Napoléon III et Bismarck. Étude sur les relations diplomatiques avec la Prusse

Auteur(s) : BURGAUD Stéphanie
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La partie diplomatique à laquelle se livrent Napoléon III et Bismarck n’est pas aisée à étudier. Son issue y est pour beaucoup : la défaite cinglante du premier est attribuée à parts égales à son incurie stratégique et à la fourberie du Prussien. Car le combat qui a commencé entre deux volontés de puissance s’achève dans une lutte entre deux peuples.

Napoléon III et Bismarck. Étude sur les relations diplomatiques avec la Prusse

La partie diplomatique à laquelle se livrent Napoléon III et Bismarck n’est pas aisée à étudier. Son issue y est pour beaucoup : la défaite cinglante du premier est attribuée à parts égales à son incurie stratégique et à la fourberie du Prussien. Car le combat qui a commencé entre deux volontés de puissance s’achève dans une lutte entre deux peuples. Les historiens des deux pays, mis à contribution par le Reich wilhelmien, la jeune République de Weimar et la Troisième République pour forger une histoire nationale, contribuent incontestablement à durcir ces tendances, à creuser le fossé entre les événements et leur reconstruction partisane. Car entre le secret d’État qui scelle jalousement les archives prussiennes, les partitions européennes qui interdisent l’accès libre et entier aux sources diplomatique et l’opprobre jeté sur la politique impériale, il est difficile d’écrire cette histoire bilatérale jusqu’à une date récente. C’est là pourtant une des clefs d’analyse du Second Empire tout comme des relations internationales du second XIXe siècle.

Bismarck, une opportunité dans le jeu napoléonien ?

Napoléon III mesure très tôt, dès les années cinquante, ce qu’un diplomate comme Bismarck peut lui apporter sur l’échiquier européen. Certes, c’est d’abord le plénipotentiaire prussien à la Diète de Francfort qui sait éveiller sa curiosité. Il a le sens de la provocation : ne menace-t-il pas ses homologues allemands, dès 1854, d’une alliance franco-prussienne, obtenue, s’il le faut, par le sacrifice des provinces rhénanes ? À l’intérieur, c’est un jeu dangereux car la charge symbolique attachée à la personne de l’Empereur des Français, héritier de la tradition révolutionnaire des Bonaparte pour la droite, fossoyeur de la République de 1848 pour la gauche libérale et démocratique, en fait unanimement l’ennemi.

Bismarck aime provoquer, c’est certain, car provoquer c’est exister. Il est ainsi persuadé que « les grandes crises créent un climat favorable à la croissance de la Prusse » (1).

Mais son intérêt pour Napoléon III n’est pas artificiellement feint. Le pays a besoin d’alliances et la France est le meilleur allié possible, explique-t-il au conservateur Leopold von Gerlach (2). Le révisionnisme de la politique impériale s’accorde parfaitement avec ses vues. La Prusse n’a pas davantage d’intérêt que la France au maintien de l’ordre de Vienne qui, réaffirmé par l’autocratie tsariste à Olmutz, la subordonne à sa rivale autrichienne dans l’espace germanique. Il faut mener une politique d’intérêts et non de sentiments, affirme-t-il. Autrement dit, Bismarck ne craint pas Napoléon III et mesure très vite l’intérêt d’un rapprochement. Il raille d’ailleurs les réactions irrationnelles que sa personne déclenche. « J’ai l’impression que l’empereur Napoléon est un homme intelligent et aimable, bien qu’il ne soit pas aussi habile qu’on veut bien le dire : qu’il se passe un événement quelconque, on le met sur son compte, et s’il pleut à contretemps dans l’Asie Orientale, on en attribue la faute à quelque machination perfide de l’empereur. On s’est habitué, et cela surtout chez nous, à le considérer comme une sorte de génie du mal méditant toujours quelque mauvais coup pour troubler le monde. » (3)

