Napoléon et le Tyrol en 1809

Auteur(s) : DUNAN Marcel
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L’Empereur et le Tyrol

La situation était grave dans les anciennes provinces alpestres des Hasbourg, le Tyrol et le Vorarlberg.
 
Le gouvernement bavarois en effet, si informé qu'il fût du danger d'un soulèvement préparé par les raisons intérieures et la propagande étrangère […], s'était rallié aux vues de Napoléon réservant l'armée aux opérations principales et il n'avait laissé au faible et vieux commandant militaire de la province, le baron de Kinkel, que 5 bataillons, 2 escadrons et une batterie. Innsbruck n'avait que trois canons quand, le 9 avril, un des généraux du prince Jean, le marquis de Chasteler, franchit la frontière près de Lienz, précédé d'un appel aux armes de l'archiduc à « ses fidèles Tyroliens » :

« Je viens replanter les aigles autrichiennes sur la terre du Tyrol, dans laquelle reposent tant de mes glorieux ancêtres… Je proclame dans cette ancienne propriété des Habsbourg qui nous avait été ravie, ainsi que le fit le duc Frédéric, il y a 393 ans, le retour de cette Constitution chère à tous et le rétablissement des quatre États. J'appelle la noblesse, le clergé, les bourgeois et les paysans au pied du trône… Tyroliens, moi qui ne suis étranger à aucune de vos vallées ni à aucune de vos Alpes, je suis assuré que vous vous montrerez dignes de vos aïeux. »

Un agent de confiance de l'archiduc, André Hofer, aubergiste du Passeyertal, au Sand, près de Méra, le Sandwirt, villageois au double ascendant d'une âme simple, ardente, profondément religieuse, dans un corps de colosse athlétique à longue barbe vénérable, inaugure l'insurrection « pour Dieu, l'empereur et la patrie », en enlevant avec 4500 paysans des vallées voisines une première petite garnison bavaroise à Sterzing le 11. Ses amis, Speckbacher, « l'homme de Rinn » et l'hôtelier Straub font capituler à Hall un lieutenant-colonel, non sans saccager à fond les salines, tandis que d'autres insurgés cernent Innsbruck où le brave colonel von Ditfurth est mortellement blessé et Kinkel pris le 12. La terreur règne pendant quelques jours dans la ville où les vainqueurs s'en prennent particulièrement aux juifs qu'ils associent dans leur esprit aux rapines et aux sacrilèges de la politique anticléricale de Montgelas, mais font trembler tous les citadins comme ce sera le cas jusqu'à la fin des mouvements du Tyrol où l'élément urbain plus éclairé, soit sympathise avec le gouvernement de Munich, soit redoute pour ses biens les violences présentes et les représailles probables. Le 13, arrive devant Innsbruck une colonne française de 2000 conscrits envoyés d'Italie à l'armée d'Allemagne et qui a rallié les débris de la garnison de Brixen, sous le colonel Wreden. Le général Bisson qui la commande, se voyant cerné, se rend au capitaine de milice Teimer. Sans attendre les Autrichiens, les insurgés ont en quatre jours pris 2 généraux, 132 officiers, 5900 hommes, 3 drapeaux. Chasteler entré le lendemain dans Innsbruck y installe une administration « impériale et royale » – où l'intendant Hormayr, qui adopte à Botzen des allures de proconsul avec un uniforme militaire de fantaisie, sera commissaire civil, convoque des « députations de défense », régularise la levée en masse, puis va rejeter de Trente sur Roveredo et Rivoli la seconde colonne française de Baraguey d'Hilliers. Seule, au seuil de la province, tient bloquée la forteresse de Kufstein.

Le Vorarlberg a suivi l'exemple du Tyrol. Là aussi, avoue Montgelas, les causes de mécontentement abondaient : le peuple regrettait ses États, le clergé son influence traditionnelle, municipalités leur autonomie, et l'on sait que la conscription, ajournée au Tyrol, avait dès 1807 suscité des troubles. Là encore, le Blocus continental et la politique douanière combinée de la Bavière, de l'Autriche et de l'Italie avaient ruiné l'industrie (cotonnière) florissante sous la domination précédente, et le chômage massif était venu aggraver les griefs suscités par la nouvelle administration coûteuse et compliquée des baillis. Les réquisitions d'hommes et de bétail au début de la campagne faisaient déborder le vase.

