Napoléon III et les Chambres de Commerce (2ème partie)

Auteur(s) : CONQUET André
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Napoléon III et les Chambres de Commerce (2ème partie)
Médaille commémorative de 1854

2. La visite à Lille de l'Empereur en septembre 1853.
L'histoire de cette visite ne manque pas de pittoresque, ainsi qu'on va le voir.
Napoléon III projetait, à la fin de la première année de son mandat impérial, une visite dans le Nord, soucieux de rendre hommage à l'activité industrielle de cette région. Les dates avaient été fixées et annoncées: ce serait le 23 et le 24 septembre 1853.

Or la Chambre de Commerce de Lille couvait depuis quelque temps un projet qui lui tenait à coeur. Elle avait eu connaissance que les ateliers monétaires de la ville avaient décidé de vendre ses anciens balanciers qui ne répondaient plus aux besoins. Il était de notoriété publique que ces balanciers avaient été fondus avec le bronze des canons pris à l'ennemi, au cours de la bataille d'Austerlitz, et donnés à la ville par Napoléon Ier. La vente fut retardée à la demande de la Chambre, à la suite d'une démarche auprès du ministère des Finances. Le 15 novembre 1852, la Compagnie lilloise adressait une supplique au Prince-Président afin d'obtenir le don de ces balanciers pour en utiliser le bronze à l'érection d'une statue de l'Empereur, « dans le but de rappeler à la postérité la plus reculée la part que l'Empire avait prise au développement de l'industrie française », et singulièrement dans le Nord, « berceau de l'industrie du sucre de betterave et de la filature mécanique du lin ». Le 11 janvier 1853, sans attendre, elle confirmait son projet au préfet du Nord. Une commission était réunie. La Chambre versait une somme de 10 000 francs à valoir sur les coûts à prévoir. Une souscription publique était lancée. Le 15 septembre 1853, la Compagnie consulaire, forte de l'autorisation reçue du gouvernement de Sa Majesté, sollicitait l'Empereur de venir poser la première pierre du monument, à l'occasion de sa prochaine visite à Lille, les 23 et 24 septembre…

La Chambre, disait le président, « reçut l'accueil le plus gracieux de Sa Majesté, qui exprimait ses regrets de ne pouvoir en personne présider la solennité mais elle daignait promettre qu'elle se ferait représenter par un délégué ».

En quoi consistait le projet ? Utiliser la cour intérieure de la Vieille Bourse, « témoin prestigieux d'un passé marchand actif, bien connu des Lillois » pour y ériger une statue à Napoléon Ier « Protecteur de l'industrie nationale » et l'entourer par des bustes de 24 personnalités des sciences et de l'industrie, choisies pour la qualité de leurs découvertes ou de leur activité au service des industries de la région.

La statue de l'Empereur était confiée à un sculpteur « du pays », né à Valenciennes en 1798, « dans la lignée de Pradier et de David d'Angers », Henri Lemaire. Il était l'auteur d'un bas-relief colossal, au fronton de l'église de La Madeleine à Paris (1830-1834): le Christ accorde le pardon à Madeleine. Il avait travaillé pour l'empereur Nicolas de Russie de 38 à 42. Son projet séduisit les Lillois. L'Empereur était représenté dans le costume du sacre, tenant d'une main son sceptre, et étendant l'autre sur les attributs de l'industrie (la traditionnelle roue dentée) avec, aux pieds un plant de betterave et une gerbe de lin (hauteur 2,50 m; poids 2 t 1/2). 