Napoléon III reçoit donc le diplomate prussien à deux reprises, en 1855 à l’occasion de l’Exposition Universelle, et derechef en avril 1857. À propos de ces entrevues, c’est le second qui s’exprime. Dans ses mémoires, il affirme ainsi que son hôte lui fait comprendre « qu’il désire et projette un accord intime entre la France et la Prusse » (4) . Mais sa correspondance de l’époque bruisse déjà d’allusions en ce sens, évidemment invérifiables. À l’automne 1858, il confie à l’ambassadeur russe Kisselev ces mots du souverain, à l’en croire : « Je n’ai point de plans ambitieux comme le premier Empereur mais si d’autres États obtiennent quelque chose, il n’est pas possible à la France de repartir les mains vides. »

En 1870, il avancera que, dans le secret de leurs conversations d’alors, Napoléon III lui a fait l’offre d’un traité de neutralité pour le cas d’une guerre franco-autrichienne à propos de l’Italie. Vrais ou faux, ces bruits révèlent au moins l’intérêt manifeste de Bismarck pour un rapprochement. L’empressement de l’Empereur à le recevoir permet de penser qu’il est partagé.

L’évocation de la question italo-autrichienne ajoute de la vraisemblance à la combinaison mais celle des provinces rhénanes rend l’affaire plus compliquée. Elle permet d’accuser la perfidie des deux hommes : pour les historiens nationalistes allemands comme Hermann Oncken (5), Napoléon III révèle là sa soif de conquête territoriale, pour les libéraux allemands, Bismarck, sa réactionnaire « diplomatie de cabinet » et son mépris pour la cause nationale. Détracteurs comme défenseurs des deux personnages auront donc à coeur de leur tracer un plan à long terme qui prouve ou nie l’existence de ce mobile rhénan. C’est un présupposé qui fausse les événements en les reconstruisant.

Pourtant si l’on admet que ce rapprochement est souhaité par les deux hommes, il faut bien leur chercher un mobile. Pour Bismarck, obtenir le soutien de l’Empereur c’est s’assurer d’un appui solide dans la lutte pour la primauté germanique et, dès lors, lui faire miroiter des compensations, avec ou non l’intention de les honorer, un prix à payer (à condition que les circonstances l’exigent !) relativement logique. Pour Napoléon III, l’interprétation est plus délicate. Enfermer sa diplomatie dans l’univoque « politique des nationalités » est une erreur. D’abord le choix de la Prusse et d’un Bismarck ne plaident guère a priori en ce sens. Enfin, les recherches récentes sur les questions polonaise, roumaine ou italienne remettent en cause ce tropisme absolu (6). L’Empereur entend pratiquer, comme tous les grands dirigeants, une politique de puissance et son génie est d’avoir su la faire coïncider parfois avec le puissant mouvement d’unification nationale.

Cette politique a pour objectif premier d’affaiblir, de détruire, d’empêcher que ne se reconstitue la coalition qui a présidé à la chute du Premier Empire. La guerre de Crimée, et plus encore son règlement, sont de ce point de vue un coup de maître. La France y assoit sa puissance militaire et diplomatique. Non seulement Britanniques, Autrichiens et Russes s’affrontent mais le rapprochement franco-russe est là pour s’assurer que leurs divisions perdurent. Ce dernier cependant ne comble qu’imparfaitement les attentes napoléoniennes. Certes la Russie reste neutre dans la guerre de 1859, guerre menée pour l’unification italienne donc aussi pour affaiblir l’Autriche. Mais elle marque beaucoup de réticences. Napoléon III mesure, dès l’entrevue de Stuttgart de 1857, les limites du jeu franco-russe. La seconde visite de Bismarck la même année tombe donc à point nommé et révèle, dans ce contexte, les attentes impériales.

La Prusse peut être un partenaire utile à deux degrés : en affaiblissant durablement l’Autriche forcée d’accepter un partage des affaires allemandes (ce qui ouvre aussi des perspectives pour une solution de la question italienne) ; en constituant avec la France un front suffisamment fort pour faire reculer les autres puissances de l’ordre de 1814. Cela implique évidemment un pari osé sur la capacité bismarckienne à hisser la Prusse à ce niveau de puissance. Cela ne signifie pas non plus que l’Empereur renoncerait à saisir toute autre occasion qui se présenterait à lui de réaliser ces mêmes objectifs : fin de l’ordre de Vienne, nouvel équilibre  – y compris territorial – des puissances européennes, solution de la question italienne etc. Les circonstances décideront. Et là encore on ne peut qu’être frappé par la similitude de vues avec Bismarck.

