Napoléon III et les Chambres de Commerce (1ère partie)

Auteur(s) : CONQUET André
Partager
Napoléon III et les Chambres de Commerce (1ère partie)
Statue de Napoléon III, oeuvre d'Ottin, mutilée le 4 septembre 1870 (Cliché CCIM)

Pour beaucoup de Français, aujourd'hui encore, le Second Empire, c'est la fête! << Que la fête commence ! >>, faisait dire, à l'Empereur, Sacha Guitry, au début de sa pièce Mariette, où il jouait lui-même le rôle de Napoléon III. La fête, c'est Offenbach et ses opérettes, la mode et ses crinolines, le monde entier à Paris << pour l'Exposition>>, en 1855 et 1867. En contrepoint, hélas ! ce sont des batailles, Malakoff et Sébastopol, Magenta et Solferino, l'expédition malheureuse du Mexique, du sang versé, le drame de Sedan et, pour finir, la perte d'une province!
Cette peinture contrastée de la vie de notre pays n'a pas changé dans nos manuels d'Histoire depuis plus de cent ans; elle poursuit toujours le même but: accabler un régime. Mais l'extraordinaire expansion économique que la France a connue pendant ces vingt années, la presse et les médias, journalistes et auteurs à succès, en parlent plus rarement. On voudrait que ce ne fût pas en raison d'une longue tradition, née au début de la IIIe République et soigneusement entretenue depuis, y compris et surtout dans les manuels scolaires! Aussi peut-on se réjouir de voir depuis quelque temps << le vent tourner>> et l'accent mis avec talent sur l'oeuvre économique du Second Empire (1).

C'est, dans cette perspective, que je voudrais vous parler de la place des Chambres de Commerce dans le panomara industriel et commercial des années cinquante et soixante. Je le ferai à partir de documents que je rassemble sur le sujet depuis une dizaine d'années, en les puisant aux meilleures sources: les archives des Compagnies consulaires, créées sous le Second Empire. Je vous demande seulement d'avoir conscience qu'il ne peut s'agir, dans ma << prestation>>, que d'un compromis entre le volume de mes dossiers et… le temps qui m'est imparti!
1. Je me propose donc :
2. de vous rappeler brièvement quelques points de repère de l'histoire consulaire;
3. de vous montrer pourquoi Napoléon III est sans doute le premier homme politique français à accéder au pouvoir en sachant ce que sont les Chambres de Commerce et ce qu'on peut en attendre…
4. en m'attachant à préciser par quelques exemples, pris en cours du règne, comment et pourquoi certaines Chambres de Commerce se sont montrées des partenaires efficaces ou ont été le siège d'événements très historiques.

Un survol rapide de l’histoire consulaire

Plus anciennes que le conseil d'État ou la Préfectorale, les Chambres de Commerce actuelles descendent en droite ligne de la petite commission, créée, en son sein, à Marseille, au mois d'août 1599, par le Conseil municipal. Authentifié par une lettre patente d'Henri IV, l'année suivante, ce Conseil de quatre membres prend à coeur de remettre << en état et splendeur>> le commerce portuaire de la ville, ruiné par trente années de guerres civiles et religieuses. Il ne prendra sa pleine stature, en ayant déjà réalisé une partie de ses objectifs, qu'en 1650. A cette date, ces Messieurs du Commerce, comme on dit alors, sont dix et sont devenus autonomes. La première Chambre de Commerce de France est née.
Cinquante ans plus tard, la ville de Dunkerque sollicite du Roi la création d'une Chambre, <<à l'instar de celle de Marseille>>. Satisfaction lui est donnée: Dunkerque est donc la deuxième Chambre de Commerce du Royaume. Cent ans se sont écoulés depuis l'initiative des échevins marseillais (2).
Les choses vont aller plus vite désormais, grâce à l'un des accélérateurs de l'Histoire dont parlait Daniel Halévy. Phélypeaux de Pontchartrain, hier encore contrôleur général des Finances et ministre de la Marine, devient chancelier en 1699. C'est lui qui propose au Roi la création d'un Conseil de Commerce. L'arrêt est signé le 17 juin 1700. Une vieille idée de Barthélemy de Laffemas, le conseiller d'Henri IV en matière de commerce, est ici reprise: réunir auprès du Roi des représentants du négoce, pour en savoir, à titre consultatif, les doléances et les aspirations. Colbert s'y était engagé, en 1664, dans << son>> conseil de Commerce. L'expérience n'avait duré que quelques années et encore incomplètement.