L'hôtelier Müller, de Bludenz, capitaine de la garde nationale de ville va s'aboucher avec Hormayr. Un détachement autrichien (de 100 hommes !) sous le capitaine suisse Camihel, renforcé de Tyroliens, est envoyé, avec un appel enflammé, à Bludenz. Camihel, avec quelques éléments locaux, s'empare de Feldkirch, puis de Lindau, fait élever près de Constance par coup de main sur le lac, un convoi de fournitures militaires et de sel, enfin réunit l'ancien Landtag qui consent une levée de Landsturm et dont la délégation permanente choisit dans le Dr Schneider, avocat de Bludenz, un chef de l'insurrection, sous le titre de commissaire provincial. Au Nord, les 3000 Tyroliens de Teimer promu major entraînent un autre flot d'insurgés vorarlbergeois dans le secteur dégarni entre les hautes vallées du Lech et de l'Iller, mettent en en fuite le préfet prévaricateur von Merz, prennent Kempten et Kaufbeuren et y lèvent des contributions. S'ils poussent jusqu'à Augsbourg où s'est réfugiée la famille royale, ils enlèveront avec elle 400 canons et la réserve principale des munitions de l'armée française. C'est Montgelas qui l'a remarqué rétrospectivement en se félicitant que leur chef, le major Teimer, n'ait pas été de taille à exploiter cette situation.

Heureusement pour la maison de Wittelsbach, la « première libération » du Tyrol est brève. Bientôt l'armée bavaroise est rendue disponible par les victoires où elle a si vigoureusement pris sa part. Marx Joseph a en outre, aidant le général Beaumont à créer avec des éléments improvisés une division de réserve pour la défense de la Souabe, organisé 6 des 12 bataillons de réserve demandés en mars par Berthier et deux corps francs, « chasseurs de montagne », sous les ordres du colonel Max d'Arco, beau-frère de Montgelas qui avait faillit devenir ministre de la guerre, et « chasseurs volontaires à pied et à cheval », formation de garde-chasses et gardes forestiers commandée comme en 1805 par le comte d'Oberndoff, inspecteur des forêts. Lefebvre lance à son tour une proclamation qu'il croit conciliante : « Tyroliens, Napoléon le Grand, Empereur des Français, Roi d'Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin, Restaurateur de la sainte religion en France, a daigné jeter un dernier regard sur vous, des portes de Vienne dont doit avoir pris possession dans ce moment. Chargé de ses ordres, je me flatte encore que, revenus des erreurs dans lesquelles vous ont entraînés les suggestions les plus perfides et les plus fausses, vous les abjurerez pour rentre dans vos foyers, et, par votre soumission à votre légitime souverain, mériter le pardon que je vous offre aujourd'hui pour la dernière fois. » Mais les Tyroliens, renforcés d'éléments réguliers autrichiens, résistent. La progression bavaroise est marquée en représailles des massacres de prisonniers par des atrocités – villages brûlés, femmes éventrées, langues et mains coupées – dont le souvenir s'est conservé jusqu'à nos jours dans mainte vallée : Wrède est forcé de menacer les pillards de la pendaison et Lefebvre de rappeler « que Napoléon a des soldats dans son armée et non des brigands ». Quand l'Empereur apprend tous les actes de sauvagerie de cette nouvelle Espagne, il s'en prend au marquis de Chasteler, un Belge à qui il avait rendu ses biens familiaux au temps du Consulat, qu'il met hors la loi. La perspective d'être fusillé s'il est pris – et bien que François 1er désigne aussitôt deux généraux français comme responsables pour sa vie, fait s'éclipser plus vite l'émigré, bousculé à Wörgl par le maréchal. Schwaz est enlevé à Speckbacher – et incendié, Kufstein débloqué par Deroy. Le 19, Lefebvre occupe Innsbruck sans combat après un armistice de trente-six heures, employé par un grand nombre de Tyroliens à faire leur soumission, et rend compte le lendemain à l'Empereur, le surlendemain au roi « de la soumission complète du Tyrol, suite de nos victoires et des punitions sévères qui ont eu lieu ». Puis il regagne Salzbourg d'où il envoie, le 26, à Max Joseph, sous couleur de « l'attachement le plus sincère », la plus effarante lettre de conseils sur les instructions à donner à ses administrateurs pour achever de pacifier la province en se faisant à la fois aimer et craindre, sans négliger « la religion, car « la chose principale est de gagner les prêtres », – mais aussi sur la direction à donner aux gazettes d'Augsbourg et du Munich en y laissant moins étouffer la part du « brave général Deroy » qui a déployé sous ses yeux « des talents militaires précieux ».

