Napoléon et le théâtre

Auteur(s) : DELAGE Irène (trad.), HICKS Peter
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Napoléon et le théâtre
François-Joseph Talma (1763-1826) © DR

Un passionné de théâtre

Le théâtre et les arts du spectacles ont toujours été chers au cœur de Napoléon Bonaparte. Durant les quinze années du Consulat et de l’Empire, il vit 374 pièces de théâtre. Et dans la mesure où il vit certaines pièces plusieurs fois – le record allant à Cinna, 12 fois, il n’alla pas moins de 682 fois au théâtre, très religieusement une fois par semaine pendant quinze ans. (1) Il révérait Corneille et s’avérait un critique intelligent de l’art théâtral. Il passa beaucoup de temps à Sainte-Hélène à critiquer telle ou telle pièce, et à lire de nombreuses œuvres.
Napoléon donna même son avis à Talma, un acteur internationalement reconnu alors, sur la manière dont ce dernier devait tenir le rôle de Néron dans Britannicus de Racine (3 décembre 1799).

Pour assouvir sa passion, Napoléon avait un théâtre dans chacun de ses lieux de résidence.
Le théâtre de Malmaison, construit en 1802 en un seul mois, fut inauguré avec le Barbier de Séville de Beaumarchais, interprété par un groupe d’amateurs parmi lesquels la belle-fille de Napoléon, Hortense de Beauharnais, dans le rôle de Rosine.
Exactement un an plus tard, Esther, de Racine, était jouée dans un nouveau théâtre à Saint-Cloud. Pour la première fois, les comédiens de la Comédie Française, à l’origine une troupe privée de la cour des Bourbons, jouaient pour la cour de Napoléon. En outre, Napoléon commandita des pièces. Par exemple, Cyrus de Marie-Joseph Chénier, qui connut l’échec une semaine après le sacre de Napoléon en 1804, avait été commandée pour être jouée au cours des festivités du sacre. Dans cette pièce, le déroulement du sacre avait été transposé dans un contexte oriental.

Napoléon assista également à des premières en privé, comme pour la pièce La Mort de Henri IV. Talma récita pour Napoléon et pour Legouvé, l’auteur de la pièce. Alors que Talma disait la tirade du roi dans l’Act V « Je tremble, je ne sais quel noir pressentiment… », Napoléon se tourna vers l’auteur et lui dit sans détour : « J’espère que vous changerez cette expression ; un roi peut trembler, c’est un homme comme un autre, mais il ne doit jamais le dire ». (2)

Un enthousiasme Révolutionnaire

Mais Napoléon n’est pas le seul à autant aimer le théâtre. Après un théâtre réservé aux élites sous l’Ancien Régime, la Révolution laissa s’exprimer un grand engouement de l’ensemble de la population. En 1791, une loi permit à tout citoyen de créer un théâtre en faisant une simple déclaration à l’administration la plus proche. Et, fait peut-être plus important encore, les pièces dont les auteurs étaient morts depuis au moins cinq ans pouvaient être jouées n’importe où – le temps devint loin où la troupe royale avait seule le privilège et le droit sur toutes les pièces. De plus des décrets de 1790 et 1791 abolirent le monopole de la Comédie française sur le répertoire classique français.

Le théâtre connut un âge d’or durant la période 1792-1806. Un contemporain déclarait en 1799 : « Si cela [la prolifération des théâtres] continue, il y aura un théâtre dans chaque rue de Paris ». Tandis que Lanzac de Laborie, dans Napoléon et Paris (3), rapporte le commentaire suivant : « C’est véritablement une épidémie. Il n’y a pas de vieille église délabrée, de salle un peu vaste dont on ne s’empare pour jouer la comédie. »

La Comédie-Française

Pour autant, les choses n’étaient pas si simples pour nombre de théâtre établis. La Comédie Française par exemple, une des troupes principales de Paris, connut des hauts et des bas lors des premières années de la Révolution. Il fallut attendre le Consulat pour retrouver une certaine stabilité. Le Premier Consul se révéla être un soutien engagé pour l’ancien théâtre royal. Avec la loi du 28 Pluviôse An XI (17 février 1803), la Comédie-Française prit le nom de Théâtre-Français et fut rétabli dans ses prérogatives. Quant à la qualité des pièces qui furent jouées, en dépit de la popularité croissante du théâtre en général, les œuvres contemporaines furent médiocres et très vite supplantées par le répertoire classique.