Bismarck n’est pas Cavour

En octobre 1862, l’arrivée au pouvoir en Prusse de celui qui exerce sa dernière ambassade à Paris est donc plutôt de bon augure. Et si Napoléon III espère voir Bismarck devenir un trublion de l’ordre conservateur de Vienne, son espoir n’est pas déçu en 1863.

Nos recherches récentes sur les événements qui s’y déroulent autorisent en effet un jugement bien moins négatif qu’à l’accoutumée sur les perspectives qu’ils ouvrent à la diplomatie napoléonienne (7).

Certes l’Empereur ne parvient pas à imposer une solution à la question polonaise (8) mais tel n’était pas le cœur de son intervention contre la Russie ; certes il manque une occasion de redessiner la carte européenne à l’avantage de la France, comme certains (Eugénie, Plon-Plon) ont pu le rêver à haute voix dans son entourage en février-mars ; certes, son grand projet de congrès européen est encore ajourné à l’automne.

L’année 1863 marque bien ces insuccès mais ni une rupture franco-russe brutale et définitive ni le début d’une indéfectible amitié prusso-russe dont Bismarck voudrait faire l’adjuvant principal de sa politique d’unification. En s’attaquant à ce mythe (9), nous avons établi que la Russie ne négocie pas de virage francophobe et prussophile au printemps 1863. Napoléon III possède toujours une carte russe dans son jeu ; libre à lui d’en user ou non au moins jusqu’à l’été 1866 voire jusqu’en 1870.

Quant à Bismarck, avec la fameuse Convention Alvensleben du 8 février, il a voulu assurer la pérennité des possessions polonaises de la Prusse mais aussi faire un coup diplomatique qui redistribue les cartes européennes. En ce sens, le pari est osé mais plutôt réussi à l’automne 1863. Et Napoléon III est sans doute le premier à saisir que la Prusse est en train d’acquérir une « Bündniswert » (valeur en tant qu’alliée). Bismarck le flatte très habilement dans ces bonnes dispositions et convainc son souverain d’accepter la proposition de congrès que moque l’Europe. Et à entendre le chef du Quai d’Orsay, Drouyn de Lhuys, pourtant fort peu prussophile, l’initiative est heureuse : « […] la situation était devenue plus claire […] ; la France […] a pu constater quelles sont les Puissances avec lesquelles elle a des vues identiques. “Si vous avez maintenant, m’a-t-il dit, quelque chose à nous dire à l’oreille, nous écouterons attentivement. Si nous désirons, de l’autre côté, nous entendre avec vous sur une question, nous n’hésiterons pas à vous le dire.” »(10)

Mais jusqu’à l’été 1866, le problème est bien là : Napoléon III peut-il formuler, à l’adresse de Bismarck, des exigences pour une entente ?

La mission de son aide de camp et intime, le général Fleury, dépêché à Berlin et Copenhague à l’hiver 1863-1864 à l’occasion de la crise des Duchés (11) est ici hautement symbolique. Bismarck y tient un discours rôdé depuis maintenant dix ans : la Prusse ne peut pas reculer ; elle serait prête même à « céder les provinces rhénanes ! » (12)

Notre ministre sait qu’il serait très risqué pour l’Empereur d’exiger explicitement un tel prix pour son soutien. Car il est douteux que les autres puissances européennes acceptent que la Rhénanie puisse être une nouvelle Savoie ! Conclure un tel accord serait livrer une arme bien redoutable dans les mains de Bismarck. Napoléon III est trop avisé pour l’ignorer : « Nous avons fait vis-à-vis du Danemark tout ce que nous pouvions faire. Pour le congrès restreint au Danemark répondez que vous en référez à Votre gouvernement. Ne parlez pas du Rhin et tranquillisez sur Posen » (13), télégraphie-t-il immédiatement à son émissaire.