Ces talents pourront-ils suppléer à une infériorité numérique renouvelée des jours du premier soulèvement ? Le duc de Dantzig qui répond aux craintes trop justifiées du cabinet de Munich par cette homélie au lieu de mesures préventives a laissé Deroy seul à Innsbruck, emmenant Wrède et Louis vers le théâtre des opérations du Danube où, après la rapide prise de Vienne, il va falloir compenser « la douteuse bataille d'Essling » que les Autrichiens appellent l'éclatante victoire d'Aspern. Avant même que les résultats de ce succès de l'archiduc  Charles, avec le seul des maréchaux qui eût tutoyé l'Empereur, Lannes duc de Montebello, parmi nos tués, n'aient été connus au fond des vallées tyroliennes, du Brenner, toujours tenu par le général autrichien Buol, Hofer, porté maintenant malgré lui par le choix populaire au commandement en chef, et Speckbacher redescendent sur Innsbruck. Le Mont Isel, clef de ce chef-lieu – et qui porte de nos jours la statue colossale du Sandwirt – est une seconde et une troisième fois l'objet de luttes acharnées. Deroy, qui s'est battu à pied dans ces corps à corps, abandonne la ville à Hofer, le 30, et se replie jusqu'à Kufstein comme d'Arco à Mittenwald. L'insurrection vorarlbergeoise, qui s'était effondrée à la nouvelle de la capitulation d'Innsbruck puis rallumée avec une ardeur redoublée à la suite du ressaut tyrolien, rejette les troupes de Beaumont, au nord, de Kempten, au sud, de Bregenz où le Dr Schneider réassume la direction du pays, bientôt pourvu par Hormayr du titre de commissaire général avec pleins pouvoirs autrichiens. C'est la « seconde libération » des montagnards, qu'un message de François daté de Wolkersdorf, 29 mai, rédigé et répandu à l'insu de ses frères Charles et Jean, sur l'initiative d'une clique de cour – ou plutôt de quartier général – grisée par Aspern, assure définitive : « Confiant en Dieu et en ma juste cause, je déclare par la présente à mon fidèle comté du Tyrol, y compris le Vorarlberg, qu'il ne sera plus jamais séparé du corps de l'empire d'Autriche et que je ne signerai aucune paix qui ne rattache indissolublement ce pays à ma monarchie. »

Napoléon appelle Wrede le 30 juin pour sa bataille décisive, dont la marche fut si accélérée – 48 lieues en cinq jours -, « l'une des plus rapides de l'histoire militaire de tous les temps, » qu'il arriva juste pour Wagram et y eut une part glorieuse à la seconde journée, en liaison avec la Garde, ses officiers en tenue de parade, le chef partout dans la mêlée et blessé à la dernière, quand les Autrichiens épuisés se mettaient déjà en retraite (6 juillet). Ses chevau-légers, dont le colonel Floret fut tué à l'affaire de Staatz, se distinguèrent encore dans la poursuite. Son lieutenant et remplaçant, Minucci, sauva le corps de Marmont dans le combat du 10. Le 11, c'était la courte bataille de Snaïm où l'Empereur l'engageait au prix de pertes considérables quand il arrêta soudain le carnage en agréant la demande d'armistice présentée la veille par le chef d'état-major, Wimpffen, au nom de l'archiduc, comme François envoyait ingénument le prince de Lichtenstein offrir une paix blanche. La suspension d'armes signée le 12 juillet par Berthier préludait au contraire à un nouveau démembrement puisqu'elle assurait au vainqueur la Haute et la Basse-Autriche, la moitié de la Moravie, la partie de la Hongrie entre la Raab et Vienne, la Styrie, la Carinthie et une partie de la Carniole, avec remise immédiate des forteresses y résistant encore, Brünn, Gratz et Sachsenbourg.

