Napoléon et les grands travaux. L’architecture métallique

Auteur(s) : POISSON Georges
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Homme des Lumières, membre de l’Académie des Sciences, l’Empereur resta toujours attiré par les techniques et matériaux modernes, fer et ses dérivés, et chercha souvent à les utiliser dans ses constructions parisiennes de prestige. Ceci d’autant plus que la guerre et le blocus généraient un développement considérable de la production de fer. En 1789, en France, huit cents hauts-fourneaux fournissaient 69 000 tonnes de fonte par an ; en 1807, il suffira de trois cents hauts-fourneaux pour en produire 450 000 tonnes.

Napoléon et les grands travaux. L’architecture métallique
Le pont d'Austerlitz au XIXe s., estampe, anonyme

Le pont des Arts

La question de l’utilisation monumentale du fer se posa en premier lieu pour le pont, prévu par un décret de 1801, destiné à relier le Muséum central des Arts, c’est-à-dire le Louvre, et le palais des Beaux-Arts, ancien collège des Quatre nations (notre Institut), pont qui ne pouvait que s’appeler pont des Arts.

Est-ce Bonaparte qui avait eu l’idée de le construire en fer, ou fit-il sien le projet présenté par l’ingénieur Louis-Alexandre de Cessart, lequel avait compris que le fer évitait le traditionnel profil en dos d’âne et, par sa légèreté, gardait l’harmonie du plan d’eau ? Le Premier consul en discuta avec Bourrienne,  » car il n’y avait pas, écrit ce dernier, de chose dont il parlât et entendît parler plus volontiers que de constructions nouvelles « .

La technique du fer avait beaucoup progressé au XVIIIe siècle, mais l’Angleterre était très en avance dans ce domaine : le fer au coke, le soufflet à cylindre, le puddlage y avaient été mis au point bien avant la Révolution et le premier pont en fonte (Coalbrockdale) y avait été construit en 1777. En France où le minerai était rare, le métal n’avait encore été utilisé que comme complément de constructions ou structure partielle (renforts de la colonnade du Louvre et du Panthéon, charpente en fer forgé du Théâtre-français par Louis en 1786). Cependant, Le Creusot avait été fondé en 1782 (Louis XVI en avait été un des principaux actionnaires) et, depuis le début de la Révolution, il fournissait en grandes quantités du matériel d’artillerie en bronze et fonte. L’essor de l’architecture métallique sous l’Empire va être provoqué à la fois par la situation extérieure et la volonté du souverain.

Le fer offrait un gros avantage en ce temps où les villes étaient toujours soumises à la perspective de l’incendie : sa résistance au feu. Bonaparte projeta donc de l’utiliser pour le nouvel ouvrage et, malgré l’opposition de Bourrienne et les réticences de Percier et Fontaine, opta pour le projet de Cessart. Mais ce dernier, né sous la Régence, ancien combattant de Fontenoy, était trop âgé (il mourra en 1806) et la construction fut confiée à un autre ingénieur, Lacroix-Dillon. C’est lui qui, au fer prévu, substitua la fonte, matériau de fabrication facile, résistant bien à la compression et pouvant par moulage prendre toutes formes souhaitées.

Les travaux commencèrent en 1801. C’est à Tourouvre, dans le Perche, région riche alors en minerai et fonderies, que furent fondues les neuf arches, de 17,60 m d’ouverture, de cette passerelle surélevée, inaugurée le 24 novembre 1803. C’était le premier monument napoléonien venu à terme, qui avait coûté 787 655 francs et 65 centimes.

Des piles de maçonnerie aux extrémités arrondies supportaient les arches de fonte, d’un dessin élégant, avec contreventements bien étudiés. Mais, si l’on en croit Bourrienne, Bonaparte ne fut guère satisfait du résultat, trouvant l’ouvrage mesquin et peu en harmonie avec les ponts voisins :  » Je sais que, revenu plus tard à mes idées, comme il visitait le Louvre, s’étant arrêté à une des croisées donnant sur le pont des Arts, il dit : « Cela n’a aucune apparence de solidité ; ce pont n’a rien de grandiose ; je conçois qu’en Angleterre, où la pierre est rare, on emploie le fer pour des arcs d’une grande dimension, mais en France, où tout abonde »… « .

De ce pont controversé, nous ne possédons plus que l’ombre : obstacle pour la navigation, à plusieurs reprises endommagé par les péniches, il a été démoli en 1982, une de ses arches ayant été remontée à Nogent-sur-Marne. L’architecte Louis Arretche l’a reconstruit sur sept arches plus larges, mais de même dessin, qui gardent le reflet et le souvenir du premier ouvrage.