Mais alors seul Bismarck tire profit de la situation puisqu’il obtient la bienveillante neutralité de la France sans rien céder en retour ! Encore faut-il ne pas juger trop négativement la position de l’Empereur. Le fait qu’il ne puisse établir une alliance préliminaire définissant des compensations territoriales n’implique nullement qu’il ne pense pas les obtenir des circonstances. D’ailleurs, s’il emporte la partie à Gastein en août 1865 (14) , Bismarck est inquiet. Il souhaiterait que Napoléon III lui donne un blanc-seing en réaffirmant son désintérêt pour le Rhin. Le ministre en a besoin pour convaincre tous ceux qui, en Prusse, au premier rang desquels le roi Guillaume, craignent les réactions du « Sphinx de la Seine ». Or les ouvertures qu’il fait en septembre au chargé d’affaires français à Berlin, Lefebvre de Béhaine, l’incitant à porter ses regards « partout où l’on parle français dans le monde » (15), restent sans écho. Pis, Napoléon III désavoue Lefebvre. Bismarck n’hésite alors pas à aller au-devant de l’Empereur.

Le voyage de Biarritz est-il un fiasco ? Toute entreprise comme celle-là, en marge de la diplomatie officielle, est évidemment entourée de mystères difficiles à désépaissir. Le ministre prussien n’obtient pas d’accord formel mais est-il venu en chercher ? Il souhaite s’assurer que la France ne s’opposera pas une politique qu’il a d’ailleurs franchement exposée à Lefevbre : étendre l’influence prussienne en Allemagne du Nord. Qu’il réussisse finalement à obtenir cette assurance, moins d’ailleurs à Biarritz qu’à Paris et Saint-Cloud au retour, ou qu’il ait simplement l’habileté de le faire croire, il ne le peut que parce que Napoléon III le veut bien. Et c’est bien lui qui autorise une telle lecture lors de l’échange épistolaire avec le roi Guillaume en mars 1866. Au souverain prussien qui lui écrit : « […] à Biarritz et à Saint- Cloud, […] Votre Majesté a ajouté l’invitation de Lui écrire confidentiellement aussitôt que les circonstances me paraîtraient indiquer le besoin d’une entente plus intime et plus spéciale entre nos deux Gouvernements. Ce moment je le crois venu […] » (16), il assure son « intention formelle » « d’observer la neutralité » (17)

Il serait erroné cependant d’imaginer qu’il s’enferme en 1866 dans un attentisme naïf, espérant récolter sans effort les fruits du succès de Berlin dont il s’assurerait encore de la coopération en plaçant sur le trône de Roumanie, son parent et neuve du roi Guillaume, Karl von Hohenzollern-Sigmaringen.

En réalité, c’est plutôt Bismarck qui fait sienne une initiative roumaine. Car il faut ferrer un Empereur dont il craint toujours qu’il ne lui fasse faux bond et s’assurer la possession d’une pièce maîtresse au cas où le cauchemar  des « plans d’échange » deviendrait réalité. À deux reprises au moins en 1866, Napoléon III est en effet prêt à soutenir la combinaison suivante : cession de la Vénétie à l’Italie par l’Autriche, dédommagée par les principautés danubiennes. Elle permettrait de résoudre pacifiquement la question italienne  et de ménager le dualisme allemand en offrant à la Prusse de renforcer son influence dans le Nord par l’acquisition des duchés danois. Naturellement Bismarck y perdrait son allié de revers italien et son prétexte pour chercher querelle à l’Autriche puisqu’il est entendu que le but de guerre prussien est l’hégémonie en Allemagne.