De l’armistice à la paix

C'est « principalement pour soumettre le Tyrol » que Napoléon avait conclu l'armistice de Znaïm, il l'affirmait à deux reprises dans la lettre du 30 juillet où il traçais à Lefebvre des instructions particulièrement énergiques : « Mon intention est que, au reçu de la présente, vous exigiez qu'on vous livre 150 otages pris dans tous les cantons du Tyrol, que vous fassiez piller et brûler au moins six gros villages et les maisons des chefs et que vous déclariez que je mettrai le pays à feu et à sang si l'on ne me rapporte pas tous les fusils, et au moins 18000 et autant de paires de pistolets que je sais y exister … Faites la loi que toute maison dans laquelle un fusil sera trouvé sera rasée, tout Tyrolien sur lequel un fusil sera trouvé, passé par les armes… Soyez terrible ! » Il avait déjà assuré, pour « faire rentrer les révoltés dans le devoir » la marche concentrique que Montgelas exposait en ces termes le 23 au baron de Rechberg, désigné par le roi comme commissaire civil pour accompagner les troupes et « prendre les rênes du gouvernement dès qu'il y aura lieu », se replier d'ailleurs au besoin avec elles : « Ils seront attaqués du côté de Salzbourg par le duc de Dantzig avec deux de  nos divisions, par la Carinthie par les deux divisions des généraux Risca et Cervelloni, du Trentin par un corps italien, du Voralberg par le général Beaumont renforcé de la division Lagrange et des Wurtembergeois ; le roi a ordonné qu'on mette à la disposition du duc de Dantzig les deux corps qui ont couvert jusqu'ici la Haute-Bavière aux ordres des comtes d'Arco et d'Oberndorff. On y ajoutera tout ce qu'il y a de disponible. » Lefebvre ayant reçu en outre la division confédérée du général Rouyer (Duchés saxons, Anhalt, Lippe, Schwarzbourg, Waldeck, Reuss), l'adjoignait à celle du prince royal. En huit jours tout le Tyrol septentrional était repris, et le maréchal à Innsbruck. Mais tandis que le « commissaire général » du Vorarlberg insurgé, le Dr Schneider avec qui l'habile directeur des salines de Reichenhall, Utzschneider, et le nouveau préfet provisoire de l'Iller, le comte de Reisach, avaient noué des intelligences préparatoires, offrait le 24 juillet devant la sommation de Beaumont une suspension d'armes en vue de la soumission volontaire du pays « sont une amnistie royale du 27 fixait conditions et limites) et qu'après quelques jours de résistance ou d'hésitation des paysans fanatisés, il se livrait lui-même le 6 août au prince Paul, commandant les forces wurtembergeoises à leur entrée dans Bregenz, les montagnards tyroliens refusant de croire aux nouvelles de Wagram et de Znaïm allaient reprendre la lutte. Les agents autrichiens n'expliquaient-ils pas que le reflux des Franco-Bavarois sur Salzbourg n'était qu'un repli consécutif à des défaites dans la région de Vienne, puis quand Buol partit, n'assura-t-il pas que l'armistice interdisait aux Français de pénétrer dans la province ? Autour de Hofer, les intransigeants, et à leur tête Peter Mayr de Brixen, Speckbacher « l'homme de Rinn », et le père capucin Haspinger, acceptaient moins que jamais de redevenir Bavarois. Leurs partisans avaient arrêté les colonnes venant d'Italie. Quand Rouyer s'engagea dans les gorges de l'Eisach, les chefs paysans qui occupaient toutes les hauteurs voisines y détruisirent ses détachements sous des avalanches de rochers et d'arbres (ce Roncevaux tyrolien s'appelle depuis Sachsenklemme, le défilé des Saxons) et les terribles carabines de ces tireurs d'élite brisèrent aussi bien l'élan des renforts amenés personnellement par le maréchal que les tentatives de ses divers lieutenants en différentes directions stratégiques. En retraite sur Innsbruck, il perdit à ses portes la « quatrième bataille du Mont Isel » le 13 août, tandis que le comte d'Arco était tué près de Scwaz. Hofer faisait le lendemain son entrée solennelle de « commandant en chef impérial royal du Tyrol », établissant sur son prestige personnel de « héros désormais légendaire » un curieux régime paysan qu'on a comparé à celui d'Abraham Lincoln aux États-Unis.