Trente-six ans après, le projet reprend corps, mais avec des caractéristiques particulières. A côté des six représentants de la puissance publique (ministres et conseillers d'État), douze représentants des principales places de commerce françaises sont invités à siéger autour de la table du Conseil. Avec voix consultative, il est vrai, mais c'est un progrès considérable! Ces douze négociants, dont toujours deux de Paris, seront les premiers députés du Commerce (3).
A peine réunis à Paris, leur premier voeu sera de proposer au Roi la création de Chambres particulières de Commerce, dans les villes dont ils avaient été les élus. En 1701, un arrêté sera pris qui institue des Chambres à Lyon, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, La Rochelle, Nantes, Saint-Malo, Lille et Bayonne. L'arrêté ne cite ni Marseille ni Dunkerque, puisque ces deux villes sont déjà pourvues. L'installation définitive de ces compagnies s'échelonnera de 1702 (Lyon) à 1726 (Bayonne). En 1761, Amiens sollicitera la création d'une Chambre dans la capitale de la Picardie. Ce sera la dernière instituée sous l'Ancien Régime.
En effet, l'Assemblée Constituante, sur le point de se séparer, vote le 27 septembre 1791, la suppression de toutes les Chambres existantes à ce jour; conséquence naturelle, explique-t-on, de la loi Le Chapelier, votée le 14 juin de la même année. Les affaires courantes continuent à être expédiées, comme il arrive souvent dans ce cas. Marseille, de sa propre initiative, maintient le contact avec les Échelles du Levant!
Onze ans plus tard, Chaptal, ministre de l'Intérieur de la République, propose aux trois Consuls le rétablissement de ces institutions dont il avait eu l'occasion, au début de sa carrière de manufacturier et de chimiste, d'apprécier l'activité. Le décret du 3 nivôse, an XI, rétablit ces compagnies, non seulement là où elles existaient mais aussi dans des villes dont l'activité s'était développée entre temps, comme Tours, Strasbourg ou Avignon, ou encore… dans des capitales étrangères – qui étaient des places de commerce depuis longtemps -, qui, depuis les conquêtes révolutionnaires faisaient partie de la République! Anvers, Bruxelles, Mayence, Genève et Turin.

La chute de l'Empire n'entraîna pas la suppression de nos institutions. Bien au contraire. La Restauration et la monarchie de Juillet les apprécièrent au point d'en créer, à leur tour, de nouvelles.
Survinrent les événements de 1848. On aurait pu croire que, comme en 1791, les Chambres en subiraient le contrecoup. C'est le contraire qui arriva!
A peine élu, le Prince-Président fit prendre un décret, le 17 septembre 1851, qui reprenait certaines dispositions antérieures, relatives au fonctionnement de nos compagnies et à leur mode d'élection et les déclarait <<établissements d'utilité publique>>.
En accédant à la Présidence de la République, Louis-Napoléon pouvait dénombrer cinquante-six Chambres de Commerce: cinquante-et-une métropolitaines, deux en Algérie (Alger, 7 décembre 1830! et Philippeville, 1844), deux à la Guadeloupe (1832), une à la Réunion (1829). C'était donc un ensemble consulaire important, dont le décret de septembre 1851 allait, opportunément, constituer la charte.

