Napoléon III ou le bonapartisme industriel et social

Auteur(s) : MAISON ROUGE Olivier de
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Puisqu’il s’agit de commémorer le 150e anniversaire de la mort celui qui fut le dernier empereur des Français, voyons de quelle manière son action économique peut inspirer nos dirigeants en ces temps de conflictualités industrielles et commerciales contemporaines.

Napoléon III ou le bonapartisme industriel et social
Napoléon III, par Eugène Disdéri (recadré) © Fondation Napoléon

Louis-Napoléon Bonaparte a d’abord hérité d’un nom glorieux mais encore du souvenir d’une épopée militaire léguée par son oncle à la population française. Sa destinée ne s’arrête cependant pas là, même si, au-delà du fait dynastique, il demeure en réalité un esprit relativement méconnu aux yeux des Français (On se reportera utilement à l’ouvrage majeur : ANCEAU Eric, Napoléon III un Saint-Simon à cheval, Taillandier, 2012).
Doctement inspiré par l’œuvre fondatrice de son grand oncle, il fut par ailleurs confronté à la révolution industrielle qui a été le marqueur cardinal du Second Empire. Cette grande chevauchée économique et industrielle, qui va structurer durablement la France, a en conséquence constitué un tournant de la période, bousculant certaines pensées acquises, et actant les prémices d’une mondialisation qui va s’accroître par ailleurs au cours du XIXe siècle avec la colonisation, imprimée pour partie sous la Troisième République, au nom du droit à gouverner et élever les « populations inférieures » (selon Jules Ferry et son idée de République colonisatrice, discours du 28 juillet 1885 à la Chambre sur la conquête de l’Indochine).

Ce faisant, Napoléon III, largement acquis aux idées sociales de son temps, a été le bâtisseur d’une France moderne et industrielle.

La réconciliation nationale et les libertés sociales

Après les tumultes institutionnels des décennies précédentes, où une Seconde République succédât à la monarchie de Juillet (Louis-Philippe), ayant elle-même précédé la Restauration (Louis XVIII et Charles X) installée sur les ruines du Premier Empire (qui a sombré en 1815), Louis-Napoléon Bonaparte voulait offrir en premier lieu à la France la stabilité politique.
Il en a d’ailleurs retenu la leçon : « L’idée napoléonienne consiste à reconstituer la société française bouleversée par cinquante années de révolution, à concilier l’ordre et la liberté, les droits du peuple et le principe d’autorité (Rêveries politiques … Œuvres de Napoléon III, Plon et Amyot, 1869, tome I). »
Sa grande idée est donc tout d’abord de rétablir l’ordre intérieur – nécessaire à la prospérité des Français – favoriser les libertés, notamment économiques, et concilier la souveraineté populaire avec les institutions de l’Empire plébiscitaire.
Il en tirera cet enseignement : « Gouverner, ce n’est plus dominer les peuples par la force et la violence ; c’est les conduire vers un meilleur avenir, en faisant appel à leur raison et à leur cœur (L’extinction du paupérisme… Œuvres de Napoléon III, Plon et Amyot, 1869, tome II). »
C’est en ce sens qu’il a toujours cherché le bien-être de la classe ouvrière, condamnant notamment l’exode rural et l’entassement urbain dans des conditions précaires et insalubres. Il imaginait même des kolkhozes agricoles assez peu éloignés de ce que seront les soviets.
Si ce Second Empire préfigure d’ailleurs les avancées démocratiques à l’œuvre par suite sous la Troisième République, il est aussi marqué, davantage encore, par le grand tournant juridique sur les libertés. En effet, la Révolution française a, dans un premier temps, consacré les libertés individuelles (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 16-24 août 1789), ensuite confirmées dans le Code civil (1804 – droit de propriété individuelle, autonomie de la volonté contractuelle).
Sous Napoléon III, sous les coups de boutoir de la révolution industrielle, progressivement les libertés vont devenir sociales et collectives.
Ce sera l’adoption des premières lois de protection sociale :

  • Loi du 14 avril 1850 sur l’assainissement des logements insalubres ;
  • Loi du 18 juin 1850 relative à la création d’une Caisse nationale des retraites pour la vieillesse ;
  • Règlement du 24 décembre 1850 créant la police sanitaire ;
  • Loi du 22 janvier 1851 instituant une assistance judiciaire gratuite pour les travailleurs pauvres.

Avec cette première impulsion, le deuxième partie du XXe siècle verra ensuite naître de nouvelles formes de groupements de défense, d’expression et d’opinion, entamée sous le règne de Napoléon III :

  • Droit de grève (1864) et suppression du délit de coalition ;
  • Libertés d’expression et liberté de la presse (1881) ;
  • Libertés syndicales (1884) ;
  • Libertés associatives (1901).

