paix de Vienne en 1809 semblent consacrer cette hégémonie.

Pourtant, l'Angleterre ne cède pas. Il n'y aura pas de nouvelles ouvertures. Pour le cabinet britannique, cette prééminence française finit par constituer une source de faiblesse et recèle des germes de mort. Elle va à l'encontre du sens de l'histoire. C'est ce que souligne Canning. « Une telle situation est trop contraire à la nature même des choses pour pouvoir durer ». Le duel continue.

Reconstituer une marine

Au cours de cette lutte gigantesque, Napoléon éprouve tout d’abord un sentiment de découragement. Il est tenté de renoncer à la lutte sur mer. Il le reconnaîtra à Sainte-Hélène : « Moi-même, j’ai jeté le manche après la cognée après le désastre de Trafalgar. Je ne pouvais être partout. J’avais trop à faire avec les armées du continent ». En réalité, dès 1807, l’Empereur se ressaisit et entreprend de reconstituer une marine.
Pendant sept ans, il va accomplir un effort énorme, trop souvent négligé, sinon méconnu des historiens. Dans cette tâche, il va bénéficier d’un inestimable concours, celui du vice-amiral Decrès, ministre de la Marine sans interruption jusqu’en 1814 et encore pendant les Cent-Jours.

L’homme a cependant fait l’objet de jugements contradictoires et pas toujours flatteurs. Courageux au feu, remarquable administrateur, habile courtisan, Decrès apparaît cependant brutal, voire vulgaire. « Comme marin, soulignera Lecomte, très bourru, d’un caractère fort inégal, jetant à l’égard de ses subordonnés des saillies grossières. Aussi, tout en lui rendant justice, on ne l’aimait guère dans la marine ».
Le défaut principal de Decrès n’est pas là. Comme tous les officiers généraux de l’ancienne marine, le ministre est profondément sceptique. Il ne croit pas au redressement de l’instrument en pleine guerre. Il ne croit pas davantage au succès de l’extraordinaire aventure impériale. Il s’en ouvrira un jour devant un Marmont médusé. « Eh bien ! Marmont, vous voilà bien content parce que vous venez d’être fait maréchal. Vous voyez tout en beau. Voulez-vous que je vous dise la vérité, que je vous dévoile l’avenir ? L’Empereur est fou, tout à fait fou, et nous jettera tous, tant que nous sommes, cul par dessus tête et tout cela finira par une épouvantable catastrophe ».

En attendant, en vertu des directives de l’Empereur, Decrès entreprend un énorme effort de constructions neuves, à l’échelle d’un Empire en expansion constante. Sur l’Atlantique, Brest, soumis à un blocus britannique étouffant, en proie à une pénurie de matières premières, ne constitue plus qu’une base d’opérations. Les constructions s’adressent à Rochefort, à Lorient associé à Nantes, à Cherbourg en voie d’aménagement lié au Havre où affluent des approvisionnements venus par voie d’eau de tout le bassin parisien.

Mais, la grande pensée du règne concerne Anvers. Napoléon veut en faire un arsenal de construction, une base d’opérations, « un point d’attaque essentiel à l’ennemi » et en cas de revers, « un point de salut national », c’est-à-dire un camp retranché, susceptible d’accueillir une armée et de résister un an. Les résultats obtenus seront finalement médiocres, nullement à la hauteur d’énormes investissements.
A partir des 8 cales primitives, suivies de 6 autres, les lancements, nullement suivis obligatoirement d’achèvements, se limiteront à 19 vaisseaux et 3 frégates. Nombre de ces bâtiments construits à partir des bois de « fraîche coupe » des forêts de l’Ardenne ou de Rhénanie, n’auront qu’une longévité extrêmement courte. En 1812, Kersaint devra constater que des vaisseaux de moins de cinq ans sont déjà à demi-pourris.
La ville se trouve encore à 50 milles de la mer et la navigation par les deux bras de l’Escaut s’effectue par l’intermédiaire d’un chenal au trajet capricieux, sinueux et encombré de bancs de sable. Aussi, faut-il entreprendre à Flessingue la construction d’un avant-port dont l’accès à la mer, par une passe de 20 milles, apparaît également délicat.

En dépit de ces faiblesses, les Anglais ne dissimuleront pas leur admiration lors de l’occupation d’Anvers en 1814. L’amiral Martin écrira ainsi à Castelreagh : « Nous avons constaté que l’établissement naval d’Anvers avait atteint un développement dont, bien que prévenus, nous ne pouvions nous faire aucune idée. Cet établissement, par sa progression continuelle, aurait donné sous peu une telle augmentation de la flotte française qu’il aurait été impossible à l’Angleterre de l’égaler. Nous pouvons dire que la paix qui réduit ce port à un simple rôle de commerce est un événement aussi important pour nous qu’aucun autre de l’histoire ».

En Méditerranée, Toulon, bien approvisionné par le couloir rhodanien, enregistre des résultats plus qu’honorables. Deux ou trois vaisseaux sont construits par an, y compris la quasi-totalité des trois-ponts. Napoléon entreprend aussi l’aménagement d’un grand arsenal à La Spezia, bien loin d’être terminé cependant en 1814. Il fait construire à Venise, en dépit de la faiblesse des fonds qui oblige de recourir à des docks flottants ou chameaux. Dans l’esprit de l’Empereur, Trieste et Raguse (Dubrovnik) constitueront les bases d’opérations de l’Adriatique. Son intérêt se porte également sur Tarente.
Au total, un effort de construction nullement négligeable. En 1814, à la chute de l’Empire, la marine compte 70 vaisseaux et 45 frégates, en dépit de pertes considérables, évaluées, Trafalgar compris, à 80 grosses unités. En réalité, si on élimine les navires trop anciens ou trop rapidement construits, on arrive à un total de 55 vaisseaux seulement. On est loin de la Royal Navy qui, à son apogée, en 1812, alignera 125 vaisseaux, 145 frégates et plus de 400 bâtiments légers. En fait, à se référer aux périodes précédentes, il y a tout juste maintien des forces navales françaises.

Vaisseaux dépassés et manque d’équipages

S’il y a stabilité, il y a malheureusement régression qualitative. A la veille de la Révolution, la construction navale française ne le cédait nullement à celles des autres puissances maritimes, y compris la Grande-Bretagne. A la chute de l’Empire, la flotte française, isolée dans ses ports, a régressé par rapport aux grandes marines de l’époque comme celles de l’Angleterre ou des États-Unis. Cette régression concerne aussi bien la forme des coques, que les aménagements intérieurs ou la puissance de feu.

En 1819, Jurien de la Gravière, qui commande pourtant un vaisseau neuf le Centaure, en fera l’amère constatation lors de la visite aux Baléares du bâtiment britannique le Rochefort. Force est de constater que la batterie basse n’est pas à demi-submergée, que les parties hautes ont été avantageusement modifiées et qu’il est difficile de cacher son admiration devant la commodité des locaux intérieurs, la présentation des pièces d’artillerie, des nouvelles gargousses…
Comparé au Rochefort, le Colosse fait figure d’antiquité. « Avec son lest de pierre, ses câbles de chanvre séchant dans les batteries ou pourrissant dans la cale, ses tonneaux de bois où l’eau ne sortait que corrompue, ses longs mâts de hune chancelant sous une voilure démesurée, avec son pont coupé d’un gaillard à l’autre, sa poulaine à hauteur de la deuxième batterie, son monstre mythologique à cheval sur l’extrémité de la guibre, le Colosse ressemblait à une marine de Joseph Vernet ».