Napoléon III et les chambres de commerce

<< Le premier homme politique français à accéder au pouvoir en sachant ce que sont les Chambres de Commerce et ce qu'on peut en attendre>>, disions-nous dans notre introduction. Ce propos n'est surprenant qu'au premier abord. Il suffit de penser, en effet, aux monarques précédents et aux conditions d'accès au trône, sans préparation particulière à ce sujet.
Il en va différemment pour Napoléon III. Les ouvrages qui lui ont été consacrés et qui ne sont pas systématiquement critiques, les récentes biographies auxquelles nous avons fait allusion, montrent bien que ses voyages à l'étranger, singulièrement en Angleterre avaient initié le futur Empereur à la connaissance des milieux industriels. La découverte d'une civilisation nouvelle, marquée par la vapeur, et les problèmes sociaux de l'emploi et de la rémunération d'une main-d'oeuvre en expansion, on peut dire que Louis-Napoléon l'a faite en même temps (ou peu après) que les La Rochefoucauld, les Delessert, Gérando, Ternaux et les saint-simoniens, ses inspirateurs.
Ces visites d'usines n'étaient pas des visites de convenance: elles étaient soigneusement préparées. Louis-Napoléon s'y montrait très vivant, << questionneur>> comme son oncle, beaucoup plus vivant que dans ces réceptions mondaines, où l'on notait, le plus souvent, son mutisme et sa rêverie.

Contrairement à ses prédécesseurs, Napoléon III, avant d'accéder au pouvoir, a écrit. C'est une originalité qu'il faut bien remarquer. Ses Idées napoléoniennes (4) sont même antérieures à la captivité de Ham. En apparence, c'est un récit historique sur l'oeuvre du premier Napoléon, mais c'est aussi une oeuvre de propagande ; non seulement, remarque Smith, une interprétation du passé, mais aussi un dessein d'avenir.
Le public ne s'y trompa point. En France, l'ouvrage eut rapidement quatre éditions (Lamartine parla de 100 000 exemplaires vendus, ce qui est sans doute exagéré). Il fut traduit en anglais, en allemand, en espagnol, en italien, en portugais et même en russe !
Ce petit livre nous intéresse parce qu'il montre bien que, dès avant les studieuses lectures faites à Ham, Louis-Napoléon avait réfléchi sur la politique économique de l'Empereur, menée à l'instigation de Chaptal au moins dans les débuts du Consulat. Il serait trop long d'en faire la démonstration, en commentant des passages typiques du livre. Nous nous contenterons des allusions aux Chambres consultatives des manufactures, fabriques et arts, au Conseil général des fabriques et manufactures, au Conseil général de Commerce (décret de nivôse an XI), à l'influence croissante de l'industrie. Elles sont trop précises pour que l'on puisse croire à des lieux communs pour des discours de circonstance.
L'extinction du paupérisme (5), deuxième brochure célèbre, date de la captivité. Elle démontre aussi que Louis-Napoléon ne manquait pas d'idées sur la condition ouvrière, mais elle intéresse moins directement notre propos, aussi n'en parlerons-nous pas.

Le décret du 17 septembre 1851.
On peut, dans ces conditions, concevoir que le Prince-Président signa volontiers, quand il lui fut présenté, le décret sur l'organisation des Chambres de Commerce, le 17 septembre 1851.
C'est un décret important dans l'histoire de nos compagnies. En effet, depuis le décret de nivôse, an XI, les rétablissant après leur suppression pendant la période révolutionnaire, des décisions administratives avaient été prises, mais ne portant que sur des points de détail. Une ordonnance de Louis-Philippe avait, à bon escient, libéralisé, en 1832, le mode d'élection des membres. Il devenait nécessaire de regrouper, dans un même texte, les différentes dispositions réglementaires, intéressant les Chambres de Commerce: mode d'élection, éligibilité, attributions, pouvoirs de gestion d<<'établissements à usage du commerce>>, financement. C'est tout cela qu'on trouve effectivement dans le décret. Pour la première fois, les Chambres de Commerce, actuellement existantes, étaient déclarées établissements d'utilité publique, << comme celles qui devaient être instituées à l'avenir>>.
Ainsi s'acheminait-on vers le statut actuel, celui d<<'établissement public>>, que devait nous accorder la loi de 1898.