Tout autour, dans les niches, on pouvait voir ces personnalités attachantes, dont le choix avait été éclectique. Ayant eu l'occasion de visiter souvent cet ensemble, j'ai toujours été frappé par la variété des dons de tous ces savants et industriels, qui montaient la garde autour de l'Empereur, d'une part, et, de l'autre, par la densité des textes de leurs plaques respectives. A une époque où l'on a recours beaucoup à l'audiovisuel pour l'enseignement, il faut souligner qu'ici, en peu de mots (et pour cause!), tout était dit sur ces grands hommes, y compris leurs origines. Sur les vingt-quatre, citons pour mémoire, des chimistes: Vauquelin, Berthollet, Gay-Lussac; des industriels et des techniciens: Ternaux, Brongniart, Philippe de Girard; des savants: Monge et Pascal. On verra bientôt ce qu'ils sont devenus…
Mais reprenons la suite des opérations officielles. Le 23 septembre 1853, la Chambre de Commerce de Lille se présente vers 6 h du soir à la réception de l'Empereur à la préfecture du Nord. Sa Majesté exprime le regret de ne pouvoir aller à la pose de la première pierre du monument projeté.

Le 24 septembre, les membres de la Compagnie se rendent à la Vieille Bourse, vers 11 h du matin, pour y attendre la visite de l'Empereur. Sa Majesté arrive à midi aux acclamations de Vive l'Empereur! Elle se fait rendre compte de l'emplacement que doit occuper la statue de Napoléon Ier et de l'ornementation intérieure de l'édifice. Elle fait connaître le nom de la personnalité qui la représentera: le sénateur Jean-Baptiste Dumas, illustre chimiste, l'un des fondateurs de l'École centrale, ancien ministre de l'Agriculture et du Commerce. Ce faisant, elle a ajouté qu'elle voulait s'associer aux sentiments de la Chambre « pour la personne et le caractère de M. Dumas ».

Avant de quitter la Bourse, Sa Majesté a daigné accepter deux médailles frappées à la Monnaie de Lille pour rappeler: l'une, le séjour de Leurs Majestés Impériales dans cette ville; l'autre, la visite de l'Empereur à la Bourse, le 24 septembre. Elle a accepté aussi la truelle en or, exécutée par un orfèvre lillois, en vue de la pose éventuelle par l'Empereur lui-même de la première pierre.

Le même jour, à 6 h du soir, l'Empereur recevait les membres de la Chambre à l'Hôtel de la Préfecture. Au discours de convenance du président, l'Empereur répondit qu'« en présence des résultats que son voyage dans le Nord l'avait mis à même de constater, il n'était pas possible qu'Elle eut l'idée de modifier la législation avec laquelle l'industrie a(vait) fait de semblables conquêtes » (ce qui semble indiquer que la Chambre avait fait quelques suggestions…). Puis, Elle parla de la « question des houilles » et de l'admission de charbons étrangers pour répondre à la consommation croissante … A quoi la Chambre répliqua que de nouvelles mines s'étaient ouvertes et que, vraisemblablement tous les besoins seraient satisfaits sans qu'il fût nécessaire d'avoir recours aux produits étrangers. Fut évoquée ensuite la concurrence des produits belges… A propos du « sucre », la Chambre rappelle que l'industrie betteravière appelait de ses voeux l'égalité des droits avec les colonies et les dégrèvements d'impôt, aussitôt que les finances de l'Empire le permettraient. Routine de ces échanges mouchetés à deux pôles : libre échangisme de l'Empereur, protectionnisme des responsables industriels !

Le 9 octobre 1853, à 1 h de l'après-midi (!), M. le sénateur Dumas, entouré d'un grand nombre de personnalités, civiles et militaires, du maire de Lille et du président de la Chambre de Commerce, M. Kuhlmann, procédait à la pose de la première pierre de la statue de Napoléon Ier.

Nouveau discours du président : « La Chambre a été heureuse de faire servir les nobles trophées de nos armes à fonder un monument, élevé par la reconnaissance publique, au monarque qui a jeté les bases de l'industrie moderne en France, et de trouver, dans les réalisations de son projet, une occasion de témoigner son dévouement à celui dont l'avènement au trône a commencé pour la France une ère nouvelle de prospérité et de grandeur ».