Cette flotte souffre encore d’un handicap majeur, le manque d’équipages confirmés. A la reprise de la guerre en 1803, force est de constater, une fois de plus, les insuffisances de l’inscription maritime, qui ne feront que s’aggraver. Le blocus britannique paralyse le grand commerce. Le recours à la course, les efforts désespérés pour prolonger la défense des colonies se traduiront, comme on le verra, par de trop nombreuses captures. Des milliers de marins se retrouveront prisonniers à bord des sinistres pontons britanniques. Dès 1807, l’arrondissement de Brest compte plus de 30 % de captifs. Force est de se rabattre sur les hommes de la pêche côtière ou du petit cabotage, totalement dépaysés à bord des gros navires de guerre.

Aussi, Decrès doit-il recourir aux expédients les plus classiques, avec l’enrôlement de force d’indigents, de miséreux, de résidus des bataillons ou d’enfants trouvés à l’origine de réactions brutales d’une partie de l’opinion qui dénonce le « massacre des innocents ». La marine procède à un recrutement dans toutes les régions d’annexion récente. Pays-Bas, Provinces hanséatiques. Les enrôlements concernent encore des Danois, des Dalmates et des Italiens. Au total, des équipages étrangement composites, à l’origine de sérieuses difficultés linguistiques et même alimentaires.

A la veille d’un appareillage à destination de l’océan Indien, une frégate armée au Havre embarque des Normands, des Bretons, des Flamands, des Génois, des Espagnols, des Portugais, des Américains et même des Noirs. A partir de 1812, le comportement de ces étrangers commencera à se dégrader sérieusement. Les refus d’obéissance, les mutineries, les désertions se multiplieront, à la mesure des déboires militaires de l’Empire.

La « militarisation » des marins

En attendant, pour tenter d’amalgamer des équipages composites, à base d’inscrits, de conscrits, d’étrangers et de soldats, Napoléon décide en 1808 la création de 50 bataillons de marine et 25 bataillons de flottille. Chaque bataillon doit constituer l’équipage permanent d’un vaisseau de 74 canons. Il comprend 450 hommes dont une centaine de soldats constituant la « garnison » du bâtiment. Aptes aux « manuvres basses », ces soldats doivent comme les marines britanniques, participer au combat et maintenir la discipline à bord.

En 1810, ces bataillons prendront le nom « d’équipages de haut bord » et de flottille. Une dernière organisation interviendra en 1813 avec la suppression des équipages de flottille dont les éléments seront versés à bord des vaisseaux. A l’apogée du système, chaque équipage comprend 5 ou 6 compagnies, soit de 700 à 900 hommes. Un équipage est prévu pour l’armement d’un vaisseau ou de deux frégates.

Indépendamment de la fusion entre des éléments divers, Napoléon, avec la création de ces équipages, poursuit un double objectif. Il tient tout d’abord à briser des réticences et développer chez les marins ce sentiment de fidélité à sa personne, si profondément ancré dans l’armée. Comme les régiments, les équipages de haut bord reçoivent des aigles et jurent de les défendre. Les meilleurs matelots, destinés à servir de modèle, sont versés dans les bataillons de marins de la Garde affectés aux vaisseaux les plus importants et à certains ports.

L’Empereur veut également militariser la marine. Les matelots reçoivent le même uniforme que les soldats avec capote et shako, celui-ci rapidement remplacé, il est vrai, par un chapeau rond en cuir bouilli avec cocarde. Les matelots reçoivent le même entraînement. En principe, ils sont aptes à combattre aussi bien sur mer que sur terre.
Jusqu’à Sainte-Hélène, Napoléon ne cessera de vanter les mérites de cette réforme. « Quelle plus heureuse idée que d’avoir deux services pour une seule paye. Ils n’ont pas été moins bons matelots et se sont montrés les meilleurs soldats ». En réalité, cette réforme sera fort mal accueillie comme le souligne un jeune marin. « La nouvelle organisation du corps m’a complètement dégoûté de la marine. Nous sommes payés comme des militaires, on nous fait des retenues pour linge, chaussures, qui emportent nos derniers appointements. Nous ne faisons plus rien que militairement, au point que nous oublierons maintenant que nous sommes marins. En voulant restaurer sa marine, notre Empereur lui a porté le dernier coup, car en voulant faire des marins et des soldats, il ne parviendra ni à l’un ni à l’autre ».

LES CONSEILS DE LA MARINE
C’est pendant la période où la marine reste bloquée dans les ports et perd toute chance de prendre le dessus sur la Royal Navy qu’elle se voit dotée d’excellentes institutions.
Le 22 juillet 1906 est créé un Conseil de marine chargé de juger la conduite des officiers généraux ou supérieurs ayant reçu un commandement, dans le domaine des opérations comme dans celui des dépenses.
Un autre conseil de marine fut constitué le 24 juillet 1810. Il comprenait quatre officiers conseillers d’État placés auprès du ministre et chargés de l’administration générale et financière à l’exclusion des problèmes militaires.
Un conseil des constructions navales créé le 29 mars 1811, composé de quatre personnes (un amiral et trois ingénieurs) fut chargé de toutes les constructions et réparations de la flotte.
Cest trois conseils s’ajoutaient au conseil des travaux maritimes créé le 7 février 1800, chargé des ports et au conseil des prises, le 27 mars suivant.
Dissoutes en 1814, ces institutions qui s’inspiraient peu ou prou de leurs devancières d’Ancien régime furent bientôt rétablies.

Un état d’esprit critique et indépendant

Napoléon reconnaîtra cette répugnance, sans jamais vouloir admettre les effets mitigés de sa réforme. « Quelle force de volonté, je dus employer pour parvenir à donner un uniforme à nos pauvres matelots, à les enregistrer, à leur faire l’exercice ». De fait, les marins déplorent de ne plus pouvoir s’habiller à leur fantaisie. La fierté des gabiers, en particulier, se manifestait alors par des boucles d’oreille, une longue chevelure nouée à hauteur de la taille par un gros nud de ruban noir, un chapeau de castor, un pantalon bleu largement évasé par le bas, une cravate de soie noire, un gilet de drap écarlate et des souliers pointus ornés d’une boucle d’argent. Le matelot d’élite savait danser, marcher les pieds en dehors et mettait un malin plaisir à provoquer en duel les canonniers ou les soldats de la garnison des vaisseaux.

Résultats tout aussi mitigés avec le corps des officiers. Jamais, les cadres de la marine n’éprouveront à l’égard de la personne de l’Empereur l’attachement quasiment mystique de leurs camarades de l’armée de terre. Persistent l’esprit critique, de dénigrement, et même d’indiscipline hérités de l’ancienne marine. A en croire Lecomte, « les officiers, tous de provenance différente, s’aimaient peu entre eux ; il n’y avait pas d’esprit de corps. A compter des plus ignorants jusqu’aux plus instruits, il régnait une sorte de fatuité, de présomption et d’orgueil qui était plus que ridicule. La subordination était plus que compromise, chacun, quelque infime que fut son grade, se croyait plus habile, non pas seulement que son chef plus immédiat, mais même que l’officier le plus élevé en grade… C’était, je pense, avec raison que l’on attribuait en général à cet esprit d’insubordination le défaut d’unité qui avait manqué aux combats de nos escadres et qui avait principalement causé nos désastres maritimes ».