Vingt-quatre Chambres sont instituées sous le Second Empire.
Napoléon III, pour sa part, créera pendant son règne, vingt-quatre Chambres de Commerce. On en trouvera la liste dans le tableau ci-après. Il institua, en outre, celles de Constantine, en 1856, de Saint-Louis et de Dakar, en 1859, de Saïgon, en 1868, qui devaient avec les Chambres créées par la monarchie de Juillet, constituer l'amorce de l'important réseau consulaire Outre-mer, qui s'épanouit sous la Troisième République.
On aura noté dans le tableau les mentions CCMA et M, qui figurent dans la colonne de droite sur la ligne de certaines Chambres. Elles veulent évoquer des institutions professionnelles disparues, que les historiens ignorent le plus souvent. Ces Chambres Consultatives des Manufactures, fabriques, Arts et Métiers avaient été imaginées par Chaptal en germinal, an XI (avril 1803), dans la foulée, pour ainsi dire, du décret de nivôse, an XI (décembre 1802), pour répondre à des besoins particuliers. La loi Le Chapelier avait interdit – on le sait – toute association et donc tout syndicalisme (le mot n'existait pas encore), patronal comme ouvrier. Chaptal connaissait bien par expérience les soucis des manufacturiers, fabricants, artistes et gens de métier. Les Chambres de Commerce, en raison de leur nombre réduit, ne pourraient appréhender les problèmes économiques, de leur ressort, que d'assez haut. Restait la masse de ce que nous appelons aujourd'hui les PME. Ce sont ces petites entreprises que visait Chaptal, en imaginant le rôle que pourraient jouer à leur égard ces Chambres consultatives, réparties sur tout le territoire en beaucoup plus grand nombre. Un arrêté du 12 germinal, an XII (2 avril 1804) en détermina le nombre et la localisation. La carte industrielle et artisanale de la France qu'on peut en tirer est singulièrement instructive: des << sites industriels>>, comme on dit aujourd'hui, ont totalement disparus. Par contre, un certain nombre de ces CCM devaient, au cours des années, soit << cristalliser>> les amorces d'un syndicalisme patronal (et local) naissant, soit se transformer (6) quand les temps étaient venus, en Chambres de Commerce à part entière: c'est cette transformation que nous avons voulu évoquer, en mettant en face de chaque Chambre créée par Napoléon III, la mention CCM, pour indiquer son origine; une façon aussi de souligner que le ministre de l'Intérieur du Premier Consul avait des vues prospectives! Qu'une institution, projetée en 1804, puisse << tenir le coup>> et évoluer, au point de se muer, le moment venu, en une institution plus complexe (une Chambre de Commerce) une cinquantaine d'années après… c'est quelque chose que l'on ne rencontre pas fréquemment, dans l'histoire des associations patronales: il convenait de le souligner.

CHAMBRES DE COMMERCE CRÉÉES SOUS NAPOLÉON III
PRINCE-PRÉSIDENT LE 10 DÉCEMBRE 1848
EMPEREUR LE 2 DÉCEMBRE 1852 Dates de création Villes Origine
1er mars 1850 Saint-Quentin CCM A et M
31 mars 1851 Brest la CCM était à Morlaix
31 décembre 1852 Dijon rien
21 novembre 1853 Angers CCM
29 mars 1854 Bar-le-Duc CCM
21 novembre 1855 Nancy CCM de la Meurthe
29 septembre 1856 Thiers rien
23 octobre 1856 Le Mans CCM de la Sarthe
9 janvier 1858 Rennes CCM d'Ille-et-Vilaine
5 juin 1858 Limoges CCM de Haute-Vienne
5 décembre 1860 Chambéry Chambre royale de Savoie
5 juin 1861 Elbeuf rien
9 janvier 1864 Roanne CCM de la Loire
23 janvier 1864 Beaune rien
24 juin 1864 Grenoble CCM de l'Isère
25 juin 1864 Vienne do
13 décembre 1866 Épinal CCM des Vosges
6 mai 1868 Tarare CCM du Rhône
7 avril 1869 Annonay CCM de l'Ardèche
7 avril 1869 Aubenas rien
19 janvier 1870 Sedan CCM des Ardennes
17 avril 1870 Fougères rien
18 juin 1870 Colmar rien (Strasbourg 1802… Mulhouse 1828)
9 juillet 1870 Narbonne rien

P.S. – La Chambre de Commerce de Nice ne figure pas dans ce tableau, elle a, en effet, été créée, une première fois par Napoléon 1er, par arrêté du 27 mai 1803. En 1860, il existait bien une Chambre d'Agriculture et de Commerce, mais force était de constater que son organisation n'était pas en accord avec le régime français. D'où les deux arrêtés, << pris le 5 décembre 1860, pour Chambéry et pour Nice, à la même date et pour les mêmes raisons>>.