Le président évoqua ensuite l'importance des décrets «rendus au milieu des camps alors que le canon ennemi retentissait encore>>, celui de Bois-le-Duc, de mars 1811, en encourageant en France la création d'usines de filature mécanique du lin, et ceux de Berlin de 1811 et 1812, promouvant la fabrication de sucre de betterave. Il poursuivit (en présence, il faut le noter, des héritiers de Philippe de Girard): « Napoléon Ier pouvait-il espérer qu'en moins d'un demi-siècle, la filature mécanique de lin compterait 60 établissements dans la seule ville de Lille; qu'un seul département, faisant mouvoir 250 000 broches, occuperait à ce travail 12 000 ouvriers ? »

Quant à cette autre industrie, M. Kuhlmann rappelait que les premiers encouragements de Napoléon avaient été accueillis par l'Europe avec un sentiment d'incrédulité, auquel, souvent, se mêlait le sarcasme (1). « Ils ont régénéré notre agriculture. Impuissante à l'origine à produire le sucre, à 6 et même 8 francs le kilo, elle le produit aujourd'hui à moins de 60 centimes (2) ! »

L'inauguration de la statue devait avoir lieu le 3 décembre 1854, avec de nouveaux discours, et en présence de nombreuses personnalités : l'archevêque de Lille, le président de la Chambre, le préfet Besson, le chambellan, délégué de l'Empereur, d'Arjuzon, enfin le maire Richebé, au banquet offert à l'Hôtel-de-Ville.

Ainsi allait le cours de l'histoire lilloise. Pendant 122 ans, les Lillois s'étaient habitués à voir Napoléon appuyé sur son sceptre, casant ses pieds, non sans peine, entre le pied de betterave et la gerbe de lin, et trônant au milieu de la Vieille Bourse, entouré de sa garde de savants et d'industriels célèbres. Les touristes des visites guidées se faisaient photographier à ses pieds, dans ce décor somptueux du XVIIe siècle.

Mais, dès 1969, on pouvait lire dans les collections de La Voix du Nord, au lieu des « pompes oratoires du Second Empire, des observations désabusées sur ces « monuments qui ne sont pas le reflet d'une époque qui n'avait pris le prétexte d'une statue que pour s'exalter elle-même »; ou, en 1974, les conclusions d'une séance du Conseil municipal, où l'on se demandait «  s'il ne conviendrait pas de rendre cet espace (la cour intérieure) à la promenade lilloise». Mais que faire de l'Empereur? Un Corse fidèle proposait un terrain dans son île !

Le 10 avril 1976, un acte de vandalisme était consommé! Les passants, ce jour-là, virent avec curiosité puis stupéfaction, les aussières d'une grue de 100 tonnes, calée à l'extérieure de la Vieille Bourse, au bout d'une flèche de 60 mètres, soulever dans les airs la statue de l'Empereur, se balançant à 30 m d'altitude.

On devait apprendre, par la suite, que le site de la cour intérieure, son portique et ses accès, avaient été classés monuments historiques, par Léon Bérard, le 25 mai 1921, mais apparemment pas la statue !

L'affaire ayant fait quelque bruit, on s'aperçut après coup que la Conservation départementale des Antiquités et Objets d'art, le directeur régional des Affaires culturelles, l'Inspection des Monuments historiques au ministère de la Culture n'avaient pas été prévenus. Ils se réveillèrent avec un touchant ensemble, en 1982, sans pouvoir faire remettre les choses en l'état.

Comble de malheur, l'Empereur parti, ses compagnons de la Cour disparaissent progressivement. En 1978, on notait que cinq étaient déjà partis, laissant leurs niches vides : Pasteur, Heilmann (l'inventeur de la machine à broder et de la première machine à peigner), Ampère, Ternaux et Pascal (parti le premier en 1975 !).

Pour tout dire, et mettre un point final à cette triste histoire : la statue de Napoléon est actuellement entreposée dans une remise municipale, proche – c'est à peine croyable – de Sainte-Hélène [Cette statue de Napoléon est désormais exposée au Palais des Beaux Arts de Lille. Note de l'éd. MAJ : 25/08/2011] ; pour être précis, de l'écluse qui porte ce nom, sur la Deule dans la banlieue lilloise ! Le sceptre de l'Empereur a perdu, dans le transport, son pommeau et son aigle. La plaque commémorative du socle n'a pas été retrouvée, mais le texte en a été gardé (3). C'est, à ma connaissance, le seul monument édifié à la gloire de Napoléon Ier qui ait été traité avec une pareille désinvolture.