Lefebvre, aigri par son échec du Tyrol et qui n'avait jamais eu de vraiment bons rapports avec ses subordonnés bavarois, s'en prit à eux comme le faisaient trop volontiers maints chefs français, tels Vandamme ou Bernadotte, injustes pour « nos alliés allemands » et en cela bien impolitiques. Ayant fait former le carré à un bataillon, il déversa en son patois alsacien toute sa fureur méprisante sur ces « vauriens » – dont l'un des plus frustres qui, ce jour-là, voulut le tuer nous a conservé les phrases peu classiques – et, comme le lieutenant-colonel protestait au nom de la gloire militaire passée et récente de son pays, le maréchal tonna : « Taisez-vous ou je vous fais fusiller. » Le 16, dans son exposé à max Joseph du « mouvement rétrograde » qu'il avait été contraint d'opérer, il l'attribuait au « moral affecté » de son corps. Le roi qui écrivait le 17 à Berthier : « Je me suis imposé le silence le plus absolu sur cette expédition manquée, je me permets seulement de regretter les braves gens qui y ont péri inutilement », le saisit le 19 du nouvel incident dans toute sa gravité :
 
« J'apprends non sans un grand étonnement que le duc de Dantzig jette toute la faute de la malheureuse expédition du Tirol sur mes troupes. Il a été jusqu'à dire qu'avec deux bataillons français, il en aurait plus fait qu'avec mes deux division. Il serait très malheureux, mon cher ami, que mon armée perdisse, à cause des mauvaises dispositions de son chef, la bonne réputation qu'elle s'est acquise à Thann, à Abensberg sous les yeux de l'Empereur, ainsi qu'à Wagram et à Znaïm. Ce qui prouve pourtant encore en faveur de mes troupes est la quantité de tués et blessés que cette expédition a valu, sans compter une vingtaine d'officiers blessés et tués. Soyez l'avocat de mon armée auprès de l'Empereur. Si la guerre continuait, je demande comme une faveur qu'elle soit employée aux endroits les plus périlleux. J'ose être garant qu'elle prouvera qu'elle n'est pas indigne des bontés de S. M. Imp. »

Le roi dut empêcher « les généraux des deux divisions qui étaient au Tyrol d'envoyer un mémoire à l'Empereur pour le supplier de faire déclarer au duc de Dantzig à quelle occasion elles avaient manqué ». « On murmure depuis le tambour jusqu'au général, confiait-il au major général, en lui révélant cette intervention. C'est d'autant plus fâcheux que, si la guerre venait à recommencer, l'ancienne confiance n'existerait plus. Croyez que tout ceci me chagrine à mort. » Lefebvre, ainsi mis au pied du mur, se déroba dans une lettre du 2 septembre, jurant que son rapport n'avait pas eu un mot de plainte « d'un seul soldat et bien moins encore des officiers », et mettant sa retraite « au nombre de celles qui font plus d'honneur au chef et aux soldats qui l'exécutent, que ces victoires où il n'y a qu'à courir en avant ». La confidence de Max Joseph sur le retentissement dans toute l'armée des maladroites violences oratoires du maréchal-sénateur, que recoupe l'humble témoignage du fantassin Joseph Deifel, n'en est pas moins spécialement à retenir. Car elle marque la vraie date, que les historiens selon leur thèse avancent ou reculent, du début d'un revirement d'opinion générale qui devait, en quelques étapes conduire à la dislocation de la Confédération : Les dispositions du roi lui-même dont la bonne volonté depuis la signature de l'alliance avait donné celle-ci tout son effet, se traduisent sans fard dans cet autre billet à son « cher prince » : « Je vous le répète, mon moral et mon physique sont dans un état de souffrance difficile à peindre, il n'y a qu'une bonne paix ou quelques batailles décisives qui puissent me rendre à moi-même . » Mais voici que l'époux de Madame Sans-Gêne allait récidiver et cette fois faire tomber la foudre sur l'héritier du trône, pourtant assoupli aux concessions verbales les plus poussées.
A l'annonce de l'armistice « si glorieux », Louis avait demandé à Napoléon la permission de venir à Vienne, « désirant s'instruire » en visitant « les ponts et ouvrages qui excitent l'admiration de tous ceux qui les voient » : «  Ce me sera, concluait sa lettre du 16 juillet, un grand bonheur de vous revoir, Sire, et de pouvoir exprimer le sentiment de mon respectueux dévouement envers celui qui nous a sauvés. » Il avait confié sa division au général Raglovich et, bien accueilli au grand quartier impérial et dispensé ainsi de prendre part à la répression du soulèvement tyrolien (comme Max Joseph en remerciait expressément l'Empereur par le truchement du prince de Neuchatel), il était encore allé visiter Gratz, Trieste, la Carniole et la Carinthie, ne reprenant son commandement que le 4 septembre chargé de couvrir la région de Slazbourg contre les insurgés du Tyrol. Les Mémoires de Montgelas expliquent par un retour du prince royal à ses idées antifrançaises (qu'avaient , selon eux, ébranlées au début de la campagne « le zèle de l'Empereur pour la défense de la Bavière, les talents éminents qu'il y avait déployés et les brillants succès remportés »), mais aussi par le sentiment des arrière-pensées de Napoléon sur la destination finale du Tyrol et par la tension entre militaires français et bavarois depuis la dernière reculade, les incidents pénibles qui dressèrent brusquement l'un contre l'autre le maréchal et le prince son subordonnée. «  Le roi m'a parlé hier de deux scène désagréables qui ont eu lieu à Salzbourg entre le prince royal et Mgr le duc de Dantzig, mandait Otto à Champagny le 22 septembre. Sa Majesté m'a dit que le prince lui avait écrit pour donner sa démission mais que, ne voulant pas l'accepter sans l'assentiment de S. M. l'Empereur, Elle avait envoyé copie des pièces à S. A. S. le prince de Neuchatel. J'apprends par d'autres voies que les officiers et soldats bavarois sont très peinés du traitement que le prince a éprouvé à cette occasion.