Le pont d’Austerlitz

Le second pont métallique parisien prêta encore plus le flanc à la critique. Depuis le XVIIIe siècle (Perronet avait produit un premier projet en 1773), on songeait à assurer une communication entre les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel, pour remplacer les barques de passeurs, nombreuses à cet endroit. En 1801 était décidée (loi du 24 ventôse an IX) la construction d’un ouvrage d’abord nommé pont du Jardin des plantes, dont les plans furent demandés à l’ingénieur en chef Desmoutier, ancien collaborateur de Perronet. Mais il mourut en 1804 et sa succession fut donnée à un ingénieur de vingt-sept ans, Corneille Mandé dit Lamandé, placé sous la direction de Becquey de Beaupré, ingénieur en chef.

Menée de 1802 à 1805, la construction fut soumise à de nombreux aléas :  » Malgré, écrit Lanzac de Laborie, le nombre relativement considérable d’ouvriers, employés dès le début de l’ouvrage, celui-ci avancera lentement. Tantôt, faute d’argent, on ne profitera pas des basses eaux pour pousser activement les fondations, tantôt une crue intempestive viendra bouleverser l’oeuvre de quelques semaines « .

La construction ne s’acheva qu’en 1805 et le pont fut ouvert à la circulation le 1er juin suivant, sous son nouveau nom paré d’une gloire toute fraîche, de pont d’Austerlitz. Il était soumis à péage un sou par piéton, trois sous par cabriolet, cinq sous par carrosse ou chariot. L’inauguration fut l’occasion de couplets anti-anglais, les Britanniques ayant été jusque-là les champions de l’architecture métallique, et aussi d’aménagement sur les deux rives : des quartiers, des places nouvellement créées reçurent ou recevront les noms d’officiers morts au champ d’honneur : Bourdon, Mazas, Morland, Valhubert, origine toponymique bien peu connue aujourd’hui.

Le nouvel ouvrage présentait un aspect voisin de celui du pont des Arts : des culées de maçonnerie rectangulaires, distantes de cent cinquante-neuf mètres, y supportaient cinq arcs de fonte par arche (32,36 mètre d’ouverture), lesquelles portaient le tablier.

L’ensemble fut admiré :  » Le superbe pont d’Austerlitz « , écrit en 1810 le comte de Clary. Mais la fonte est un matériau qui supporte sans broncher la compression, mais mal le mouvement et qui se casse. Inconvénient minime pour le pont des Arts, qui ne portait que des piétons, mais dirimant pour celui-ci, que franchissaient de lourds charrois. Deux ou trois ans après la construction, le chevalier Bruyère, directeur des Travaux de Paris, constatait des commencements de fissures. Sous la Restauration, le changement de nom de l’ouvrage rebaptisé pont du Jardin du roi, ne modifia pas le processus de dégradation, bientôt aggravé par le transport des vins et le trafic des gares de Lyon et d’Austerlitz, ainsi que par les variations de température. On dut se résoudre à la reconstruction : en 1855 le pont fut remplacé par un nouvel ouvrage, en maçonnerie, qui, régime oblige, releva le nom de pont d’Austerlitz.

En fer ou en pierre ?

Malgré critiques et déboires, Napoléon restait partisan du métal pour la construction des nouveaux ponts, et l’ouvrage décidé par la loi du 17 mars 1806 dans l’axe du Champ de Mars avait été prévu en fer,  » parce qu’il y aura, écrivait l’Empereur, économie de trente à quarante pour cent « . La construction fut confiée à Lamandé, dont le pont d’Austerlitz avait assuré la réputation, et qui prévit  » cinq arches en fonte, construites suivant un arc de cercle, ayant vingt-huit mètres de diamètre, trois mètres trente de flèche « . Il se mit au travail, mais se convainquit bientôt que  » des voûtes en pierre dure offriraient, avec peu de dépenses en plus, autant de durée, plus de solidité, moins de frais d’entretien « . Il parvint à convaincre le Conseil des Ponts et Chaussées, puis l’Empereur, et c’est en pierre que fut élevé le pont
d’Iéna.

Mais Napoléon n’avait pas renoncé au métal. En 1808, il écrivait à Montalivet, directeur des Ponts et Chaussées :  » Je désirerais savoir si l’on ne pourrait faire un pont vis-à-vis des Invalides, comme le pont des Arts « . Trois ans plus tard, il revenait sur la question, en préconisant un pont en fer d’une seule arche. L’Empereur voyait loin : aucun ingénieur n’était capable à l’époque de concevoir pareil ouvrage, qui ne naîtra qu’à la veille de l’Exposition de 1900 : c’est notre pont Alexandre III.

La Halle au blé

Cependant, l’ouvrage métallique du règne restant le plus inconnu du public, et souvent des historiens, est la coupole de la Halle au blé.

