Cela aurait dû être une union bénie des cieux. L’une des premières décisions du Premier Consul Bonaparte avait été de rétablir la religion catholique en France après les années d’athéisme de la Révolution française. Pie VII, un pape quelque peu progressiste, avait vu dans le Concordat signé en juillet 1801 le présage d’un grand retour du catholicisme. Mais les Articles organiques (qui ne furent pas discutés au cours des négociations, mais ajoutés plus tard sans que Pie VII en prit connaissance) laissèrent à la Curie le sentiment d’avoir été dupée. (1) Le sacre en 1804 apparut à Pie VII comme une nouvelle chance de relancer les relations, on lui avait fait miroiter une amélioration des relations. Mais Pie VII se retrouva à négocier dans le vide et dut rentrer à Rome sans avoir obtenu de réponses à ses attentes. A partir de là, les relations franco-vaticanes commencèrent, lentement, à se détériorer.
Des relations conflictuelles
En 1805, Pie VII fut profondément exaspéré par l’entrée de troupes françaises sur le territoire papal. Lors de leur retraite de Calabre, les hommes de Gouvion Saint-Cyr furent envoyés occuper Ancône, un port stratégique sur la côte est de l’Italie, avec pour mission de prévenir tout débarquement anglais pendant la campagne d’Austerlitz. Le 13 novembre 1805, Pie VII (certainement au courant de l’issue de la bataille d’Ulm, et peut-être également de celle de Trafalgar) (2) entreprit d’écrire une lettre de remontrance à Napoléon, lettre dans laquelle il demandait le retrait des troupes françaises d’Ancône, et déplorait le manque de réciprocité de Napoléon aux gages de bonne volonté que la Papauté avait montrés jusqu’alors, menaçant même de rompre les relations avec la France (3). Napoléon ne répondit pas aussitôt. Il est vrai qu’il était en pleins préparatifs de la bataille d’Austerlitz.
Il écrivit au pape depuis Munich, le 7 janvier 1806, en position de force après le traité de Presbourg. (4) Il y exprimait sa colère face à l’entente entre le Vatican et l’Angleterre et la Russie, permettant aux agents de ces deux derniers pays d’opérer librement dans les États pontificaux. Il considérait la lettre du pape comme un coup déloyal. Il déplorait que le pape put croire que l’Empire était perdu (Napoléon suspectait Pie VII d’être au courant de la déroute navale française à Trafalgar). admonestait le Souverain pontife pour son attitude envers la France, et clamait, à l’inverse, son attachement moral et religieux en tant que « fils aîné de l’Église ». (5) L’Empereur des Français écrivit également au cardinal Fesch, le même jour, avoir reçu du pape la lettre « la plus ridicule, la plus insensée… », et encourageait son oncle et ambassadeur à Rome à le faire savoir au Vatican. Cette escalade des tensions diplomatiques encouragea le pape à écrire une lettre proposant un début de réconciliation, le 29 janvier, mais sans pour autant céder sur le retrait des troupes françaises d’Ancône. Il alla jusqu’à demander que la France rendit Venise. (6) La fermeté papale provoqua une réponse tout aussi intransigeante de Napoléon, le 13 février suivant. (7) Il écrivit au pape, dans des termes sans équivoque, que si ce dernier était bien le chef spirituel de l’Église, il revenait à l’Empereur de traiter les questions politiques, notamment celles relatives à l’Italie. Dans une remarque (dont la première phrase fut censurée par la commission historique qui édita la correspondance sous le Second Empire, et rétablie dans l’édition de la Fondation Napoléon), Napoléon séparait clairement les domaines spirituels et religieux : « Votre Sainteté est souveraine de Rome, ses relations sont avec moi les mêmes que celles de ses prédécesseurs avec Charlemagne. Elle est souveraine de Rome mais j’en suis l’Empereur. » Il exhortait le pape à cesser ses relations avec les Anglais « hérétiques », et les Russes « hors de l’Église », de mauvais alliés qui ne pourraient guère protéger le Saint Siège. Il réclamait également l’expulsion de tout agent sarde, britannique, russe ou suédois présent sur les territoires du pape. Comme il l’avait fait un mois plus tôt, Napoléon Ier envoya le lendemain (8) une lettre parallèle à son ambassadeur, le cardinal Fesch, dans laquelle il menaçait le Vatican « Dites que j’ai les yeux ouverts ; que je ne suis trompé qu’autant que je le veux bien ; que je suis Charlemagne, l’épée de l’Église et leur empereur ; que je dois être traité de même ; […] Je fais connaître au pape mes intentions en peu de mots. S’il n’y répond pas, je le réduirai à la même condition que ses prédécesseurs avant Charlemagne. ». (9) Le 21 mars, le pape répondait avec sérénité, « avec franchise », que le Saint Siège ne reconnaissait et n’avait jamais reconnu, dans ses États, aucune puissance supérieure à la sienne, et qu’aucun empereur n’avait eu des droits sur Rome. L’institution du catéchisme impérial, ce même mois de mars, ne fit rien pour améliorer les relations franco-vaticanes. Elles étaient dans l’impasse. Cependant Napoléon était conscient du rôle que l’Église catholique jouait dans les affaires intérieures. En 1806, il déclarait : « Les prêtres catholiques sont d’un grand secours ; ils ont été cause que la conscription de cette année a été beaucoup mieux que celle des années précédentes… Aucun corps de l’État ne parle aussi bien qu’eux du gouvernement. » (10)