Du rôle des chambres de commerce sous le Second Empire

On pourrait présenter un bilan très sérieux des actions des Chambres pendant cette période; on pourrait, aussi, le faire sous forme d'anecdotes, qui, parfois, ont le mérite de mieux faire comprendre les mentalités d'une époque! Nous essaierons de concilier les deux manières, en parlant successivement :
1. de la tournée des grandes villes, entreprise par le Prince-Président de septembre à octobre 1852;
2. de la visite à Lille de l'Empereur en septembre 1853;
3. des initiatives novatrices en matière d'enseignement professionnel de la Chambre de Commerce de Paris dès 1863. Et de l'enquête sur les métiers, menée par cette même compagnie en 1860.

1. La tournée des grandes villes, en 1852.
Dans ce périple courageux, le Prince-Président entendait s'assurer par lui-même du << bon esprit>>, comme l'on dit, des populations auxquelles il allait rendre visite. Il avait choisi de passer par les villes du Centre et de la vallée du Rhône, où le coup d'État avait provoqué quelques troubles. L'itinéraire passait par Bourges, Nevers, Moulins, Lapalisse, Roanne, Saint-Étienne et Lyon. Dans la capitale lyonnaise, l'incertitude était telle devant les réactions possibles que Louis-Napoléon avait fait imprimer par avance, paraît-il, un projet de texte où il refusait l'Empire. Il fallut toute l'insistance de Persigny, Mocquard et Saint-Arnaud pour qu'il y renonçât.
Le voyage continua vers Marseille par Grenoble. A Valence, le maire avait prescrit de pavoiser et d'illuminer. Le président fut acclamé à Arles, à Avignon. A Marseille, la police découvrit un projet d'attentat, peut-être fabriqué, comme l'enthousiasme populaire précédent. L'entourage du Prince insista pour qu'on prît des précautions. En effet, le Prince venait poser la première pierre de la nouvelle cathédrale et celle de la nouvelle Bourse. Pour cette dernière, il s'agissait d'un projet très attendu par les négociants marseillais. Il avait été déclaré d'utilité publique le 15 septembre 1851. En procédant à la pose de la première pierre, Louis-Napoléon venait tenir ses promesses. On lui conseilla, compte tenu du climat, d'avancer la cérémonie. Les plans de la nouvelle Bourse lui furent présentés par l'architecte. Le président de la Chambre, Fabricius Paranque, prévenu d'urgence de cette modification dans le programme, arriva en retard sur les lieux, et se lança aussitôt dans son discours d'accueil.
On voit très bien la scène. Le commissaire de police de Maximy, dans son rapport de service, à peine tendancieux, note que << le ton du discours du président Paranque (7) étonna par son indépendance, et presque sa sévérité. Son débit, bien que net et précis, aurait pu être un peu adouci>>. A n'en pas douter, le commissaire aurait souhaité davantage d'onction… << Le Prince-Président, continue-t-il, a répondu avec une douceur mêlée de modestie qui relevait encore le prix de sa parole>>.
Le Prince approuva ensuite les plans de décoration intérieure de la Bourse et eut donc connaissance du projet de statue monumentale qui devait être placée sur la galerie intérieure du hall de la Bourse (8).

Le voyage pouvait se poursuivre. A Montpellier, le préfet n'avait pas fait son métier. On cria: << Vive l'amnistie!>>, puis l'enthousiasme commença à grandir. Des arcs de triomphe attendaient le Président dans les villes traversées. Dans ces pays d'oc, on usait encore volontiers du latin. Sur les banderoles qui ornaient les arcs, on lisait : << Ave Cesar imperator>>, << Fiat imperium>>; plus direct, << A Napoléon empereur>>; ou plus servile, << Quel bonheur que le 2 décembre!>> (cité par R. Arnaud, dans son livre La Deuxième République et le Second Empire, Hachette, 1929).