Ne reste aujourd'hui de cette aventure que j'ai essayé de reconstituer qu'une médaille commémorative, en argent, frappée à cette époque, de 50 mm de diamètre. A l'avers, se détache le profil de Napoléon III, gravé par Barre; au revers, sur fond poli, la statue de Napoléon Ier, gravée par le même Barre, d'après l'oeuvre de Lemaire. En légende : Napoléon Ier. Protecteur de l'Industrie Nationale. Et, en travers, des deux côtés de la statue : Chambre de Commerce de Lille. Souscription Nationale. Déc. 1854.

Les officines de numismatique n'en connaissent plus tellement l'origine. On la trouve encore en très bel état (« T.B. Sup.», comme disent les spécialistes); preuve qu'elle a peu circulé et qu'elle a été soigneusement conservée. Sic transit gloria mundi !


Jetons de présence des Chambres de Commerce du Second Empire3. Le rôle de la Chambre de Commerce de Paris en matière d'enseignement.
On connaît l'activité que déploient les Chambres de Commerce, de nos jours, en matière d'enseignement technique, singulièrement dans le domaine de l'enseignement des langues, de la gestion, de la vente et de l'exportation. Elles ne se sont pas pourtant toujours préoccupées de l'enseignement de ces disciplines.

C'est précisément sous le Second Empire, sous la pression de l'extraordinaire expansion économique que la France a connue pendant vingt ans, que les Compagnies consulaires ont pris conscience de l'urgence de former des employés et des cadres mieux adaptés à leurs futures fonctions dans l'économie.

Dès 1860, la Compagnie parisienne affirmait, dans un rapport approuvé par ses membres, dans le style inimitable de l'époque :
« Le Bureau et le Négoce ne trouvent pas dans les s (publics et privés) une suffisante satisfaction.

Ce serait un service incontestable à rendre au commerce que de lui former des hommes capables, à l'instruction et à l'intelligence desquels, il pût donner confiance>>.
Un aperçu du programme des cours était, dans le même rapport, esquissé. L'enseignement devrait comprendre: « L'écriture, dans sa perfection (4); la science complète (sic) de l'orthographe et du français; le calcul rapide; la tenue des livres, la correspondance commerciale; la connaissance des changes: l'étude des langues allemande, anglaise et espagnole; l'histoire du commerce, la géographie commerciale, le droit commercial; la technologie, c'est-à-dire une notion générale de tous les genres d'industrie et du commerce (sic), initiant les élèves à des connaissances utiles ».

Le programme nous paraît, à l'expérience, ambitieux pour des garçons de 13 à 14 ans, mais les cerveaux étaient malléables alors, et les distractions rares!

Un beau bâtiment fonctionnel, sis avenue Trudaine, ouvrait ses portes à la première promotion (masculine) à la rentrée de 1862. C'était la première école commerciale de garçons de la CCP, de niveau moyen. Elle devait servir de modèle aux deux autres qui allaient suivre, rue Armand Moisant et avenue de la République. Familles et entreprises réagirent favorablement à cette initiative, ainsi que le montre la croissance des effectifs au cours des années:
1862.64 : 80 1901.02 : 570
70.71 : 380 13.14 : 818
77.78 : 440 20.21 : 820
88.89 : 515

Très vite, ainsi qu'il est traditionnel de l'observer, quand une école rencontre quelques succès, le besoin d'un cours préparatoire se fit sentir. Trois ans de cours normaux suivaient avec des horaires étalés sur 27 h en première année; 26 h en deuxième et troisième année. La « patte>> des teneurs de livres de cette époque fait encore notre admiration: c'est que la calligraphié était enseignée avec fermeté: tous les élèves devaient maîtriser, en fin de scolarité, les subtilités de la ronde, de la bâtarde et de l'anglaise. Il y avait, pour ce faire 2 h de calligraphie par semaine en préparatoire; 2 h encore en première et deuxième années. En troisième année, les gammes étant finies, et les doigts formés, on supposait le métier acquis!