Le plus grand tragédien de la période fut Luce de Lancival, dont l’Hector fut très appréciée de Napoléon qui considéra cette pièce comme une « pièce de quartier général » d’après les confidences de Napoléon à Las Cases à Sainte-Hélène, « assurant qu’on irait mieux à l’ennemi après l’avoir entendue » (4).

Les acteurs les plus remarquables furent sans conteste Talma, Mademoiselle George et Mademoiselle Mars.

François-Joseph Talma

Bien que né à Paris, c’est à Londres que François-Joseph Talma (1763-1826) découvrit le théâtre en 1778. Il accompagna Sir Oliver Clinton, le protecteur de son père récemment installé à Londres comme dentiste, dans toutes les tavernes littéraires de la capitale anglaise. Talma dévora tout ce qu’il put lire de Shakespeare, Milton et Pope.

De retour à Paris en 1784, il fit la connaissance du Duc de Chartres, qui devint son protecteur. Le jeune homme devint ainsi l’un des premier élève de l’Ecole Royale. Acquérant un début de notoriété dans les premières années de la Révolution, Talma se retrouva menacé pendant la Terreur. Grâce à l’intervention de dernière minute du peintre Jacques-Louis David, il échappa de justesse à la guillotine où l’avaient conduit ses sympathies pour les Girondins.

C’est progressivement que Talma et Bonaparte devinrent amis au début du Consulat, notamment en raison de la forte ressemblance de l’acteur et du Premier consul : Talma apparaissait alors comme l’incarnation théâtrale de Bonaparte ce qui intrigua et attira ce dernier. Leur amitié fut forte jusqu’à ce que l’exil de Sainte-Hélène ne les sépare. Tous deux préféraient Corneille à Racine, et adoraient les tragédies du théâtre classique antique. Talma apprit beaucoup de choses au jeune Bonaparte sur l’art dramatique, tandis que Bonaparte introduisit Talma dans son entourage et lui fit rencontrer Talleyrand, Murat, Berthollet, Laplace et Monge, à Malmaison, Saint-Cloud ou aux Tuileries.

Alors que la carrière de Talma connut des hauts et des bas, Napoléon lui accorda un soutien qui ne se démentit pas, ainsi, alors qu’ils se voyaient très souvent pendant le Consulat, la rumeur courut que Talma donnait des leçons de maintien au Premier consul.
En 1804, Napoléon donna un traitement supplémentaire de 1 200 francs, et entre 1806 et 1813, une série d’émoluments pour un total de 195 200 francs. En plus de sommes d’argent, Napoléon ne manquait pas de donner son avis à l’acteur. Ainsi, le lendemain de la pièce La mort de Pompée, Napoléon déclara à Talma qui avait joué le rôle de César : « Vous fatiguez trop vos bras ; les chefs d’empire sont moins prodigues de mouvements ; ils savent qu’un geste est un ordre, qu’un regard est la mort : dès lors ils ménagent le geste et le regard. Il est aussi un vers dont l’intention vous échappe ; vous paraissez convaincu en prononçant « Pour moi qui tiens le trône égal à l’infamie… ». César ne pense alors pas un mot de ce qu’il dit. » (5)

Talma était souvent appelé pour jouer au gré des séjours de Napoléon dans les différents palais impériaux et, dès 1803, il accompagnait régulièrement Napoléon lors de visites diplomatiques à l’étranger.

En 38 ans de carrière, Talma interpréta plus de 70 premiers rôles. Son interprétation de Manlius Capitolinus d’A. de Lafosse d’Aubigny, connut un énorme succès, Napoléon demandant 31 fois une interprétation privée à Saint-Cloud. Bien que Napoléon fut souvent en campagne, les deux hommes réussissaient à dîner ensemble et à se voir, Napoléon rapprochant souvent les rôles interprétés par l’acteur, de sa propre expérience de monarque. Avec Napoléon, Talma discutait des rôles qu’il pouvait interpréter.
Talma eut une liaison avec la sœur de Napoléon, Pauline, vers 1810. À la fin de la Première Restauration, le lendemain de son arrivée à Paris, Napoléon était vraisemblablement dans sa loge pour voir Talma jouer Hector. Et l’acteur rendit sans doute visite à Napoléon à Malmaison, après la défaite de Waterloo.