Mais c'est à Bordeaux, le 9 octobre, que le Prince-Président récolta le fruit de ses efforts et de son sens politique. Haussmann, alors préfet de la Gironde, s'était surpassé. La Chambre de Commerce, une des plus anciennes de France, comprit, à l'évidence, l'intérêt du moment. Il faut lire les discours prononcés avant, pendant et après ! De part et d'autre, on ne fit pas dans le détail, mais c'était le style du temps. Côté consulaire, dans son toast du grand dîner, le Président de la Chambre célébra << ce Prince qui n'a usé de son pouvoir dictatorial que pour rétablir l'ordre si fort ébranlé. Le calme, à sa voix, a succédé à la tempête, la sécurité aux alarmes; les affaires ont repris leur cours, le crédit s'est relevé!>>. Le Prince était sollicité << de mettre nos institutions en harmonie avec nos moeurs et nos besoins, qui ne peuvent pas s'accommoder d'un pouvoir incertain et viager (sic). Vous répondrez, Monseigneur, au voeu populaire manifesté par les acclamations unanimes du pays, en proclamant le rétablissement de l'Empire>>. On ne pouvait être plus clair. Le Président pouvait laisser aller son coeur. Il le fit dans le discours célèbre qui devait devenir, dans les manuels scolaires, << le discours de Bordeaux>>.
<< Certaines personnes se disent: l'Empire, c'est la guerre. Moi je dis, l'Empire, c'est la paix>>. On n'en a retenu que cette courte phrase, mais l'allocution contenait tout un programme de gouvernement, formulé en des propositions hardies, pour la première fois, par un gouvernement français. << Nous avons d'immenses territoires incultes à défricher, des routes à ouvrir, des ports à creuser, des rivières à rendre navigables, des canaux à terminer, notre réseau de chemins de fer à compléter. Nous avons, en face de Marseille, un vaste royaume à assimiler à la France. Nous avons tous nos grands ports de l'Ouest à rapprocher du continent américain par la rapidité de ces communications, qui nous manquent encore. Nous avons partout des ruines à relever, des faux dieux à abattre, des vérités à faire triompher>>.
Le 31 décembre 1852, la Chambre de Bordeaux, réunie le dernier jour de l'année, en assemblée extraordinaire, décidait que les paroles de l'Empereur seraient inscrites sur le marbre, là même où elles avaient été prononcées. Elle avait décidé auparavant, et avant même la visite du Prince, que son effigie serait substituée, sur les jetons de présence en argent de la compagnie, à l'emblème allégorique qui figurait sur la face des dits jetons.
Le Prince-Président rentra par Angoulême, Rochefort, La Rochelle, Tours, Amboise (où il annonça à Abd El-Kader sa libération…).
Le 16 octobre, il arrivait à Paris, reçu par le président du Conseil municipal, au son des cloches et des canons, et, sur les boulevards, aux cris de << Vive l'Empereur>>.

Deux démarches consulaires, dans ce périple triomphal, sont à signaler pour l'histoire de ces mentalités, dont les spécialistes font grand cas aujourd'hui : l'adresse de la Chambre de Commerce de Paris le 21 septembre 1852; celle de Marseille, le 16 novembre de la même année.
La Chambre de Paris n'avait pas, en 1852, l'importance qu'elle a acquise de nos jours. Elle avait été instituée en 1803 et elle résidait encore dans quelques pièces de la Bourse de Paris. Elle n'était pas comprise, et pour cause, dans la liste des villes visitées. Or, dans certaines occasions, il est bon de faire savoir qu'on existe, ne serait-ce que pour prendre date. C'est, vraisemblablement, dans cet esprit, que la Compagnie parisienne convint de s'adresser au président de la République, à l'occasion de son retour à Paris, et des voeux exprimés par un très grand nombre de Corps constitués pour l'établissement d'un pouvoir stable et définitif>>. Le président donna lecture à ses collègues d'un projet d'adresse en ce sens, qui fut approuvé à l'unanimité. Cette adresse est curieuse à plus d'un titre: d'abord, elle est prophétique, puisqu'elle commence par une phrase qui ne devait devenir célèbre qu'après Bordeaux (9). Ensuite, elle récapitule, par avance, les conclusions du voyage! En voici des extraits:
Monseigneur,
<< Vous avez dit: << L'Empire, c'est la paix, c'est-à-dire l'ordre, le travail, le crédit, etc>>.
La France a foi dans vos paroles qui sait par expérience qu'entre votre volonté et sa réalisation, il y a, à peine, le temps de l'espérance… Rendez-vous à ses voeux, Monseigneur, ce sera un titre de plus à sa reconnaissance>>.
PV de la CCP du 21 septembre 1852