Dès 1867, le président de la Chambre de Commerce de Paris soumettait à ses collègues le projet d'une École de haut enseignement commercial. « Nous voulons une grande école supérieure commerciale destinée à fournir à notre commerce intérieur et extérieur une pépinière de jeunes gens qui, après avoir acquis, par de fortes études, toutes les sciences nécessaires, seront, après quelques années de pratique, en état de continuer, en les faisant prospérer, nos grandes maisons existantes en France et à l'étranger, ou d'en fonder de nouvelles, et par suite, de procurer à nos produits agricoles, artistiques ou manufacturés, ces larges débouchés extérieurs qui font la fortune des nations assez avancées, pour soutenir, sur les marchés étrangers, la concurrence de tous les produits similaires ».

Ainsi prophétisait, dans une phrase un peu longue, G. Roy, le président de la Chambre de Commerce de Paris d'alors. L'École projetée ne devait voir le jour qu'en 1881. Sous le nom d'École des Hautes Études Commerciales, et le sigle bientôt plus connu d'HEC, elle ouvrait ses portes rue de Tocqueville et ne devait être transférée à Jouy-en-Josas que 75 ans plus tard. Cette localisation loin du centre, loin du « quartier des Écoles » n'avait été possible qu'en raison du changement total de la physionomie du quartier Monceau, à la suite des opérations immobilières des frères Pereire. Il fallait alors plus de temps – et c'était un pari pris par la Compagnie parisienne – pour aller en fiacre de la Faculté de Droit, place du Panthéon, à la rue de Tocqueville que pour aller de Paris à Jouy aujourd'hui !

Une occasion se présenta en 1869 – alors que les projets d'HEC paraissaient de plus en plus difficiles à réaliser dans l'immédiat -, la Chambre de Paris devait la saisir aussitôt. L'École spéciale de commerce et d'industrie, fondée en 1820 par des commerçants parisiens sur l'inspiration de Vital Roux (5), devenue École spéciale de commerce, puis, en 1852, École supérieure de commerce, connaissait des difficultés financières, malgré les efforts déployés par son directeur, l'économiste Blanqui. La Chambre de Commerce de Paris, dans sa séance du 27avril 1868, décida d'en négocier l'achat avec l'héritière de Blanqui (décédé en 1854 à 56 ans!). L'École était en location, dans l'immeuble qu'elle occupait alors rue Amelot, après avoir eu son siège quelque temps… dans l'hôtel de Sully, rue Saint-Antoine! Dans le PV de la séance, on peut lire les raisons de cet achat, données par le président de la Chambre d'alors, M. Denière :
« L'ESC de Paris acquerrait un plus grand prestige aux yeux des commerçants et des industriels si elle était patronnée par la Chambre; d'autre part, la Chambre ne pouvait mieux montrer son amour du progrès, ni faire meilleur usage de ses deniers qu'en acquérant la possession d'un établissement d'une valeur quasi indéniable ».
Au mois de février suivant, l'acquisition était faite au prix de 120 000 francs et la location au taux de 25 000 francs. Ce n'était pour la Chambre de Commerce qu'un début, car, en 1898, elle allait construire, avenue de la République, la belle École que l'on sait, où se trouve encore la dernière des Grandes Écoles parisiennes, non déménagée en grande banlieue, comme l'X, Centrale, HEC et l'ESSEC!

Il est intéressant de noter, pour finir, la composition du Conseil de perfectionnement de l'ESCP en 1809, l'année où la Chambre prit effectivement, la direction de l'École.
Ce Conseil à l'origine (1825) avait eu des membres prestigieux. Il avait été présidé par Chaptal, entouré de Ternaux, Vial Roux, de banquiers célèbres: Mallet aîné, Casimir Périer, Laffite, de savants et d'économistes, le baron Dupin, Prony, J.B. Say.