La manœuvre échoue en raison des exigences autrichiennes : la Silésie prussienne. Or Napoléon III ne souhaite nullement la toute-puissance viennoise en Allemagne. Le congrès du printemps 1866 ne voit donc pas le jour. Pour autant, la stratégie française n’est ni inepte ni nécessairement vouée à l’échec. Le traité signé avec Vienne le 12 juin n’est d’ailleurs pas un pis-aller suite au refus bismarckien d’octroyer des compensations. Napoléon III n’investit guère ses espoirs ni son autorité dans les missions des Vimercati, Kiss de Nemesker ou prince Jérôme qui se succèdent à Berlin. Bismarck ne sera pas un nouveau Cavour ; Napoléon III le sait depuis toujours.

Le traité franco-autrichien est un succès : que les Habsbourg perdent ou gagnent la guerre, ils cèderont la Vénétie. Et si la victoire doit revenir aux Prussiens, Napoléon III ne l’exclut peut-être pas, les rigueurs d’une guerre longue amèneront Bismarck à vouloir négocier. Quoi qu’il en soit, Napoléon III l’a encore répété à Guillaume en mars : toute « modification de l’quilibre européen » devra être sanctionnée par un nouveau congrès des puissances.

Seul Sadowa fige la stratégie napoléonienne face à Bismarck en échec. La victoire rapide et totale des Prussiens ne lui permet pas d’imposer sa médiation ni un congrès destiné à fixer un nouvel ordre favorable à la puissance française.

L’échec d’une alternative à Bismarck

Mais plus encore que Sadowa, n’est-ce pas la demande de compensations territoriales elle-même – et son échec naturellement – qui scellent, aux yeux des Français et des Européens, la faillite diplomatique de Napoléon III ? En effet, cette demande amène à penser que tel était le but suprême de sa politique allemande. Or il s’agit surtout de légitimer a posteriori l’orientation prussophile d’une politique qu’il n’a jamais voulu explicitement et exclusivement telle. En ce sens, il subit probablement la funeste pression de l’opinion et de l’entourage. Souvenons-nous des mots du général Randon : « C’est nous qui avons été battus à Sadowa » ! (18)

Les compensations sont peut-être une manière de compromis entre les deux groupes qui s’affrontent autour de lui le 5 juillet. Si l’on peut convenir avec Gerhard Ritter (19) que Napoléon III n’a sans doute pas fermement souhaité l’acquisition de territoires avant les bouleversements de l’été 1866, il est faux de dire qu’il persiste après Sadowa. L’historien allemand peine d’ailleurs à énoncer ses mobiles d’action depuis les années cinquante. Il n’évoque que la volonté d’entretenir le dualisme germanique ; mais alors il lui faudrait conclure qu’en acceptant que l’Autriche soit chassée d’Allemagne, Napoléon III subit une grave défaite. Or Ritter se trompe en imaginant qu’il est contraint de l’accepter. Le tsar Alexandre propose à l’Empereur, avant et après Sadowa, d’imposer à la Prusse un congrès et le maintien du dualisme (20). Cette alliance, Napoléon III la repousse parce qu’il souhaite la fin de l’ordre de Vienne. Sans doute méconnaît-il ensuite, à partir de la mi-août 1866, la volonté révisionniste russe.

La demande de compensations n’est donc pas le fait du seul Drouyn ; le souverain est au courant de la première tentative fin juillet et laisse agir son ministre tout en tirant les conséquences de son échec : disgrâce et démission.

D’autre part il élabore, de concerve avec Rouher, celle des 16-26 août qui donne lieu au fameux projet de convention franco-prussien publié par le Times le 25 juillet 1870. À la fin de l’été 1866, la stratégie napoléonienne n’a pas encore formellement échoué ; seul un attentisme prolongé la condamne. Il lui faut en effet accepter que la donne diplomatique a été irrémédiablement modifiée par la victoire bismarckienne et trancher entre deux voies : aménager un nouveau modus vivendi avec Bismarck qui, d’ailleurs, n’est pas suffisamment en situation de force pour le repousser ; ou rompre avec Berlin et redéfinir une politique assortie de nouvelles alliances.