La deuxième démarche, qui n'est pas sans intérêt, est celle de la Chambre de Commerce de Marseille, où l'on verra, sans doute, une prise de conscience un peu tardive des enjeux en cours.
On se souvient que, lors de la pose de la première pierre de la Bourse par le Prince-Président, le commissaire de police de service n'avait pas perçu dans l'allocution du président Paranque l'enthousiasme, qui, à son avis, eut été de mise. Peut-être les membres de la Compagnie phocéenne, alertés par le succès du voyage, eurent-ils conscience de la nécessité de << faire quelque chose>>, quand il en était encore temps. Le 16 novembre (10), la Chambre de Commerce de Marseille adressait au Président de la République l'adresse que voici (11):
Monseigneur,
<< La France penchait vers l'abîme, un pas de plus dans la voie de l'anarchie, et c'en était fait des principes et des intérêts (sic). Déjà, les Barbares convoitaient nos dépouilles: ils avaient assigné à la société sa dernière heure, mais ils n'avaient compté sans votre énergique secours.
Vous avez devancé le rendez-vous donné par la démagogie… Les méchants ont tremblé, et les bons se sont rassurés…
Recevez des mains de la France librement consultée, le pouvoir impérial qui fermera l'ère des révolutions, et sera ainsi le salut de l'avenir, comme il a été la gloire du passé>>.
On peut espérer que, cette fois-là, le commissaire n'a rien trouvé à redire à l'éloquence consulaire!

(à suivre)
 
 
1ère partie de la conférence donnée à la mairie du 1er arr. de Paris le 28 janvier 1986.

Notes

(1) Cf. dans ce sens le Napoléon III de l'historien anglais William H.C. Smith, Paris, Hachette, 1982 ; et, plus récemment, celui de Louis Girard, chez Fayard en 1986. A noter aussi l'heureuse surprise que constituent les deux pages consacrées au Second Empire dans le Livre de l'Histoire de France de J.L. Besson, coll. << Découverte Cadet>>, Gallimard. Mais ce n'est pas un livre scolaire !
(2) Dont le texte original qui les avait nommés prescrivait qu'ils devaient être << dignes, apparents, suffisants et solvables>>.
(3) Rouen, Bordeaux, Lyon, Marseille, La Rochelle, Nantes, Saint-Malo, Lille, Bayonne et Dunkerque. Par arrêt du 7 septembre 1700, les États de la Province du Languedoc étaient invités à désigner aussi un négociant de la province.
(4) Des idées napoléoniennes, par le prince Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Paulin, 1839.
(5) L'extinction du paupérisme, par le prince Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Pagnerre, 1844.
(6) La << transformation>> s'opérait par décret, signé par le ministre du Commerce et de l'Industrie, après consultation des autorités administratives, des Chambres de Commerce du département essentiellement, et enregistrement du voeu émis par la Chambre Consultative, en vue de sa transformation en Chambre de Commerce. Dans l'article 1er du décret, était définie la circonscription de la nouvelle Chambre, en même temps qu'était fixée sa composition.
(7). Il existe dans la galerie des portraits des présidents, à la Chambre de Commerce, un tableau représentant Fabricius Paranque. C'était visiblement un notable imposant.
(8). Cette statue de 3 m de haut avait été confiée à Ottin, Grand prix de Rome. Elle devait être décapitée le 4 septembre 1870, par la foule qui avait envahi le Palais, et la tête de l'Empereur promenée dans plusieurs quartiers de la ville.
(9). L'adresse est du 21 septembre. Le Prince est à Marseille le 25, et à Bordeaux le 9 octobre !
(10). Alors que le plébiscite allait se dérouler les 21 et 22 novembre et la descente sur les Champs-Élysées avoir lieu le 2 décembre.
(11). Même processus qu'à Paris : texte soumis à l'assemblée générale et accepté à l'unanimité.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
359
Numéro de page :
31-35
Mois de publication :
06-08
Année de publication :
1988
Année début :
1848
Année fin :
1870
Partager