Le mariage autrichien

La répudiation de Joséphine, mère de l'élégant officier de fortune à qui la politique lui avait fait unir sa fille, était déjà un assez grave sujet de préoccupations pour Maximilien, dont on a vu le vif sentiment de famille. Mais le chois de l'épouse dont le chef de la « quatrième dynastie » attendait un héritier direct  avait une importance autrement essentielle pour l'avenir des relations franco-bavaroises. Le mariage russe, c'était la consolidation de la paix européenne par l'alliance des deux plus grands empires, dont l'amitié venait de permettre à chacun d'eux des victoires et des agrandissements qui les fortifiaient davantage contre « l'ennemi commun du continent » l'Angleterre. C'était, pour la Bavière, la certitude d'une période de réfection absolument indispensable après les sacrifices d'une guerre qui avait épuisé ses ressources, c'était aussi le resserrement de liens familiaux qui eussent fait du roi, beau-frère d'Alexandre, celui de Napoléon. Le mariage autrichien, par contre, c'était avec un refroidissement et bientôt une rupture trop faciles à prévoir entre Paris et Pétersbourg, – c'est-à-dire pour Maximilien une nouvelle remise en question plus ou moins imminente des résultats chèrement payés par les dernières campagnes – la réconciliation des deux cours ennemies dont l'antagonisme avait donné tout son prix au facteur bavarois, peut-être même le danger de vengeances viennoises. Montgelas qui, sans aborder ce point de vue de l'État dont il menait la politique, consacre plusieurs pages de ses Mémoires à des considérations balancées sur les avantages et les inconvénients respectifs des deux solutions aux yeux des Français d'alors, souligne le rôle du prince Eugène, sympathique à l'Autriche comme Talleyrand contre Murat, dans l'évolution d'où, par le double effet des réticences et des retards russes, des invites et des empressements autrichiens, Napoléon devait sortir le neveu de Louis XVI. Mais quelle ironie du destin avait attiré à Paris les souverains bavarois juste au moment où se débattait ce procès décisif pour l'avenir du royaume, de la Confédération et de tout l'édifice napoléonien !