Ce bâtiment avait été construit en 1763 par l’architecte Le Camus de Mézières à l’emplacement de l’hôtel de Soissons, dont avait été conservée la colonne de Jean Bullant que nous avons toujours. L’édifice se présentait comme un bâtiment annulaire, encadrant une cour ouverte, pour la couverture de laquelle on avait ouvert dès 1782 un concours : l’architecte Bélanger qui, toujours vainement, posait sa candidature chaque fois qu’un chantier semblait s’ouvrir, écrivit au ministre de l’Intérieur pour lui proposer son projet, fignolé vingt ans durant, de coupole métallique hémisphérique :  » Ce projet aurait l’avantage de prouver aux étrangers que, tandis que les armées de l’immortel Bonaparte franchissaient tous les obstacles, les arts exécutaient une entreprise aussi hardie dans ses conceptions qu’elle sera nouvelle pour toutes les nations « . Et il faisait aussi remarquer qu’il y avait là moyen pour la France d’affirmer sa suprématie sur l’Angleterre.

Bélanger, constructeur de Bagatelle et autres folies, survivant du temps de la douceur de vivre, et que nous avons tendance à considérer comme un architecte de la futilité aux procédés traditionnels, était pourtant, dès la fin de l’Ancien Régime, partisan de la structure métallique, et avait pourvu en 1788 les trois hôtels qu’il construisait 13 à 15 bis rue Saint-Georges (ils existent encore en partie) de voûtes et terrasses soutenues par des fermes en fer et, à soixante ans, restait partisan de ces innovations. En février 1807, la commission nommée pour étudier le problème de la Halle au blé, insensible au modernisme, se prononça pour une coupole en pierre de taille, selon le projet de Rondelet : les adversaires du métal,  » genre de construction parasite « , semblaient l’emporter et leur porte-parole, l’architecte Viel, proclamait :  » Nous nous devons à nous-mêmes, à la société, d’opposer une digue puissante contre les débordements et les innovations du mauvais goût qui dominent l’architecture et la détruisent si activement « .

Mais Becquey de Beaupré, chargé d’un utile rapport, démontra l’inconvénient de la construction en pierre, à la fois quant aux points d’appui et au montant de la dépense, et se prononça pour le fer. La commission se rangea à son avis.

Un décret de novembre 1807 assura le financement de l’opération et un autre, d’avril 1808, chargea Bélanger du travail. Pour parer aux mouvements de dilatation, ce dernier lança quinze fermes cintrées en fonte de fer, composées chacune de deux poutrelles reliées par des entretoises et supportant 765 caissons de fer de dimensions dégressives montés en couronne et ensuite recouverts de feuilles de cuivre. Structure grêle et aérienne façonnée par l’ingénieur François Brunet à la manufacture du Creusot, jusque-là surtout vouée au matériel d’artillerie et qui diversifiait peu à peu sa production (elle a, sous l’Empire, fondu plusieurs statues).

Gros avantages de la coupole métallique : l’incombustibilité. Mais les travaux avançaient lentement, entravés en particulier par la mauvaise entente entre Bélanger et Rondelet, qu’on lui avait donné comme inspecteur. Cette lenteur finit par provoquer le mécontentement de l’Empereur, qui visita le chantier en 1812, et le ministre de l’Intérieur recourut à la menace :  » Les traitements et honoraires de tous les agents attachés aux dits travaux, sans exception, cesseront à partir du 1er janvier 1813 « . Ce à quoi Bélanger, d’après Mark Deming, répondit :  » Je n’ai plus qu’un seul parti à prendre si l’on persiste à m’invalider : c’est de demander ma pension, ou de vendre à la porte de la Halle les détails de la Coupole, assis comme Diogène dans un tonneau et disant aux passants : « Ayez pitié d’un artiste qui a été honorablement ruiné » « .

Cependant l’architecte, âgé de soixante-huit ans, put mener son chantier à bout : la coupole fut achevée en juillet 1813 et très admirée. Fontaine, habituellement peu prodigue de louanges envers ses confrères, vanta dans un rapport à l’Empereur  » ce travail, l’un des plus remarquables qui ont été faits sous le règne présent « . C’était le premier dôme en métal de l’histoire de l’architecture : la voie était tracée pour les Halles de Baltard.

Ce morceau précurseur a malheureusement été modifié en 1886 par la transformation de la Halle au blé en bourse de commerce. Si le beau volume central a été maintenu, la coupole de Bélanger, conservée, a été vitrée dans sa partie supérieure et toute sa partie basse hourdie en briques pour recevoir un décor peint illustrant, non sans talent, l’histoire du Commerce. Si vous pénétrez dans l’édifice, levez les yeux au ciel…

Bibliographie

Ch. Bauchal, Nouveau dictionnaire des architectes français, Paris, 1887.
M.-L. Biver, Le Paris de Napoléon, Paris, 1963.
Mark K. Deming, La Halle au blé de Paris, Bruxelles, 1984.
H.-L. Dubly, Ponts de Paris à travers les siècles, 1913.
Lanzac de Laborie, Paris sous Napoléon, Paris, 1913.
G. Poisson, Napoléon et Paris, Paris, 1964.
Histoire de l’architecture à Paris, coll. Nouvelle histoire de Paris, Paris, 1997.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
442
Numéro de page :
45-48
Mois de publication :
août-sept.
Année de publication :
2002
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