En 1869, on trouvait encore le baron Ch. Dupin, membre de l'Institut, sénateur! Le ministre de l'Agriculture et du Commerce présidait, entouré de membres prestigieux, Arlès-Dufour, membre de la CC de Lyon, administrateur de la Société générale de crédit industriel et commercial de Paris; Blanche (Alfred), conseiller d'État, secrétaire général de la préfecture de la Seine (6) ; Chevalier (Michel), membre de l'Institut, sénateur; Combes, membre de l'Institut, directeur de l'École impériale des Mines; Dollfus, manufacturier, membre de la CC de Mulhouse; Govin, ancien ministre du Commerce, député au Corps législatif; Péreire (Émile), président du conseil d'administration de la Compagnie des chemins de fer du Midi; Peligot (7), membre de l'Institut, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers; Léon Say, membre du conseil d'administration de la Compagnie des chemins de fer du Nord. Étonnante composition de ce conseil de 1869, très caractéristique de l'intérêt que portaient de grandes personnalités de ce temps à l'enseignement de ce qui devait devenir la « gestion des affaires »

Vicissitudes des récompenses.
Dans les « usages », qu'on dirait folkloriques aujourd'hui, il faut noter aussi qu'à partir de 1853, des médailles spéciales étaient décernées à titre de récompense aux meilleurs élèves de l'École.

Elles étaient données au nom du prince Napoléon, qui attribuait, chaque année, une médaille d'or (à son effigie) au 1er élève diplômé du 3e comptoir (dernière année), d'argent au second élève du même comptoir; une médaille d'argent au 1er élève du 2e comptoir, ainsi qu'au 1er élève du 3e comptoir.

Quand la Chambre de Paris racheta l'École en 1868, elle décida, elle aussi, d'attribuer une médaille d'or au meilleur élève du 3e comptoir, mais ces médailles ne furent attribuées, et pour cause, que pendant 2 ans (mais à l'effigie de Napoléon III).

En 1870, le ministre du Commerce prit la place de la Chambre et celle du prince Napoléon. Ce fut en son nom que fut décernée la médaille d'or unique du 3e comptoir, jusqu'en 1890, inclusivement, époque où toute récompense spéciale fut supprimée, par suite de l'unification de l'enseignement dans toutes les Écoles supérieures de Commerce de France!

Le sort des récompenses scolaires va de pair, en France, avec les vicissitudes de la société: l'École Supérieure de Commerce de Paris, dans la dernière moitié du XIXe siècle, en est un exemple frappant.

3 bis. L'enquête sur les métiers de 1860.
C'est une des premières enquêtes statistiques (8) menées suivant les lois du genre, sur les métiers de la capitale, en effectifs employés, les salaires, la durée du travail, les débouchés des produits fabriqués. Les résultats en furent condensés dans un ouvrage substantiel, intitulé Statistiques de l'industrie de Paris, résultant de l'enquête faite par la Chambre de Commerce de Paris pendant l'année 1860. Paris. A la Chambre de Commerce, 2 place de la Bourse. 1864.

L'enquête avait été demandée par Rouher, qui était alors ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, le 20 mars 1860. La Chambre répondit favorablement. Le ministre s'engageait à contribuer pour moitié aux frais de l'enquête, évaluée par la Chambre à 200 000 francs (or) (9). La contribution de l'État ne pourrait pas dépasser cependant 100 000 francs. 200 exemplaires devraient être livrés gratuitement au ministre. L'enquête démarra le 1er juillet. En fait, les frais s'élevèrent à 239 884 francs.

Les nomenclatures des métiers ont fait aujourd'hui l'objet de grands raffinements, sans que les autorités nationales et européennes intéressées se soient, il s'en faut, mises d'accord sur le détail.
Il vaut donc la peine de se pencher sur celle qui servit de base à l'enquête de 1860. L'ordre est significatif :
Alimentation
Bâtiment
Ameublement
Vêtement
Fils et tissus
Acier, fer, cuivre, zinc et plomb
Or, argent, platine
Industries chimiques et mécaniques
Imprimerie, gravure, papeterie
Groupes divers
Instruments de précision, de musique, horlogerie (sic)
Peaux et cuirs
Carrosserie, sellerie, équipements militaires
Boissellerie, vannerie, brosserie
Articles de Paris (dont les fleurs artificielles)
Industries non groupées

Le recensement devait être fait dans les vingt nouveaux arrondissements de Paris (les nôtres), subdivisées en 80 quartiers, eux-mêmes fractionnés en 5 sections, soit 400 sections.