« Notre roi fut témoin de toutes ces négociations qui accaparaient tellement l'attention de la cour de France qu'elle perdit complètement de vue ce qui restait à faire pour l'exécution de la paix de Vienne, » observe ironiquement Montgelas, les uns « représentants des intéressés, les autres simples solliciteurs, il s'écoula plus de deux moi sans la moindre ouverture du côté français », jusqu'à ce qu'on s'occupât du Prince Primat Dalberg, pour le faire, par un traité de janvier, grand-duc de Francfort avec les principautés de Hanau et Fulda, mais abandon de Ratisbonne. En réalité, Napoléon avait expliqué dès le 24 décembre ses vues à Champagny sur le lot de la Bavière : un gain sur le papier de « 7 à 800000 âmes » mais cession du « Tyrol italien » et de 200 à 250 000 âmes au Wurtemberg qui en passerait 50 000 à Bade. Maximilien, saisi par Cetto, lui avait aussitôt, « péniblement affecté des conditions attachées aux acquisitions que la magnanimité de son auguste allié lui destinait, «  fait protester contre les sacrifices envisagés. «  Le fait est que j'ai besoin du Tyrol italien, que je crois que le Tyrol allemand sera toujours mal gouverné, qu'il ne sera jamais soumis et nous donnera des inquiétudes graves, » trancha l'Empereur et il prétendit savoir quelle Constitution se proposait de lui donner la Bavière. Champagny en posant, non sans hauteur, la question dans une longue note du 3 janvier, proclamait « dans l'opinion de Sa Majesté, la division du Tyrol nécessitées par l'intérêt pressant de la Bavière et de ses alliés ». Le plaidoyer de Cetto sous la dictée du roi, fut nuancé, digne, parfois sarcastique.
 
La révolte tyrolienne n'avait pas eu les causes que le ministre français « semblait indiquer » : «  Un peuple belliqueux se porte  facilement à écouter les suggestions du gouvernement auquel il a appartenu pendant des siècles et dont il vient d'être séparé sans avoir provoqué ni désiré ce changement. » Les Tyroliens, dont le seul « grief national » était « la loi de conscription militaire », ont été poussés au soulèvement tant par les « assurances trompeuses » de l'Autriche que par l'invasion de leur province et de l'Italie «  dégarnie de troupes ». « La Constitution que le roi a donnée à son royaume convient au Tyrol comme à tous les autres pays, elle repose sur les mêmes principes que celle de l'empire français et du royaume d'Italie, sur la garantie des propriétés par la liberté des consciences et sur l'égalité des avantages et des charges pour tous les sujets sans distinction. » L'oeuvre de pacification confiée aux commissaires royaux « serait déjà fort avancée » si les commandants militaires français ne s'étaient opposés au rétablissement des autorités bavaroises. Le roi cédera, si on « y insiste », le Tyrol, mais c'était le plus clair avantage du traité de Presbourg et il l'avait payé de la principauté de Wurzbourg, « plus riche et plus aisée à gouverner », et qu'il perdait ainsi deux fois.
Les acquisitions offertes ne contrebalanceraient pas les cessions demandées, argumentait encore Cetto, exprimant enfin l'espoir de Max Joseph que Napoléon « n'exigerait pas que la Bavière soit démembrée à la fois du côté de l'Italie et du côté de l'Allemagne ». L'Empereur éclata : « Répondez à M. de Cetto que je ne saurais être satisfait de son mémoire, que ce n'est point avec des exposés de principes qu'on gouverne les nations, … que ce pays a été brisé dans ses habitudes et dans ses institutions, que le Tyrol se serait révolté contre la maison d'Autriche si elle eût agi comme les Bavarois, … que, si je me mêle des affaires de la Bavière dans ce pays, c'est que cela importe à la sûreté de la Confédération. » Le mot était inédit et grave. Il inaugurait la nouvelle ère des relations franco-bavaroises qui allaient, de 1810 à 1813, préparer un revirement décisif, dont le premier symptôme serait le ton aigre-doux des journaux de nos alliés : « M. le duc de Cadore, écrira Napoléon le 10 février, présentez une note officielle et pressante à M. de Montgelas pour se plaindre des impertinences qu'on laisse imprimer dans les gazettes bavaroises et faire sentir que ces extravagances font le plus mauvais effet. » Entre temps, Montgelas, « promu » comte en récompense de ses « importants services dans toutes les branches des affaires étrangères et intérieures de l' État » avec dotation d'un majorat de 205 000 florins, appelé d'urgence à Paris par son maître désireux de rentrer à Munich où la reine le précéda (, improvisait fin janvier, afin d'apaiser le vainqueur de Wagram, un projet de Constitution tyrolienne assurant au prince royale une sorte de vice-royauté à Innsbruck. Mais le premier débat du ministre avec son collègue français n'en fut pas moins désastreux, et, de sa main, Max Joseph s'en prétendit à Champagny « atterré » : « Est-il possible que l'Empereur veuille maltraiter à ce point son premier, son plus fidèle, et j'ose le dire, le seul allié volontaire qu'il ait ? Il m'est impossible, M. le duc, de signer l'arrangement qui a été proposé . »