Cette indiscipline se retrouve dans la tenue. Le décret imposant le port de l’uniforme est ignoré « La mode régnait dans la marine, poursuit Lecomte, et chacun s’habilla selon le goût donné par quelques-uns ; aussi, l’aspect qu’offrait une réunion d’officiers était-il bizarre. Les uns se coiffaient d’un énorme claque, les autres d’un chapeau d’uniforme porté indifféremment soit en pointe, soit en bataille… Les uns portaient des culottes, les autres des pantalons ; on portait des bottes selon son goût ou selon sa jambe, soit avec des revers jaunes, ou bien avec la botte russe qui était la plus élégante. Il y en avait même qui avaient adopté la botte à l’écuyère ! Nous détestions les Anglais et nous voulions faire de l’anglomanie ! ».
Un élément majeur explique encore, tout autant que l’atavisme, cet esprit de fronde et cette volonté de se singulariser. Alors que l’armée, tout au moins jusqu’en 1812, accumule les victoires, la marine ne connaît que les défaites à répétition, ou bien l’inaction morose des rades ou la tâche peu exaltante des escortes de convois côtiers.

Escadres de parade

Dernière faiblesse enfin, le caractère artificiel de l’entraînement, qui ne s’effectue pratiquement qu’en rade. Certes, les résultats sont, en apparence brillants. A Toulon, à suivre Baudin, les mouvements d’appareillage de l’escadre se faisaient tous à la fois, « quelle que fut la direction du vent ». « L’escadre revenait de même au mouillage, trente vaisseaux et frégates se croisant dans tous les sens ».
A Brest, l’amiral Hamelin, dit Tourmentin, obtient des résultats du même ordre. D’après Jurien de la Gravière, « on en était venu à ne plus tenir compte du vent ou du courant… Tous les vaisseaux partaient à la fois comme une volée de perdreaux ; tous revenaient prendre leurs amarres avec un aplomb magistral ! Les Anglais, à coup sûr, n’auraient pas mieux fait ».

Cette virtuosité ne doit pas faire illusion. Il ne s’agit que d’escadres de parade. Personne ne se hasarde à affronter la force du blocus britannique. A Brest, Hamelin ne dépasse pas Bertheaume et se garde bien d’attaquer la rade de Douarnenez où les Anglais mouillent en toute tranquillité. A Toulon, les sorties ne s’effectuent que de jour et les exercices se déroulent dans la rade des îles d’Hyères, à l’abri de puissantes batteries de côte. A la fin de l’Empire, l’escadre d’Anvers n’a pas encore fini d’explorer le chenal de l’Escaut et n’a pas atteint une seule fois la haute mer.

Aussi, ne peut-on s’étonner qu’indépendamment des opérations de secours aux colonies, la moindre sortie se solde par de sérieux déboires. En octobre 1809, alors qu’elle tente de relier Toulon à Barcelone, la division Baudin perd deux vaisseaux. En mars 1811, au cours d’une croisière en Adriatique, à partir d’Ancône, la division Dubourdieu perd 4 frégates sur 6. En février de la même année, à peine sorti de l’arsenal de Venise, le vaisseau le Rivoli est enlevé par le Victorious. On peut multiplier les exemples.

Le renouveau de la course et sa décadence

En dépit de ses faiblesses, cette marine est sollicitée à l’extrême. L’Empereur ne la ménage pas. Il attache, pour commencer, une importance extrême à la course, dans le but de porter des coups sévères au commerce britannique et d’alourdir les tâches de la Royal Navy. Cette course met en jeu des bâtiments de guerre isolés, des escadres légères composées généralement de frégates, voire de quelques vaisseaux. Ces unités agissent en liaison avec une course privée. Dès 1803, on voit ainsi réapparaître dans l’océan Indien des hommes comme François Lemême, Dutertre, Courson et surtout Robert Surcouf. A la tête du Revenant de 18 canons, dont le nom n’obéit pas au hasard, Surcouf effectue de 1807 à 1809 une belle campagne dans l’océan Indien avant de rejoindre Saint-Malo.

Comme par le passé, le théâtre principal de la course concerne la Manche et les mers du Nord, y compris la Baltique grâce aux possibilités offertes par les ports de la Prusse occupée. Elle bénéficie de l’appui de corsaires danois, après le second bombardement de Copenhague de 1807. A partir de 1812, des corsaires américains opéreront à leur tour au nord des îles britanniques.

La course s’applique également au trafic britannique en Méditerranée à partir des ports français et italiens, comme Naples ou Ancône, des îles ioniennes, voire de certaines bases d’Afrique du nord, comme Tarifa ou Ceuta. Les Antilles constituent aussi un secteur actif de la guerre commerciale. A partir de la Martinique et de la Guadeloupe, des petits bâtiments armés s’attaquent à l’intense trafic local qui relie les possessions britanniques.

L’océan Indien constitue une zone d’action privilégiée. Dès 1803, la division de l’amiral Linois opère à partir de la Réunion ou de l’île de France. Elle est rejointe à partir de 1808 par la division Hamelin composée d’officiers jeunes, entreprenants comme Hamelin lui-même, Baudin, Bouvet ou Duperré. Cette course enregistre de brillants succès dans le golfe de Bengale.

Avec les équipages bien amarinés par de longues croisières, ces forces sont en mesure d’affronter les Anglais avec succès. Le 23 août 1810, la division Hamelin forte de 4 frégates inflige une sévère leçon à la division Willoughby d’une force équivalente et qui a osé pénétrer dans la rade de l’île de France. Deux frégates anglaises doivent s’échouer et sont incendiées. Une troisième amène son pavillon. Quant à la quatrième, elle est interceptée et capturée par deux bâtiments français restés au large.
Cette bataille du Grand Port, célébrée à l’envie pendant tout le XIXe siècle, constitue la seule victoire de la marine de l’Empire.

La course française, militaire ou privée, atteint son apogée en 1810 avec plus de 600 prises contre moins de 400 en 1804. Ces chiffres ne doivent cependant pas trop faire illusion. Ils concernent une marine marchande imposante pour l’époque de 2,5 millions de tonnes, avec 24 000 navires et 164 000 matelots. En dix ans, la valeur des prises ne dépassera pas 13 millions de livres sur un volume d’échanges de 2 350 millions. La faiblesse relative des résultats se traduit par la baisse des taux d’assurances tombée à 6 % en 1810 au lieu de 12 % en 1801 et de 50 % pendant la guerre d’Amérique.

A partir de 1812, c’est l’effondrement. Les prises tombent à 371 en 1813. Cette chute s’explique par les mesures de protection prises par la Royal Navy. Dans les zones de trafic intense comme la Manche, la marine britannique pratique le système des routes patrouillées. Sur les grandes routes commerciales, l’Amirauté pratique le système des convois protégés. L’importance de ces convois est extrêmement variable, de 100 à 1 000 voiles. Leur fréquence également. De l’ordre de la semaine pour la mer du Nord, tous les quinze jours pour la Baltique, tous les mois pour les destinations lointaines, Amérique du Nord, Antilles, Péninsule ibérique, Extrême-Orient.