Passons sur la composition des bulletins de recensement. En 10 mois, 121 654 bulletins furent remplis. Ils comportaient les questions traditionnelles: sur le métier exercé, l'importance de la fabrication, le nombre d'ouvriers (hommes, femmes, enfants au-dessous de 16 ans), nombre d'apprentis, horaires, durée des mortes saisons, débouchés.

Résultats généraux
1. Arrondissements de Paris, classés par importance de la population active:
3e arrondissement: 11 647
11e arrondissement: 9 283
2e arrondissement: 7 997
4e arrondissement: 7 587
1er arrondissement: 7 265
Les moins industrieux étaient le 17e avec 3 145
le 15e avec 1 408
2. Effectifs employés:
416 811 travailleurs recensés.
Dont:
285 801 hommes
105 410 femmes
19 059 garçons au-dessous de 16 ans
6 481 filles au-dessous de 16 ans
A quoi il convenait d'ajouter les «  isolés » (façonniers, ouvriers travaillant seuls: 133 469).
Soit donc un total de 550 280, le tiers de la population totale sédentaire.
3. Groupes professionnels les plus importants:
Par ordre d'importance, et il est bien instructif de le noter, venaient en tête:
le vêtement: 78 377 
le bâtiment: 71 242 
l'alimentation: 38 559 
l'ameublement: 37 951 dont 
11 372 ébénistes
5 732 ouvriers… bronze
Il faudrait noter encore l'importance des femmes et des enfants: 105 410 femmes. 25 540 garçons et filles.
Caractéristiques de l'époque (voir photos de famille et gravures de modes), trois chiffres particuliers sur un total général:
6 266 femmes et apprentis travaillaient dans «  les fleurs artificielles »,
6 886 étaient classées lingères,
8 787 étaient blanchisseuses.
4. Débouchés des productions:
Le classement par ordre d'importance des pays vers lesquels Paris exportait, étonnera sans doute:
États-Unis 23,33% 
Angleterre 10,00% 
Russie 6,67% 
Espagne 5,11% 
Suisse 3,83% 
Italie 3,63% (10)
Allemagne 2,60% 
5. Nombre d'entrepreneurs et chiffres d'affaires correspondants:
L'industrie de Paris était exercée par 101 171 fabricants.
Leur chiffre d'affaires évalué à 3 369 092 499 francs (or).

En conclusion, nous voulons transcrire les dernières lignes de ce rapport, dont le style administratif ne dépare pas la collection des textes que nous avons précédemment soumis à nos lecteurs:
« En résumé, l'industrie de Paris est exercée par 101 171 fabricants, le chiffre de leurs affaires atteint 3 369 092 499 francs; les lieux occupés par l'usine, la fabrique, l'atelier, représentent une valeur locative de 107 390 700 francs; les ouvriers de tout sexe et de tout âge sont au nombre de 416 811. Ce merveilleux foyer de production est une source inépuisable de bien-être et de richesse. Les découvertes de la science, le goût des arts et l'instruction générale chaque jour plus développés et plus répandus, favorisent incessamment le mouvement progressif de notre industrie, dont les pouvoirs de l'État s'appliquent avec un zèle persévérant à accélérer la marche. La mise en pratique des traités d'échange; les réformes accomplies ou préparées dans nos lois commerciales; la fondation de la société de prêt au travail; l'organisation des associations de crédit mutuel; la propagation des sociétés de secours, des caisses de retraite, des asiles pour les convalescents; la mise à l'étude des dispositions législatives qui touchent au sort et à la condition de l'ouvrier, sont autant de mesures et d'institutions qui justifient l'habile direction imprimée au commerce et à l'industrie par les hommes publics chargés de veiller sur leurs intérêts, qui témoignent surtout des constantes méditations qui occupent la sage et généreuse pensée du chef de l'État. Cette impulsion donnée aux forces vives du pays a eu pour conséquence naturelle, nous sommes heureux de le constater au terme de cette enquête, non seulement un immense accroissement de la fortune publique, mais l'élévation presque générale des salaires. Ces fécondes conquêtes grandiront encore; le travail encouragé, protégé et ainsi honoré ne fera point défaut à la mission qui lui est assignée; appuyé sur la sécurité à l'intérieur, confiant dans la paix au-dehors, il consolidera son oeuvre de civilisation et l'avenir qui lui est ouvert deviendra dans l'histoire un des plus beaux titres de gloire de l'Empereur ».