Talma fut tout aussi admiré par Louis XVIII, et fit une tournée triomphale à Londres. Il mourut le 19 octobre 1826.

Mademoiselle George

Marguerite-Joseph Weimer, connue sous le nom de Mademoiselle George (1787-1867), fut avec Mademoiselle Mars, l’une des plus grandes actrices de la période napoléonienne.

Soutenu par Talma, elle débuta sa carrière à peine âgée de 16 ans, dans le rôle de Clytemnestre dans l’Iphigénie en Aulide, de Racine. Elle joua Émilie dans le Cinna de Corneille (28 décembre 1802), puis le rôle titre dans la Phèdre de Racine (16 février 1803), puis Hermione dans Andromaque (1er juillet 1803). Les critiques furent unanimes. Non seulement c’était une très belle femme (« une taille élevée, un corps harmonieux, une chevelure brune, des yeux noirs pleins de flamme et d’éclairs tragiques, un nez mince et droit, une bouche puissante. C’est la « Vénus française ». « Superbe femme », dit déjà Lucien Bonaparte, en connaisseur ») mais elle jouait aussi remarquablement bien. À la date du 4 août 1803, elle gagnait déjà 4 000 francs par an.

C’est alors que débuta sa liaison avec Bonaparte. Si on en croit les propos de Napoléon à Sainte-Hélène, elle fut la seule actrice qu’il « eut ». (6) Par l’intermédiaire de son valet Constant, Napoléon invita Mademoiselle George à Saint-Cloud, où elle vint le 8 juin 1803. Dans ses Mémoires (assez fantaisistes), elle décrivit ses entrevues avec le Premier consul. Elle voulut faire croire qu’elle n’avait jamais connu d’homme avant lui, et qu’elle ne se donna à lui qu’à leur 3ème rencontre. « Ce qui paraît peu vraisemblable, note Marc Allégret (Revue du Souvenir Napoléonien, janvier-février 1996, n°405 p. 41-42), le Premier consul étant un homme pressé en toutes choses ». Toujours d’après ses mémoires, Napoléon l’appelait Georgina et était très amoureux et très attentionné à son égard. Selon Stendhal (mais comment a-t-il pu le savoir ?), Bonaparte n’aurait reçu que seize visites de Mlle Georges. celle-ci prétend qu’elles ont été plus nombreuses. Joséphine en était désespérément jalouse. (Marc Allégret, ib.cit.).

Cependant, la rumeur publique et les bavardages de Mlle George (à Sainte-Hélène, l’Empereur dira : « Je m’en suis repenti quand j’ai su qu’elle parlait ») provoquent la rupture. Napoléon glisse dans la « gorge » de sa maîtresse un paquet de billets (40 000 francs selon l’intéressée) et Mlle George déclare superbement que « le Premier consul l’a quittée pour se faire empereur ». (Marc Allégret, ib.cit.).

Sa carrière se poursuivit à la Comédie-Française, avec des pièces de Corneille (Cinna, La mort de Pompée, Polyeucte, Nicomède, Rodogune), et de Racine (Andromaque, Iphigénie, Phèdre, Bajazet). Connaissant des dettes sérieuses en 1808, elle quitta la Comédie-Française et partit en Russie où elle espérait trouver un riche époux. Mais elle revint à Paris en 1813 et retrouva la Comédie-Française, où elle ne cacha guère ses sentiments bonapartistes. Napoléon lui en sut gré lors des Cent-Jours.

Lors du retour de Louis XVIII, elle fut exclue de la Comédie-Française et entreprit une tournée en Europe, elle ne rentra en France qu’en 1821. Elle vécut jusqu’à l’âge avancé de 80 ans.

Mademoiselle Mars

Mademoiselle Mars à vingt ans © Fondation NapoléonMademoiselle Mars (Anne-François-Hippolyte Boutet, 1779-1847), l’une des rivales de Mademoiselle George sur la scène parisienne, était renommée pour sa grande beauté. Fille de parents comédiens, elle commença sa carrière dans les rôles d’ingénue à l’âge de 14 ans au Théâtre Feydeau. Elle connut son premier grand succès en 1803 dans la pièce L’Abbé de l’Epée (que Napoléon vit deux fois). Elle fut également Céline dans Le Misanthrope et Elmire dans Tartuffe de Molière.