La chute des résultats tient également à la disette de matelots. La course de l’Empire se traduit par la perte de 450 navires et la capture de 27 000 matelots. En raison de cet épuisement du capital maritime, le nombre de corsaires armés passe de 200 en 1810 à 93 seulement en 1812. Dernier handicap, la perte des points d’appui d’outre-mer. Les Anglais s’emparent de Saint-Pierre et Miquelon et du Cap dès 1806, de Curaçao en 1807, de la base danoise d’Anhalt en 1809. Les résultats décisifs sont obtenus au cours de l’année suivante avec l’occupation complète de la Guadeloupe et de la Martinique, de la Réunion et de l’île de France.

L’effort de la marine pour les colonies

Pourtant, l’Empereur a exigé de la marine un effort considérable pour assurer la survie de ces colonies, en particulier des Antilles. A plusieurs reprises, des divisions bondées d’hommes et de matériel appareillent de Brest, de Lorient ou de Rochefort. Les résultats sont le plus souvent désastreux. Le 6 février 1806, la division Leissègues forte de 5 vaisseaux est détruite en quelques heures au large de Saint-Domingue par les 7 bâtiments de Duckworth à peine supérieurs en puissance de feu.
Quant à la division Willaumez, qui a appareillé simultanément de Brest, elle réussit à débarquer des troupes à la Martinique. Mais, au retour, elle est disloquée par une tempête, le 19 août 1806, et attaquée par l’escadre de Cochrane. Un vaisseau est enlevé, deux autres réussissent à gagner les États-Unis où ils seront vendus. Trois bâtiments atteignent cependant Brest. Quant au quatrième, le Vétéran, commandé par Jérôme Bonaparte, il est intercepté par une croisière anglaise. Il parvient cependant à trouver refuge dans le petit port de Concarneau où il restera bloqué jusqu’en 1814. Au total, l’envoi des deux divisions s’est soldé par la perte de 9 vaisseaux.

En dépit de ce désastre, trois divisions sont encore envoyées en 1806 depuis Lorient, Cadix et Rochefort, pour ravitailler le Sénégal et les Antilles. Au prix de la perte de deux frégates, les deux premières réussissent à atteindre leurs objectifs. En revanche, la division du capitaine de vaisseau Soleil, forte de 4 frégates, est interceptée dès sa sortie de Rochefort et intégralement détruite. Dès lors, les liaisons avec les Antilles ne sont plus assurées que par des bâtiments légers isolés.

Toutefois, en 1809, Napoléon tente un ultime effort pour sauver la Martinique et la Guadeloupe, à la dernière extrémité. L’opération doit mettre en jeu toutes les forces de l’Atlantique. Mais, à Rochefort, Willaumez et Bergeret, qui disposent de 8 vaisseaux, n’osent affronter la croisière anglaise. L’appareillage n’a pas lieu. En revanche, à Lorient, Troude se décide à sortir. Un premier engagement sur les côtes de Vendée se traduit par la perte de trois frégates. Troude réussit cependant à atteindre les Antilles, mais trop tard. La Martinique vient de capituler et la Guadeloupe est inaccessible. Au retour, il perd encore un vaisseau, mais finit par atteindre Brest avec les deux derniers. La même année, trois frégates naviguant isolément sont encore interceptées et détruites.

Le désastre de l’île d’Aix

Nullement découragé, l’Empereur regroupe à Rochefort toutes les forces de l’Atlantique, sous les ordres de l’amiral Allemand qui dispose de 11 vaisseaux et de 4 frégates. Le plan d’opérations va être tué dans l’uf par les Anglais. Dans la nuit du 11 au 12 septembre, l’amiral Gambier, qui commande l’escadre de blocus britannique lance contre la rade de l’île d’Aix une attaque de brûlots.
L’attaque provoque une immense panique. Perdant la tête, les commandants coupent leurs amarres, laissent dériver leurs bâtiments qui se heurtent les uns contre les autres. L’artillerie est jetée par dessus bord. Certains navires sont désertés par les équipages. L’aube se lève sur un tableau de désolation. La plupart des bâtiments sont échoués, abandonnés. Quatre vaisseaux et une frégate ont été incendiés.
En France, le retentissement de l’affaire est énorme et contribue, davantage encore peut-être que Trafalgar, à aggraver le découragement. D’après Jurien de la Gravière, « ce dommage moral fut bien le plus grand tort que nous firent les Anglais. Pour la première fois peut-être depuis 1793, on entendit les équipages vanter l’audace de nos ennemis ».

Un bilan décevant

En définitive, les sorties d’entraînement, la course, les opérations en faveur des colonies, se soldent par des pertes prohibitives. De 1805 à 1810, indépendamment de Trafalgar, du cap Ortegal ou de la reddition de Cadix liée à l’affaire d’Espagne, la marine française perd au combat 20 vaisseaux, 50 frégates et plus de 40 navires légers. Au cours de la même période, la Royal Navy ne voit disparaître que 7 frégates et 33 navires légers !
Les causes de ces désastres n’ont rien d’original. Tous les rapports d’opérations soulignent le manque de cohésion et d’entraînement des équipages, la formation insuffisante des officiers dont le commandement est souvent méconnu. Tout le monde se plaint encore de la totale inefficacité du tir des canonniers.

Cette faille majeure s’explique par un entraînement insuffisant. L’instruction accorde la primauté à la navigation, et à la manuvre au détriment du tir. Comme le prouve le manuel d’instruction de 1811, l’exercice du canon reste toujours inspiré par des conceptions périmées. Alors que les Anglais pratiquent le tir « plein bois » extrêmement meurtrier pour le personnel, les Français s’obstinent à tirer, à démâter. Comme le soulignera le prince de Joinville, « au boulet anglais qui nous tuait une vingtaine d’hommes, le boulet français répondait en coupant un mince cordage ou en faisant un trou dans la voilure ». L’artillerie française souffre encore d’un matériel désuet qui ignore les innovations britanniques, comme les platines à silex, les gargousses de flanelle qui datent pourtant d’un demi-siècle.

Dans toutes les rencontres, la dissymétrie des pertes est accablante. Lors de la bataille de Saint-Domingue, en février 1806, les Anglais ne comptent que 338 tués et blessés contre 1 510 pour les Français, sans oublier 1 530 prisonniers. Le combat du Rivoli contre le Victorious se solde par 140 morts et 208 blessés chez les Français contre 25 et 90 chez l’adversaire. Au total, en cinq ans, les seules opérations coloniales provoquent la perte de 25 000 matelots.

Des plans irréalistes pour une réelle manoeuvre d’intoxication

En dépit de tous ces déboires, Napoléon, à partir de 1808, s’obstine à multiplier des plans d’opérations de grande envergure. Tous les ans, des armements considérables concernent les principales escadres avec réunion et embarquement de troupes. En 1810-1811, alors que la paix est rétablie sur le continent, l’Empereur compte mettre en branle toutes les forces navales éparpillées depuis le Texel jusqu’à Naples. Avec 30 000 hommes à bord, l’escadre de Toulon déclenchera des opérations combinées contre la Sicile et l’Égypte. Celle de Brest entreprendra la reconquête du Cap. Quant à l’escadre d’Anvers, avec 30 000 hommes de troupe, elle sortira de l’Escaut, menacera l’Irlande, opérera ensuite aux Antilles, avant de reprendre la Guyane hollandaise et d’attaquer les possessions britanniques.