C'était à la fin de l'année 1860, et pour la seule ville de Paris. Dix ans après, où la France en était-elle ? Dans son dernier livre (11), l'historien Goubert, pensant à cette même date, croit pouvoir écrire : « En 1870, on estimait la fortune de la France à 175 ou 200 milliards de francs (or). Probable minimum. Aussi n'y a-t-il pas lieu d'être surpris lorsqu'on apprend qu'au lancement d'un emprunt d'État de 400 millions en 1868, 800 000 prêteurs se présentèrent et offrirent quinze milliards. Près de quarante fois la demande! »
Ainsi est expliquée l'énorme richesse française qui couvrit rapidement et très largement les emprunts lancés pour régler les cinq milliards réclamés par Bismarck et les dépenses de… l'Exposition de 1878.
Je vous laisserai sur ces derniers chiffres en guise de conclusion.
 
Jetons de présence des Chambres de Commerce du Second Empire 
1 et 2. Avers et revers du jeton de la Chambre de Commerce de Lille.
Effigie de Napoléon III, gravée par Caqué. 
3. Avers du jeton de Marseille, gravée par Caqué. 
4. Avers du jeton de La Rochelle, gravée par Dantzell. 
5. Avers du jeton de Toulouse, Napoléon lauré, gravée par Oudiné.

 
2ème partie de la conférence donnée à la mairie du 1er arr. de Paris le 28 janvier 1986.


Notes

(1) Cf. la caricature anglaise célèbre, représentant Napoléon en train de sucrer son café avec une énorme betterave qu'il a de la peine à saisir.
(2) Tous les textes des discours cités sont extraits des PV de la Chambre de Commerce de Lille.
(3) Face principale : Napoléon Ier. Protecteur de l'Industrie Nationale. Face arrière : Sous le règne de Napoléon III, la Chambre de Commerce de Lille, à l'aide d'une souscription nationale, a élevé ce monument avec le bronze des canons d'Austerlitz. Face latérale : Décret de Bois-le-Duc, 7 mai 1810.
Décrets de Berlin des 25 mars 1811 et 15 janvier 1812.
(4) On croirait entendre l'immortel Joseph Prudhomme, << professeur d'écriture, élève de Brard et Saint-Omer>>, mais fils spirituel d'Henri Monniner.
(5) Un des premiers membres de la Chambre de Commerce de Paris, en 1803.
(6) Le même qui devait laisser son nom à une célèbre place de Paris!
(7) Eugène Melchior... qui avait inventé l'uranium en 1841!!!
(8) La première enquête de ce genre avait été faite en 1847-1848. Confiée aussi à la Chambre de Paris, son utilité avait été reconnue par tout le monde.
(9) La dernière ressource en matière de classement.
(10) Les autres pays s'échelonnaient de 1,91 (Belgique) à 0,01 (!!!) Danemark, Irlande, Moldo-Valachie...
(11) Goubert, Initiation à l'Histoire de la France, Paris, Tallandier, 1984.
(12) Les jupons à ressort, appelés << cages Millet>> devaient leur nom à celui d'une femme de Besançon qui en avait eu l'idée en 1838.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
360
Numéro de page :
31-35
Mois de publication :
06-08
Année de publication :
1988
Année début :
1848
Année fin :
1870
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