La bulle Quum memoranda et l’excommunication de Napoléon
Le conflit s’amplifia les deux années suivantes, comme Napoléon occupait progressivement les États pontificaux. La pression sur Pie VII s’accentua, et au début de 1808 il était forcé de réagir. Mais sans moyen véritable, il continua de pratiquer la politique de l’inertie, refusant l’investiture à de nouveaux évêques nommés par Napoléon. Irrité par cette tactique de blocage, Napoléon, de son côté, décida un coup de force. Le 2 février 1808, Rome était occupée par les troupes françaises, puis le 2 avril les territoires d’Urbino, Ancône, Macerata et Camerino, réunis au royaume d’Italie. Et finalement, l’année suivante, (le 17 mai 1809), Napoléon réunissait les États pontificaux à l’Empire, annexant ainsi Rome. Avec la perte de ses territoires, tout ce qui restait au Souverain pontife était l’autorité spirituelle et ses palais, le Quirinal, dans lequel il se retrancha. La protestation pontificale prit alors la forme extrême de l’excommunication et de l’anathème. Mais elle demeura timide. La bulle Quum memoranda, prise dans la nuit du 10 au 11 juin 1809, excommuniait tous ceux qui avaient « donné l’ordre, tous les fauteurs, conseillers ou adhérents, tous ceux enfin qui [avaient] facilité l’exécution » de la violation de la souveraineté politique du Saint Siège, mais le nom de Napoléon n’était clairement cité à aucun endroit du texte. (11) Apprenant le contenu de la bulle pontificale, Napoléon écrivit à Murat une lettre pleine de colère, le 19 juin : « Si le Pape […] prêche la révolte […] on doit l’arrêter. » (12) Puis il écrivit à Miollis et une nouvelle fois encore à Murat. Dans la première lettre, il ordonnait au gouverneur militaire de la ville d’arrêter tous ceux qui contreviendraient aux lois et à l’ordre public, même s’ils faisaient partie de la maison du pape. Dans la seconde lettre à Murat, il déclarait que le pape était fou et devait être enfermé, il donnait l’ordre d’arrêter « le cardinal Pacca et autres adhérents du pape » et de se montrer ferme à l’égard du pape, « Si le pape, contre l’esprit de son état et de l’Évangile, prêche la révolte et veut se servir de l’immunité de sa maison pour faire imprimer des circulaires, on doit l’arrêter ». (13) Ces propos étaient violents, mais nul ordre explicite de se saisir du Saint Père n’y figurait. C’est pourtant ce qui en résulta. Dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809, le général Radet, à la tête de quelques hommes, entra dans le Vatican pour arrêter le cardinal Pacca, et dans le même mouvement, le Saint Père.
L’enlèvement de Pie VII
Les hommes de Radet s’équipèrent de cordes et d’échelles, se firent accompagner de serruriers et d’un ancien serviteur du pape afin qu’il les aida à se diriger dans le labyrinthe du palais du Vatican. Une fois que le pape eut éteint la lumière dans sa chambre et se fut couché, vers deux heures de la nuit, le garde se retira et les forces françaises entrèrent en action. Le moins que l’on puisse dire fut que l’affaire ne fut pas menée avec une grande discrétion. Les hommes de Radet firent beaucoup de bruit en utilisant les échelles, alertant le garde et ruinant tout effet de surprise. Un bref moment de confusion s’ensuivit. Un serviteur du pape sonna l’alarme, un groupe de soldats qui étaient passés par une fenêtre fit entrer le reste des forces françaises dans le palais, la Garde suisse du pape rendit les armes et les soldats commencèrent à prendre place dans le palais. Après un long moment, le pape quitta son lit et passa dans la salle des audiences publiques, accompagné des cardinaux Pacca et Despuig. Radet les y trouva en train de prier, et après quelques échanges avec le pape, lui demanda ainsi qu’au cardinal Pacca de le suivre. Lorsqu’il raconta, plus tard, ce qu’il avait ressenti en arrêtant le pape, Radet expliqua qu’il fut très pris par l’action, jusqu’à ce que ses yeux se posent sur le Saint Père. « Dès ce moment », dit-il, ma première communion m’est apparue ». (14)
Épilogue
Lorsqu’il apprit l’affaire, le 18 juillet, Napoléon fut fort embarrassé. Dans une lettre à Fouché, il considéra cette arrestation comme une « grande folie ». Mais le mal était fait, et Napoléon ne s’en retrouvait pas si malheureux, dans la perspective de pouvoir rendre sa liberté au Souverain pontife. Le Saint Père fut maintenu en captivité d’abord à Savone jusqu’en 1812, puis à Fontainebleau jusqu’en 1814. Dans ce conflit d’autorité entre Napoléon et Pie VII, qui fut marqué par cette excommunication et cet enlèvement, ce fut bien le Souverain pontife qui finalement triompha.