Quant au plan de campagne prévu pour 1812, il est de la même encre. De la mer du Nord à la Méditerranée, il doit mettre en jeu 104 vaisseaux appuyés par les flottilles de la Manche, des flottes de transport réunies au Texel, dans l’Escaut, à Cherbourg et en Méditerranée et susceptibles de porter 200 000 hommes. « Ce déploiement de forces, souligne l’Empereur, mettra l’Angleterre dans une position bien différente de celle d’aujourd’hui ». A Sainte-Hélène, il ne pourra s’empêcher d’évoquer cette grandiose combinaison, qui aurait permis de jeter 100 000 hommes en Irlande ou en Angleterre même. « Mon grand objet était de pouvoir concentrer à Cherbourg toutes nos forces maritimes et, avec le temps au besoin, elles eussent été immenses afin de pouvoir porter le grand coup à l’ennemi.
« J’établissais le terrain de manière à ce que les deux nations eussent pu pour ainsi dire se prendre corps à corps. Et l’issue ne devait pas être douteuse, car nous aurions été 40 millions de Français contre 15 millions d’Anglais. J’eusse terminé par une bataille d’Actium ».

Ces plans d’armement laissent rêveur. Ils ne correspondent nullement aux forces disponibles. En 1812, toutes les escadres réunies n’alignent pas 100 vaisseaux, mais la moitié à peine. Des armements aussi grandioses auraient posé des problèmes quasiment insurmontables, concernant aussi bien la réunion des approvisionnements que la mobilisation des équipages, sans parler des déficiences de l’entraînement et de la faiblesse combative.
En réalité, Napoléon n’est pas dupe. Ces plans d’armement ne constituent qu’un gigantesque bluff, une énorme manuvre d’intoxication. En multipliant ces projets, l’Empereur tient à maintenir les escadres en haleine, à éviter pour les équipages l’inaction mortelle des rades. Mais, l’objectif principal n’est pas là. Par ces préparatifs, ces plans d’expédition lointaines, il veut obliger l’Angleterre à maintenir, à renforcer même un dispositif naval particulièrement dispendieux, en dépit d’une maîtrise de la mer théoriquement acquise.

Une fois l’impulsion donnée, Napoléon se désintéresse d’ailleurs de ses projets et n’en suit pas l’exécution. La concentration de troupes prévue en 1811 n’intervient pas et le plus clair de l’affaire se résume à la nomination du maréchal Ney au commandement du secteur du Pas-de-Calais.
La correspondance trahit, en réalité, les véritables intentions de l’Empereur. « Il ne faut pas, souligne-t-il en 1807, que mes escadres restent comme des cadavres, il faut qu’elles se tiennent toujours en situation d’appareillage […] Il leur faudra d’ici le mois d’août doubler leur marine, de la dépense d’argent, presse de matelots et croissance de dangers ». « J’espère, explique-t-il à Decrès, que vous comprenez mon système de guerre. L’Angleterre a cette année emprunté un milliard, il faut la harasser de dépenses et de fatigues ». Thème déjà ancien, évoqué au moment de la campagne d’Égypte.

Au moment des grands armements de 1811, le discours reste le même. « Je ne veux pas que mes escadres sortent, mais qu’elles soient approvisionnées comme si elles devaient sortir. Je désire faire tout ce qui est nécessaire pour donner à ces flottes de l’Escaut et de Toulon un aspect menaçant ». Pour convaincre les exécutants de la réalité de ces projets, Napoléon insiste pour que des courriers portent fréquemment aux commandants des ordres cachetés à n’ouvrir qu’en mer. Les vaisseaux doivent avoir six mois de vivres et l’embarquement de ces vivres doit intervenir au moins deux fois par an, afin que les escadres se croient vraiment en appareillage.

La marine instrument de stratégie indirecte

En fin de compte, la marine s’intègre dans le cadre d’une stratégie indirecte. Elle devient un des instruments du système ou du blocus continental. Par ses armements fictifs, elle doit contribuer à alourdir les charges du trésor britannique, le poids de la dette et participer à la ruine d’une économie dont Napoléon ne cesse de dénoncer la fragilité et qui repose sur les échanges et le crédit.

Quel a été le résultat de ces imposantes démonstrations ? Certainement pas négligeable. De 1793 à 1814, les dépenses militaires britanniques n’ont cessé de s’alourdir passant de 7,2 à 72,5 millions de livres, une somme considérable pour l’époque, à l’origine d’une fiscalité sévère, d’un endettement considérable et d’une très grosse inflation. En dépit de victoires à répétition, la Royal Navy a poursuivi son développement jusqu’en 1810-1812, au point d’atteindre, comme on l’a déjà vu, 125 vaisseaux et 145 frégates, un ensemble qui n’avait jamais été atteint au cours des conflits précédents et que l’on ne retrouvera plus, au temps de la marine à voile. De 1805 à 1809, cet essor a entraîné une augmentation notable des crédits de la Royal Navy passés de 12,5 à 19,5 millions de livres.

Les plans d’armement de l’Empereur se heurtent cependant au scepticisme des marins britanniques. Certes, dans une étude officieuse de 1811, inspirée par l’Amirauté, le Naval Register souligne l’énorme effort accompli par le régime impérial qui conduit à la construction d’une flotte « d’une formidable apparence ». « Mais jusqu’à présent, ajoute-t-il, cette flotte n’a montré aucune des qualités nécessaires à la tâche infiniment délicate de se mesurer avec la puissance maîtresse des mers. Jamais, depuis le début de la guerre, la marine française n’a fait preuve de si peu d’audace et, dans les rares rencontres qui se sont produites, elle a prouvé qu’elle ne constituait pas encore un adversaire digne de ce nom ».

Les crises économiques de l’Angleterre

En définitive, à partir de 1809-1810, l’effort naval français s’intègre dans la guerre économique déclenchée par Napoléon et dont les effets ont été sévères. A deux reprises, au moins, le Blocus continental a ébranlé l’économie britannique. Ces crises se sont produites pendant les périodes où la paix se trouvait rétablie en Europe et les moments de guerre se traduisent par un redressement de l’Angleterre.

Le premier ébranlement sérieux intervient en 1807-1808, au lendemain de Tilsit. à cette date, Napoléon réussit à dresser contre l’Angleterre la quasi-totalité des États européens depuis le Portugal jusqu’à la Russie. Les exportations britanniques passent de 41 millions de livres à 35. Le commerce vital de la Baltique avec les importations de céréales et de munitions navales (bois, poix, chanvre), en échange de denrées tropicales et de produits fabriqués, s’effondre littéralement. La baisse du trafic entraîne une crise industrielle sévère, notamment dans le textile.
Parallèlement, l’économie française connaît un boom et développe ses exportations à travers tout le continent.
L’Angleterre résiste cependant. Elle maintient ses positions en Méditerranée. Par le deuxième bombardement de Copenhague en 1807, elle oblige le Danemark à maintenir la liberté de passage des détroits. La riposte britannique développe également une énorme contrebande à partir de dépôts installés à Helgoland, Göteborg, Malte ou Lissa. Dans la Manche, des centaines de contrebandiers, les smogglers déversent des marchandises sur les côtes de France malgré une étroite surveillance.