Dans un premier temps, la diplomatie impériale, autour de Rouher, La Valette, Moustier, semble opter pour la première. Mais la méfiance – certes légitime – envers Bismarck, et plus encore, l’indécision et l’accumulation d’erreurs stratégiques ne permet pas à la France de gagner le Luxembourg. Car dans cette affaire, l’étude minutieuse des sources apporte de nouveaux éclairages.

Bismarck ne cherche certes pas à fonder une alliance bilatérale dont la négociation autour du Luxembourg serait un des éléments constitutifs. Il s’y refuse parce qu’elle impliquerait une relation de dépendance de la future Allemagne vis-à-vis de la France.

Mais il ne tend pas non plus un piège à Napoléon III en excitant ses convoitises vers un objet dont il entend se servir à cette seule fin.

Dans un premier temps, il travaille réellement à la possibilité d’une annexion, les archives le montrent. Pourquoi ? À l’été 1866, la situation l’exige instamment. Ensuite, et jusqu’au printemps 1867, le Luxembourg peut servir à établir, non pas une alliance, mais un compromis avec la France.
Lisons sa correspondance avec l’ambassadeur prussien à La Haye, Perponcher (21). Elle confirme la stratégie qu’il a exposée aux dirigeants français dès août : il fera planer de fausses menaces sur le Limburg pour forcer les Pays-Bas à abandonner le Luxembourg (22). Libre alors à la France d’agir pour s’en emparer mais Berlin ne pourra pas donner l’impression d’y consentir…

Et le stratagème n’est pas percé à jour par les Hollandais ; Bismarck est conforté dans son action. Ce schéma est aussi corroboré par l’étude menée sur les minutes parlementaires (23). Citons l’exemple de la session du Reichstag du Norddeutsche Bund du 18 mars 1867. En réponse à l’interpellation d’un député sur l’absence des deux territoires dans l’article 1 de la nouvelle constitution qui énumère les États « allemands », Bismarck déclare : « Nous ne pouvons pas contraindre par la force les souverains qui ne le désirent pas, à rentrer dans le Bund » (24). Cette attitude est encore attestée par l’orientation de sa politique d’opinion. D’ailleurs certains contemporains soupçonnent bien que l’affaire du Luxembourg est menée par la France avec l’active complicité de Bismarck.

L’erreur des historiens est de vouloir assigner au ministre prussien un plan au déroulement implacable. Au contraire, cette crise montre une fois encore que sa politique obéit aux circonstances et ne cesse donc de se redéfinir. L’ambiguïté du discours diplomatique et politique est totale. On peut ainsi s’interroger sur la décision de publier les traités militaires signés entre la Prusse et l’Allemagne du Sud le 22 août 1866. Elle intervient le 20 mars et jusqu’ici les historiens tenaient cette date pour le tournant de la politique bismarckienne et la preuve de sa duplicité envers la France. Certes elle motive sans doute la décision du roi des Pays-Bas, Guillaume III, de ne pas conclure l’affaire sans la bénédiction officielle de la Prusse (25) et cette démarche modifie évidemment la donne dans un sens que Bismarck avait annoncé dès l’été. Mais il est difficile d’affirmer que la réaction hollandaise a été calculée… En revanche, la publication donne à la France un mobile supplémentaire pour une action de compensation de grand éclat. Elle va bien dans le sens de la stratégie concertée. C’est d’ailleurs ainsi que l’analysent les membres de la Cour prussienne peu suspects de « bismarckophilie » ! La reine Augusta parle de provoquer une « contre-démonstration » (26) française.
Ce n’est que le 3 avril, alors que la transaction est devenue publique, que Bismarck met fin à sa politique d’ambiguïté et donc de conciliation avec l’Empire : l’opinion allemande ne permettrait pas de donner son accord à une telle combinaison (27). L’affaire a échoué parce que la diplomatie française a trop tardé à s’en emparer et que Bismarck n’a-et quoi de logique à cela !- plus aucune raison de souhaiter qu’elle réussisse au printemps 1867.