Elle prétendit avoir été une des maîtresses de Napoléon, ce que semble démentir la remarque de Napoléon sur les actrices qu’il « eut ». Néanmoins, elle marqua un soutien indéfectible du régime impérial. Alors qu’on lui demandait pendant la Restauration de crier « Vive le Roi ! », elle demanda « Vous me demandez de crier « Vive le Roi ! ». Et bien, je l’ai dit. » (Cité par J. Tulard, « Mademoiselle Mars », in Dictionnaire Napoléon, Fayard, 1999, vol.2, p. 280).

Elle fut la première à interpréter Doña Sol dans Hernani. Elle mourut en 1847.

Théâtre et pouvoir politique

Si Napoléon aimait véritablement le théâtre (et plus particulièrement la tragédie), il considérait également l’art dramatique d’un point de vue politique.
Las Cases rapporta ces propos de Napoléon à Sainte-Hélène, « la tragédie, disait-il avec chaleur, échauffe l’âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros. Sous ce rapport, peut-être la France doit à Corneille une partie de ses belles actions ; aussi, Messieurs, s’il vivait, je le ferais Prince ». (8)

En tant qu’instrument politique, le théâtre devait être placé entre de bonnes mains. Après l’expansion de la fin de la révolution au Consulat, Napoléon Ier prit la décision de limiter le nombre de théâtres à Paris. Le 8 juin 1806, un décret limita leur nombre à 12, sur l’ensemble de Paris et répartis de manière à ce qu’ils ne se concurrencent pas géographiquement.
Puis de nouveau, en 1807, le nombre fut réduit à 8 : 4 théâtres principaux (le Théâtre-Français, l’Opéra, l’Opéra-Comique et l’Opéra-Buffa), et 4 théâtres secondaires (Vaudeville, fondé en 1792, les Variétés, fondées en 1777, l’Ambigu-Comique, fondé en 1769, et la Gaîté, fondée en 1760).

Aucun théâtre ne pouvait jouer une pièce autre que celles de son répertoire, et aucun théâtre ne pouvait être créé sans autorisation. La censure suivait de très près le répertoire des théâtres.
En outre, depuis la suppression de la Police générale, toutes les nouvelles pièces devaient être envoyées au Ministère de la Justice. En 1808, le comte de Rémusat, proche de Napoléon et Premier Chambellan, devint Surintendant des Théâtres. Auparavant, Napoléon a exercé un certain contrôle sur l’interprétation même des rôles au théâtre, en conversant avec Talma et plusieurs auteurs et producteurs, leur demandant de modifier des vers : la production théâtrale devint surtout « décorative » à partir de 1807, alors que le nombre de théâtre était limité et leur répertoire très surveillé. la police intervint à l’Hospice de Charenton où le Marquis de Sade faisait jouer ses pièces. Et par une combinaison de contrôles officiels et officieux, pas toujours menés par la commission de censure, le théâtre de la période napoléonienne fut maintenu dans le cadre souhaité par le pouvoir en place.

Les lois de Napoléon sur les théâtres ne furent pas abrogées sous la Seconde Restauration et servirent de base pour les relations entre pouvoir et théâtres pendant toute la durée du XIXe siècle. (9)

Notes

(1) L.-H. Lecomte, Napoléon et le monde dramatique, Paris, 1912.
(2) L.-H. Lecomte, Napoléon et le monde dramatique, Paris, 1912, p. 411.
(3) L. de Lanzac de Laborie, Paris sous Napoléon: Spectacles et Musées, Paris: Plon/Nourrit, 1913, p. 126.
(4) Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, 25-28 février, 1816. L.-H. Lecomte, Napoléon et le monde dramatique, Paris, 1912, p. 409.
(5) Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, Dossier Talma, (boîtes 1-5), boîte 4, Dossier relié, Notes relatives à Napoléon, cité dans Fazio, Mara, François Joseph Talma, Primo Divo, Milan : Electa, 1999, p.167-8. 2 ) ; L.-H. Lecomte, Napoléon et le monde dramatique, Paris, 1912, p. 472
(6) Gourgaud, Journal de Sainte-Hélène, Paris 1899, lundi 5 mai, 1817.
(7) Gourgaud, ibid.
(8) Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, loc. cit.
(9) Hillmer, Rüdiger, Die napoleonische Theaterpolitik: Geschäftstheater in Paris, 1799-1815, Cologne : Böhlau Verlag, 1999, p. 406-420.

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
février
Année de publication :
2003
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