L'émotion du roi ébranla enfin Champagny qui, n'ayant pas les mêmes raisons de sympathie pour Stuttgart que Talleyrand, rogna sérieusement la part wurtembergeoise dans le projet qu'il soumettait le 13 février à l'Empereur. A peine Max parti, non sans réclamer une solution que Montgelas lui reproche d'avoir brusquée, les deux ministres des relations extérieures signaient, le 28 février 1810 ; un traité accordant ) la Bavière Bayreuth, Ratisbonne et « les pays cédés par l'empereur d'Autriche à la droite de l'Inn » : Salzbourg, Berchtesgaden, l'Inn et le Hausrückviertel, mais lui enlevant le Tyrol italien et 170000 âmes en Souabe et Franconie pour le roi de Wurtemberg et le grand-duc de Wurzbourg, y compris la ville de Schweinfurt enclavée dans le grand-duché. La Bavière prenait à son compte la dotation comme comte français de Wrède, de 30 000 fl. de rente, s'engageait à verser pour Bayreuth 15 millions de francs en 150 bons de 100000, remboursables trimestriellement de 1811 à 1820, et à constituer pour Ratisbonne 400 000 francs de rentes au neveu du nouveau grand-duc de Francfort, le duc de Dalberg, et au mari de sa nièce de la Leyen, le comte Tascher de la Pagerie, enfin, autre coup dur, pécuniairement, renonçait au remboursement de toutes les avances et fournitures faires aux troupes françaises ou alliées. De longues et épineuses négociations, menées pour Max Joseph par Montgelas en personne à Paris, réglèrent la répartition des régions cédées entre Etats sud-allemands, où la ville d'Ulm fut le principal cadeau de la Bavière au Wurtemberg.

Montgelas établit dans ses Mémoires un bilan d'une objectivité d'autant plus sereine qu'il achève auparavant de montrer l'inanité de la voie de corruption (Vertamy-Kobell) inaugurée par Hompesch et suivie sur nouveau frais, si l'on peut dire, à Paris, et aussi qu'il attribue à la fausse manoeuvre du roi pressant l'Empereur au lieu de laisser son ministre négocier à loisir, l'échec de ses essais ultimes pour Villach et Botzen. Tels quels, les agrandissements obtenus décevaient, dit-il, les « espérances exaltées » éveillées par le début de la campagne et surtout il fallait maintenant payer 25 millions (car une convention complémentaire racheta pour 10 les domaines de Bayreuth, gages de dotations) ce qui l'accord d'Erfurt procurait en son temps pour 15. Mais le traité n'en assurait pas moins à la Bavière les avantages les plus appréciables. D'abord un gain net de population : le royaume engloberait maintenant 3 millions et demi d'habitants. Puis l'apurement complet du territoire agrandi avec la réunion de la dernière enclave « étrangère », Ratisbonne, et l'abandon de celle de Schweinfurt. « La possession hors de conteste du Tyrol allemand mettait à l'abri la capitale. Les montagnes de Slazbourg, au prolongement de celles du Tyrol et du Vorarlberg, formaient désormais une frontière militaire respectable. Les quartiers de l'Inn et du Hausrück élargissaient le territoire national du côté où il avait été jusque-là le plus rétréci. » Il y avait enfin dans la nouvelle configuration géographique un équilibre qui faciliterait une réorganisation administrative rationnelle. Les sacrifices de 1809 n'avaient donc pas été vains, ni le choix du camp maladroit. Quand, sous l'effet des fautes diverses de la nouvelle politique allemande et européenne du « Protecteur » à partir de 1810 dans la phase suprême du Système continental, la Bavière croira devoir passer en 1813 à la Coalition anglo-austrorusse, elle y perdra, avec une large part de ses derniers arrondissements, l'unité et l'homogénéité assurée par l'alliance française au royaume-clef de voûte de l'Allemagne napoléonienne.

Notes

Extrait de Napoléon et l'Allemagne : les système continental et les débuts du Royaume de Bavière 1806-1810.
Editions Plon
pp. 248 et suiv
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