La période qui s’ouvre alors et s’achève tragiquement à Sedan est marquée par l’incapacité de la diplomatie impériale à trouver une alternative à l’entente avec la Prusse. L’échec définitif de l’entreprise mexicaine, les difficultés à mettre en place les grandes réformes de l’Empire libéral, notamment celle de l’armée, mais aussi le divergences de vue entre les ministères libéraux (Daru, Ollivier) et l’Empereur pèsent lourdement sur l’efficacité de la politique extérieure.

Napoléon III se convainc sans doute assez tôt que l’affrontement avec Bismarck est devenu inéluctable ; encore faut-il s’y préparer. La Russie, dans cette perspective, est tragiquement ignorée. Le rapprochement avec Vienne et Florence est, lui difficile à tenir. La question romaine, le poids des Hongrois dans le nouvel équilibre de la monarchie des Habsbourg, l’incompatibilité des positions autrichiennes et italiennes font sérieusement douter. Et l’échange de lettres entre les trois à l’automne 1869 n’a pas valeur de traité d’alliance !

À armes inégales

Lorsque les dirigeants français prennent la décision de déclencher la guerre contre l’Allemagne bismarckienne le 19 juillet 1870, ils tombent dans le seul piège que Bismarck leur ait jamais tendu, celui de la candidature Hohenzollern. Ce dernier a pu tisser sa toile car il savait l’Empereur affaibli et la diplomatie française indécise, contradictoire et démunie. Songeons qu’elle aborde le conflit sans alliance et en infériorité militaire !

Péché d’orgueil (28), mauvaise communication entre diplomates et généraux (29), fuite en avant… forment un cocktail dangereux et qui se révèle bien amer. Il n’est pas douteux que l’Empereur, en se laissant convaincre le 15 juillet, porte une part importante de responsabilité. Son dernier acte de résistance à Bismarck, lorsqu’il refuse de signer la capitulation au nom de la France à Sedan, retarde la victoire finale de ce dernier et l’handicape peut-être plus lourdement qu’on ne l’a longtemps cru. Mais la France républicaine ne peut renverser les décrets.

Si les historiens allemands ont fait de grands efforts pour réinterpréter cette histoire, notamment celle de la candidature Hohenzollern (30), le dernier chapitre des relations entre Napoléon III et Bismarck, entre Paris et Berlin n’est pas clos. Si la preuve est faite que Bismarck a cherché délibérément à provoquer une offensive française, il reste à expliquer en détails comment et pourquoi la France s’y est laissée prendre. La réponse est plus complexe que l’évocation de la seule « incurie » impériale mais cette histoire, à la croisée de l’analyse du processus décisionnel et des relations internationales, n’a pas encore livré tous ses secrets.