Avec le retour de la guerre en 1808-1809 ­- affaire d’Espagne et campagne d’Autriche – la crise britannique est surmontée, les pertes réparées et on assiste à une reprise spectaculaire des exportations qui dépassent le niveau de 1806. La Grande-Bretagne exploite à merveille le relâchement de la vigilance française.
Le retour de la paix au lendemain de Wagram se traduit par une nouvelle crise, beaucoup plus sévère que la précédente, d’autant plus qu’elle coïncide avec une rupture entre l’Angleterre et les États-Unis. Les exportations s’effondrent, passant de 61 millions de livres en 1810 à moins de 43 l’année suivante. Pour l’heure, l’Autriche et la Russie respectent le blocus. Il en est de même de la Suède avec l’avènement de Bernadotte.
L’effondrement des échanges se traduit par une nouvelle crise industrielle. Toutes les régions manufacturières sont touchées. Le chômage, la baisse des salaires entraînent des émeutes, des incendies de fabriques, le « luddisme » la destruction des machines accusées de supprimer des emplois. L’armée doit intervenir. L’inflation s’aggrave et atteint le niveau record de 860 millions de livres.

L’obstination anglaise « il faut détruire la France »

La volonté de lutte n’en persiste pas moins, comme le constate le général Pillet, alors prisonnier en Angleterre. « J’ai vu toutes ses manufactures sans ouvrage, son peuple travaillé par la famine et accablé d’impôts, son papier-monnaie discrédité chaque jour par la nécessité d’acheter de l’or pour subvenir aux premiers besoins et payer les armées ; j’ai vu ses rivages menacés… J’ai vu ses armées se fondre en Espagne, et le gouvernement anglais obligé, pour prévenir leur anéantissement total, de détruire dans les Trois Royaumes la population, dans une proportion bien autrement effrayante que ne l’est aucun des appels faits à notre population ; enfin se créer, dans son propre sein, des émeutes pour augmenter, par la terreur, le nombre de ses recrues, et j’ai vu le peuple anglais, au milieu de toutes ces calamités, j’ai vu ce peuple qui ne sait faire la guerre que par l’ambition dévorante de s’emparer du commerce du monde entier, dont la sûreté politique ne pouvait, sans aucun rapport, être mise en danger par la paix, s’écrier de toutes parts : « Il faut détruire la France ; il faut que le dernier de ses habitants périsse ; il faut, pour obtenir ce résultat, employer notre dernier homme en état de porter les armes et notre dernière guinée ».

Cette volonté de lutte à outrance contre la Révolution et le perturbateur continental va de pair avec une haine farouche contre les Français. Cette haine est soigneusement entretenue par le gouvernement, le Parlement, la presse et les églises. Evêques et ministres protestants lancent du haut de leur chaire mille malédictions contre les Français. Même constatation chez le chirurgien Bertin, chargé d’une mission d’inspection auprès des prisonniers de guerre français : « Les Anglais eux-mêmes nous donnent des leçons de patriotisme… J’insiste particulièrement sur ces considérations, car je désirais qu’elles puissent contribuer à nous arracher à cette apathie, à cet engourdissement funeste qui pèse particulièrement sur nos grandes villes où, tandis que nos braves défenseurs versent leur sang pour conquérir la paix et assurer à la France la prépondérance que lui dispute la maison d’Autriche, on voit trop de personnes apprendre avec la même indifférence et nos succès et nos revers ».
Ce contraste surprend encore les prisonniers évadés d’Angleterre, à leur retour en France, comme le baron Bonnefoux : « Ce qui excita mon étonnement fut le mécontentement absolu des esprits que j’avais cru trouver sous le charme magique des exploits de Napoléon. Je ne tardai pas à être détrompé : partout, des impôts écrasants qui se reproduisaient sous mille formes ; un despotisme qui n’avait aucun frein ; des levées d’hommes qui ne laissaient plus dans l’intérieur que des vieillards, des femmes ou des enfants, une police, enfin, qui s’attachait à tout, dénonçait tout, punissait tout. On ne se plaignait pas, car on n’osait pas se plaindre, mais l’on gémissait comme si l’on eût été étouffée entre deux matelas ».

En attendant, la Grande-Bretagne contre-attaque. Elle met l’accent sur certains marchés, le Canada, les Antilles et surtout l’Amérique latine devenue une aire privilégiée depuis l’intervention française au Portugal et en Espagne. Elle profite également de la crise qui s’abat dans l’Empire français, à la différence de la période précédente. En raison du blocus britannique, les fabricants manquent de matières premières, de coton, de soie grège, en particulier. Leurs produits jugés trop chers et de mauvaise qualité sont boycottés par les acheteurs du reste de l’Europe. Ce rejet facilite la contrebande britannique.

Napoléon réagit. La Banque de France accorde des crédits. On tente, sans grand succès, des cultures de remplacement. Par une ironie de l’histoire, Napoléon doit se livrer à des entorses au blocus par les accords de Trianon de 1810. Des licences autorisent des importations en Angleterre de coton, de soie, de grège, de fers, voire de sucre et de café. Dans l’esprit de l’Empereur, ce système doit aggraver l’hémorragie de métaux précieux britanniques, acculer à la faillite une économie mercantile qu’il s’obstine à juger fragile. En réalité, l’effondrement attendu ne se produira pas et c’est l’Empire français qui, après un bref redressement, s’enfoncera à nouveau dans la crise à partir de 1812.

La stratégie périphérique de l’Angleterre

La lutte indirecte menée contre l’Angleterre a encore des effets pervers. Elle entraîne l’Empereur à multiplier les annexions et à rompre avec le Pape, rupture mal ressentie par les catholiques. Elle se trouve à l’origine de la malheureuse intervention de 1808 dans la Péninsule ibérique. Napoléon veut intégrer le Portugal dans le Blocus continental. En marge de la politique familiale, il tient également à régénérer, à réorganiser l’Espagne. Il est inspiré par la volonté, comme le soulignera Fugier « de pousser à un meilleur rendement financier et maritime surtout la vieille alliée dont on avait déjà tiré tant de choses et qui pouvait donner tellement plus ». En mettant fin au désaccord et au gaspillage, Napoléon se berce de l’illusion de disposer de 30 vaisseaux et de 30 000 marins. Il compte encore dégager les restes de la flotte de Villeneuve réfugiés à Cadix.
Enorme erreur de calcul, qui va déboucher sur un soulèvement populaire, les redditions humiliantes de Cintra et de Baïlen et la campagne avortée de l’hiver 1808-1809, interrompue par les préparatifs militaires de l’Autriche. L’Espagne va enfin donner à l’Angleterre un théâtre à sa mesure.

De fait, depuis Trafalgar, grâce à l’écrasante supériorité de la Royal Navy et de la liberté des routes maritimes, Londres joue en virtuose de tous les ressorts de la stratégie périphérique. De solides corps de troupes, 15 000 hommes dans les îles anglo-normandes, 50 000 en Angleterre même, laissent planer des menaces de débarquement sur les côtes françaises.
La démonstration d’un corps de 15 000 « habits rouges » en Baltique oblige Napoléon en 1808 à maintenir des forces importantes en Allemagne du Nord. L’échec de l’affaire de Walcheren, l’année suivante, qui ne permet pas d’enlever Anvers, n’en provoque pas moins une émotion considérable en France, à un moment où l’Empereur est engagé en Autriche. Fouché procède à une levée massive de gardes nationaux. Dans la crainte d’une « descente », Napoléon fait fortifier tous les ports de la Manche et de la mer du Nord, le Havre en particulier, et même le port de Paris.
Le rendement de l’armée britannique apparaît alors excellent. « Avec 30 000 hommes, l’ennemi m’en immobilise 300 000 », souligne l’Empereur. De fait, 100 000 soldats réguliers, sans parler de la garde nationale et de la gendarmerie semblent tout juste nécessaires pour protéger les points les plus menacés. C’est avec une énorme appréhension que Napoléon se verra contraint, en 1813, d’affaiblir ce dispositif, tout en réduisant les garnisons des vaisseaux.

En Espagne, enfin, la Grande-Bretagne trouve l’occasion d’ouvrir un véritable second front. Grâce à l’appui venu de la mer, l’armée de Moore, puis de Wellesley, le futur lord Wellington, va mener une campagne habile au Portugal, résister aux assauts de Masséna en 1810-1811 sur les lignes de Torres Vedras, près de Lisbonne, avant de prendre l’offensive dans le nord de l’Espagne et remporter, le 21 juillet 1813, la victoire de Vittoria.

Vittoria, une défaite méconnue

Le succès britannique s’explique par la solidité de l’armée anglaise, le soutien logistique de la Royal Navy, l’appui des guerilleros et l’obligation pour les maréchaux de Napoléon, indépendamment de leurs disputes, de consacrer les deux tiers de leurs effectifs, près de 150 000 hommes, à la défense de leurs lignes de communications et à la protection de côtes menacées en permanence par des débarquements.
En dépit d’une tendance générale à négliger ou à minimiser l’événement, Vittoria constitue une des batailles décisives de l’histoire. Son retentissement est énorme dans toute l’Europe. Beethoven lui consacre une de ses symphonies. Associée à l’intransigeance de Napoléon, la victoire de Wellington contribue à la rupture des négociations de Prague. Elle réchauffe les ardeurs de la Prusse et de la Russie et incite la Suède et l’Autriche à prendre les armes. Après le désastre de Russie, Vittoria constitue l’élément catalyseur qui va conduire à une coalition générale et au dernier acte du drame.

La forteresse Europe encerclée

Simultanément, la Royal Navy exerce une pression constante sur tout le littoral de l’Empire. Alors que les troupes napoléoniennes promènent leurs étendards victorieux à travers toute l’Europe et font des entrées fracassantes à Vienne, à Berlin, à Madrid ou à Moscou, le « front », si l’on peut s’exprimer ainsi, passe à moins de 200 km de Paris et s’identifie à l’immense périphérie de l’Empire.
Devant tous les grands ports de guerre, des escadres exercent un blocus rapproché, permanent et humiliant. Ce blocus concerne également les ports secondaires. Pendant les dernières années du régime, Jurien de la Gravière constatera que « les Britanniques ne laissèrent plus un port de la Méditerranée ou de l’océan qui ne fut obstrué. Leurs divisions s’échelonnèrent sur tout notre littoral de Dunkerque, à Bayonne, de l’Espagne à la Sicile… ». Par dérision, à partir de 1808, les frégates anglaises, longeant la côte, arboraient le pavillon français sous le pavillon espagnol.
Les Anglais finissent par prendre leurs aises et s’installer confortablement. Leur navires mouillent en toute sécurité dans la rade des Basques, sous Groix, à Belle-Ile. Ils installent des corps morts à Quiberon et dans la baie de Douarnenez qui prend le nom de « baie des Anglais ». Aux Glénans, ils dressent des tentes, cultivent des légumes, creusent des puits. Leurs équipages descendent se ravitailler sur le continent. La flotte de Pellew trouve un excellent abri dans le golfe de Fos où elle procède en toute quiétude à ses réparations. Au même moment, tirant les leçons de l’affaire de Rochefort, l’escadre de Toulon se retranche derrière une triple ligne d’estacades.

Les marines multiplient les coups de main et les opérations de commandos contre les côtes. Ils enlèvent des patrouilles, attaquent les batteries et s’en prennent au nouveau réseau de sémaphores à ailes installé à partir de 1808 sur tout le littoral et qui comporte 260 postes au lieu de 469 avec l’ancien système. Ces attaques souvent réussies obligent à changer à plusieurs reprises le chiffre des signaux. Les Anglais coupent ainsi en 1812 et 1813 les communications entre Toulon et Marseille et entre Brindisi et Otrante.
Poussant l’audace jusqu’à l’impudence, des embarcations remontent le Rhône, s’entraînent dans l’estuaire de la Seine, ou sondent les passes de l’Escaut sous le nez de la flottille.
En 1810, la flotte britannique a pratiquement chassé des mers les navires marchands français ainsi que les bateaux de grande pêche. Quelques bâtiments font encore, en 1812-1813, le commerce avec l’Amérique, mais la plupart se font intercepter dans le golfe de Gascogne par des frégates détachées de l’escadre de la Manche. Les répercussions de cette situation sont considérables. La ruine des ports est totale. Nantes, Bordeaux, Marseille se dépeuplent. Ce n’est pas un hasard si Bordeaux sera la première ville de France à arborer le drapeau blanc. Le marasme sévit encore en Italie et dans les territoires fraîchement annexés. L’économie hollandaise est totalement paralysée. Les quais de Hambourg et de Brême sont vides, la Rhénanie, la Suisse ne sont pas épargnées.

La Royal Navy ne se contente pas de bloquer les ports de guerre et de paralyser la grande navigation. Frégates, navires légers contrôlent la pêche et s’efforcent d’entraver le cabotage. Les Anglais utilisent des pêcheurs comme des auxiliaires de leur politique. Ils les obligent à distribuer tracts, libelles et à embarquer des ballots de marchandises. En 1808, les pêcheurs sont même faits systématiquement prisonniers.
Inquiètes, les autorités françaises interdisent la pêche de nuit, confisquent les barques ou emprisonnent ceux qui ont eu des contacts avec l’ennemi. à partir de 1810, pour éviter à la population littorale de sombrer dans la plus grande misère, la pêche de nuit est autorisée à nouveau, mais les sorties ne doivent pas dépasser vingt-quatre heures et les pêcheurs doivent naviguer en groupe, sous la direction d’hommes sûrs, appelés « prudhommes ».

Les attaques contre le cabotage ont des effets économiques et sociaux encore plus graves. Faute d’un réseau routier digne de ce nom, la vie de la Normandie et surtout de la Bretagne dépend de la navigation côtière. La Bretagne exporte par cette voie beurre, grains, lin et reçoit bois, sel, minéraux, produits fabriqués. Brest et Cherbourg dépendent encore davantage de la mer pour les approvisionnements et sont au bord de l’asphyxie.
Au Havre, s’entassent des quantités considérables d’approvisionnements que des convois s’efforcent d’acheminer à grand peine vers les arsenaux de l’océan. Tout un système de protection est mis en place. Protégés par des batteries de côte, des canonnières, des chasse-marée ou des « stationnaires » qui patrouillent le long de certaines routes, les convois progressent d’abri en abri le long du littoral, à la faveur de la nuit, du mauvais temps et surtout de l’hiver.