Notes

(1) Cité in E. Zechlin, Die Reichsgründung, Francfort/Main, Berlin, Ullstein, 1967, p. 102.
(2) Lettre du 2 mai 1857, Bismarck. Werke in Auswahl. Jahrhundertausgabe zum 23. September 1862, G. Rein, R. Buchner, W. Schüssler et al. (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1963, vol. 8, pp. 142-147.
(3) Pensées et Souvenirs par le prince de Bismarck, E. Jaeglé, Paris, Le Soudier, 1899 (4e édition), vol. 1, pp. 201-202.
(4) Idem, pp. 200-201.
(5) H. Oncken, Die Rheinpolitik Napoleon III von 1863 bis 1870 und der Ursprung des Kieges von 1870-1871, Osnabrück, Biblio-Verlag, 1967, 3 vol.
(6) Voir S. Burgaud, « Le tournant de 1863 pour la diplomatie napoléonienne », napoleonicalarevue.org (revue en ligne), novembre 2008 et « Février-juin 1866 : entre stratégies bismarckiennes et ambiguïtés napoléoniennes, la Roumanie dans le jeu européen », Revue roumaine d'histoire, Bucarest, Editura Academiei Române, 2007, tome XLVI, pp. 215-230.
(7) S. Burgaud, « Le tournant de 1863… » et « La Convention Alvensleben vue de la Neva : nouveau regard sur la politique russe », Francia, 2008, vol. 35, pp. 431-450.
(8) L'insurrection qui embrase la Pologne sous autorité tsariste à la fin du mois de janvier 1863 oblige les Tuileries à intervenir mais uniquement après que l'initiative prussienne de coopération militaire avec la Russie (la Convention dite d'Alvensleben) a internationalisé la question. Napoléon III entraîne alors Vienne et Londres dans une offensive diplomatique contre Saint-Pétersbourg, en vain.
(9) S. Burgaud, « Le rôle de la politique russe de Bismarck dans la voie prussienne vers l'unité allemande 1863-1871. Die getäuschte Clio ? », thèse de doctorat, Paris-Sorbonne, 2007, 2 vol.
(10) Goltz (ambassadeur à Paris) à Bismarck, 29/11/1863, Die auswärtige Politik Preussens, 1858-1871. Diplomatische Aktenstücke, E. Brandenburg, O. Hoetzsch, H. Oncken (éd.), Oldenburg, Stalling, vol. IV, n° 153.
(11) Le Danemark et la Confédération germanique s'affrontent au sujet du statut des duchés de Schleswig, Holstein et Lauenbourg, ethniquement mixtes, membres de la Confédération mais appartenant à la couronne danoise.
(12) Fleury à Napoléon III, 24/12/1863, Les Origines diplomatiques de la guerre de 1870-1871, recueil de documents publié par le Ministère des Affaires étrangères, Paris, Ficker, vol. 1, n° 1.
(13) Idem, n° 2.
(14) L'accord partage les duchés entre les deux puissances germaniques victorieuses du Danemark en 1864 et discrédite Vienne aux yeux de l'Allemagne libérale.
(15) Lefebvre à Drouyn, 27 septembre 1865, Les Origines…, vol. 7, n° 1 590.
(16) H. Oncken, Die Rheinpolitik…, vol. I, n° 35.
(17) Idem, n°38.
(18) É. Anceau, Napoléon III, Paris, Tallandier, 2008, p. 439.
(19) « Bismarck et la politique rhénane de Napoléon III », Revue d'Histoire Diplomatique, 1964, n°78, pp. 291-329.
(20) S. Burgaud, « La politique de Gortchakov face à la Prusse à l'été 1866 à la lumière des archives russes », Revue d'Histoire Diplomatique, Paris, 2005, vol. 2, pp. 135-149.
(21) Elle peut être étudiée dans les archives de Berlin-Dahlem, dans la série Acta betr. die von Frankreich, den Vergrösserungen Preussens gegenüber beanspruchten Compensationen. Regelung der Luxemburger Frage.
(22) Les deux duchés sont rattachés à la couronne des Pays-Bas mais sont membres de la Confédération germanique.
(23) Bismarck élude chaque occasion qui se présente d'accuser les ambitions françaises comme de définir la position du gouvernement sur le cas du Limburg et du Luxembourg.
(24) Stenographische Berichte über die Verhandlungen des Reichstags des Norddeutschen Bundes, Berlin, 1867, vol. 1, p. 223.
(25) Perponcher à Bismarck, 25 mars 1867, archives de Dahlem.
(26) Idem.
(27) Bismarck à Perponcher, 3 avril 1867, idem.
(28) Concernant l'Italie, le ministre des Affaires étrangères, Gramont, répond le 12 juillet aux analyses de son ambassadeur qu'il ne saurait être question d'« acheter » son alliance. Les Origines…, vol. 28, n° 8 451.
(29) G. Rothan a cette formule lapidaire : Ollivier « croit aveuglément aux assurances que lui donne le ministre de la Guerre, Le Boeuf, qui de son côté croit aux alliances promises par Gramont. ». Souvenirs diplomatiques : l'Allemagne et l'Italie, 1870-1871, Paris, Calmann Lévy, p. 49.
(30) J. Becker, Bismarcks spanische « Diversion » 1870 und die preussisch-deutsche Reichsgründung. Quellen zur Vor- und Nachgeschichte der Hohenzollern-Kandidatur für den Thron in Madrid 1866-1932, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2003-2007, 3 vol.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
482
Mois de publication :
Janv.-mars
Année de publication :
2010
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