Treize mois sont cependant nécessaires pour faire parvenir 63 transports des bouches de l’Escaut à Cherbourg. En Méditerranée, la protection des convois est aussi difficile et exige des ports refuges, La Spézia, Gênes, Villefranche, Golfe Juan, Saint-Raphaël, Saint-Tropez. La situation est compliquée par l’attaque de corsaires au service des Anglais.
Une utilisation intensive des voies d’eau intérieures s’efforce de pallier l’étranglement des communications maritimes. Les canaux du nord relient l’Escaut aux bassins de la Seine et de la Loire. Pour mettre fin au blocus de la Bretagne, l’Empereur entreprend la construction du canal de Nantes à Brest. à en croire Las Cases, il aurait imaginé de relier les ports hanséatiques et néerlandais, où les matériaux de construction abondaient, au nord de la France par un système de voies navigables à l’aide de l’Elbe, de la Weser et de l’Ems. Ce système aurait « permis de communiquer en toute sûreté et par une simple navigation intérieure de Bordeaux à la Méditerranée avec les puissances du nord. Nous en eussions reçu à notre aise toutes les productions navales pour chacun de nos ports.

Force est malheureusement d’admirer l’extraordinaire effort accompli pendant plus de dix ans par la marine britannique, avec le soutien de l’armée de Wellington et le blocus permanent des rivages de l’Empire. Le succès de cet effort procède, en grande partie, de la révolution accomplie dans le domaine de la santé navale. Un ravitaillement régulier en vivres frais, la consommation systématique de jus de citron, un effort de propreté minutieux permettant de faire disparaître presque complètement le scorbut et de réduire considérablement les effets des grandes épidémies navales comme le typhus. En 1811, le taux de mortalité annuel par maladie n’est plus que d’un homme sur 32, au lieu d’un sur 8 en 1779. Sans cette révolution sanitaire, la Royal Navy n’aurait pu maintenir une flotte de 1 000 navires de tous tonnages armée par 145 000 hommes.

Le bilan n’en est pas moins sévère. De 1793 à 1815, les pertes de loin les plus lourdes restent provoquées par les accidents et la maladie. Au cours de cette période, à se limiter aux bâtiments de plus de 28 canons, la marine britannique ne perd que 10 vaisseaux et frégates contre 377 pour ses adversaires (français, espagnol, hollandais, danois…). En revanche, elle compte 84 disparitions par fortune de mer et accidents (naufrages, incendies, explosions) contre 24 pour les flottes adverses, ce qui démontre à quel point celles-ci sont cloîtrées dans leurs rades.
Au total, sur 103 000 décès enregistrés en vingt ans, la maladie et les accidents individuels, chutes, noyades, comptent pour 81,5 %, la fortune de mer 12,2 %, le combat 6,3 % seulement. En définitive, la « pression silencieuse des escadres » a coûté cher, beaucoup plus que la bataille. Constatation qui justifie d’une certaine manière les calculs de Napoléon.

La recherche de la décision à l’Est

A partir de 1811, le système continental craque. La Suède et la Russie, aux prises avec un sérieux mécontentement intérieur, refusent d’appliquer le blocus et le grand convoi anglais de la Baltique, à la fureur de l’Empereur, retrouve l’accès des ports russes. Quelques semaines plus tard, les marchandises britanniques affluent à la foire de Leipzig. Dès lors, les dés en sont jetés. Napoléon écarte tout compromis, toute idée de négociation avec Londres. Pour sortir de l’impasse provoquée par la puissance navale et commerciale britannique, il ne reste qu’une solution, abattre la Russie, achever la domination du continent, isoler et ruiner ainsi la Grande-Bretagne. Par une ironie de l’histoire, au lendemain de l’échec de la bataille d’Angleterre de l’été 1940, Hitler en arrivera exactement à la même conclusion. Dans un cas comme dans l’autre, le sort de la lutte entre la puissance navale et la puissance terrestre se jouera dans les immenses étendues de l’Est sur un énorme coup de poker.

En définitive, la conduite de la guerre adaptée par Napoléon apparaît résolument classique. Elle ne fait que reprendre les éléments déjà utilisés sous Louis XIV, au XVIIIe siècle et que l’on retrouve au XXe siècle avec l’Allemagne de Guillaume II et de Hitler. Faute de pouvoir envisager la guerre d’escadre, la mission de la marine d’une puissance continentale se réduit, avec la course, les secours apportés aux colonies, les simulacres de grandes opérations, à freiner la montée en puissance de l’adversaire maritime et à aggraver ses charges. La stratégie impériale consiste essentiellement à user de l’arme économique, de la fermeture du continent, ainsi que de l’intimidation des puissances par la supériorité de l’instrument militaire. Elle joue de l’asphyxie et de l’isolement et vise à décourager l’adversaire et l’amener à composition.
Malheureusement, la politique impériale a été desservie par une contradiction fondamentale. Napoléon pouvait jouer de la volonté de toute une partie de la société européenne de secouer l’absolutisme des vieilles monarchies, de s’affranchir des dernières entraves féodales et de se libérer de la tyrannie commerciale de l’Angleterre. Mais, l’Empereur n’a pu résister au désir d’imposer une hégémonie politique et économique.

Comme devait le souligner Bourrienne, le Blocus continental a eu des effets politiques plus pernicieux que la chute d’une vingtaine de trônes. Par les privations, les vexations qu’il impose, il attise l’irritation populaire. Il contribue de manière décisive à l’éveil des sentiments nationaux. Napoléon, malgré le code civil, n’apparaît plus comme un libérateur, mais comme un oppresseur. Le blocus s’identifie à l’aspect le plus insupportable du despotisme impérial.
L’Empereur a encore été desservi par sa propre impatience. L’irréparable s’est accompli en 1810-1811. Napoléon n’a pu se résoudre à régler lui-même la malheureuse affaire d’Espagne, qui n’avait d’ailleurs rien d’obligatoire. Sa précipitation l’a amené à vouloir abattre la Russie en une campagne, au lieu des trois primitivement prévues. En 1813, enfin, son intransigeance l’amènera encore à écarter des règlements comportant des avantages considérables pour la France.

Tout au long de sa prodigieuse carrière, l’Empereur n’a su résister au démon de la volonté de puissance et de la dialectique du succès fracassant et à tout prix.
Une victoire retentissante en Espagne en 1810-1811, une campagne méthodique en Russie auraient fort bien pu entraîner l’effondrement d’une Angleterre, en proie à une crise économique sévère, obligée de mener une seconde guerre en Amérique. Contrairement à ce qu’à pu écrire un Jacques Bainville, les jeux n’étaient pas faits. Le comportement britannique a été à l’opposé de celui de Napoléon. Il s’inspire d’une prudence, d’une patience et d’une ténacité qui forcent l’admiration.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
401
Numéro de page :
5-20
Mois de publication :
mai-juin
Année de publication :
1995
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