Cette grande orientation sociale et collective tend à assurer un cadre favorable destiné à « cicatriser toutes les plaies de la France », contre « l’égoïsme et la lâcheté (Rêveries politiques … Œuvres de Napoléon III, Plon et Amyot, 1869, tome I) ». C’est donc un souci de cohésion sociale et nationale qui l’anime l’empereur.

Le fondateur d’un libéralisme économique régulé

En matière économique, Napoléon III est clairement d’inspiration saint-simonienne (1824), dont il a fait siens les principes ici rappelés : « (…) la tendance politique générale de l’immense majorité de la société est d’être gouvernée au meilleur marché possible ; d’être gouvernée le moins possible ; d’être gouvernée par les hommes les plus capables et d’une manière qui assure complètement la tranquillité publique. Or, le seul moyen de satisfaire, sous ces différents rapports, les désirs de la majorité, consiste à charger les industriels les plus importants de diriger la fortune publique ; car [ils] sont les plus intéressés au maintien de la tranquillité ; (…) à l’économie dans les dépenses publiques ; (…) à la limitation de l’arbitraire. Enfin, ils sont, de tous les membres de la société, ceux qui ont fait preuve de la plus grande capacité en administration positive, les succès qu’ils ont obtenus dans leurs entreprises particulières ayant constaté leur capacité dans ce genre (« Catéchisme des industriels » in Œuvres de Saint-Simon, Enfantin, 1975). »
En effet, pour l’Empereur, les « abeilles bienfaisantes » sont les producteurs, manufacturiers, négociants, artisans, ouvriers et cultivateurs (ANCEAU Eric, Napoléon III un Saint-Simon à cheval, Taillandier, 2012). Il s’attèle dès lors à placer les meilleurs praticiens dans leur spécialité à la tête des ministères et grands corps de l’État.
Il favorise ainsi l’initiative privée dans la période de révolution industrielle, permettant notamment la constitution de sociétés commerciales (loi de 1867 sur les sociétés anonymes). Il estime nécessaire d’unir toutes les forces vives pour inscrire la France dans un élan industriel vigoureux, destiné à rattraper la Grande-Bretagne qui a déjà pris un ascendant en la matière. Il admire d’ailleurs l’entreprise anglaise sous le règne de l’impératrice Victoria, dont il se fait une alliée sur le plan géopolitique, malgré les rivalités qui naîtront ensuite à l’aube du XXe siècle (Fachoda). Il s’inquiétait déjà des tensions au sein du concert des nations (européennes), dont la solution pourrait être militaire.
Son libéralisme apparent ne relève cependant pas d’un laisser-faire et moins encore d’un laisser-aller. S’il souhaite une économie ouverte et conquérante sur le plan commercial, laissée aux investisseurs privés, elle demeure néanmoins administrée. C’est la recherche du point d’équilibre entre régulation par l’État dans les domaines impérieux (ou régaliens) et la libre entreprise.
En ce sens, il exprime sa pensée : [Il faut] « éviter cette tendance funeste qui entraînait l’État à exécuter lui-même ce que les particuliers pouvaient faire aussi bien et mieux que lui » (…) signifiant « restreindre dans de justes limites le nombre des emplois qui dépendent du Pouvoir, et qui souvent font d’un peuple libre un peuple de solliciteurs (« Manifeste du candidat Louis-Napoléon Bonaparte à l’élection présidentielle », 1848, in ANCEAU Eric, Napoléon III un Saint-Simon à cheval, Taillandier, 2012) ».
Bien qu’ayant une attention particulière pour l’agriculture qu’il estime, à l’instar de Sully (« Labours et pâturages sont les deux mamelles de la France »), former une « population saine, vigoureuse et morale (Œuvres de Napoléon III, Plon et Amyot, 1869, tome II) », il croit au destin industriel de la France : « Élément indispensable de la richesse des nations, l’industrie doit être étendue dans son action, tout en étant limitée dans ses effets oppressifs. Il faut encourager son essor et protéger en même temps les bras qu’elle emploie (Œuvres de Napoléon III, Plon et Amyot, 1869, tome II) ».
Pour autant, ce n’est qu’une forme de libéralisme qui prévaut à l’intérieur, là où il défend le protectionnisme envers les marchandises étrangères, réformant notamment la politique douanière de la France.
Il résume ainsi son idée : « L’agriculture et l’industrie étant les deux causes de vitalité, tandis que le commerce extérieur n’en est que l’effet, un gouvernement sage ne doit jamais sacrifier les intérêts majeurs des premiers aux intérêts secondaires des derniers (Œuvres de Napoléon III, Plon et Amyot, 1869, tome II). »

Un aménagement structurant du territoire

En dépit de sa lutte contre l’exode rural, il n’en demeure pas moins un grand architecte urbain, du moins dans le souci de permettre une large circulation des habitants, mais aussi des livraisons. Son grand projet fut Paris qu’il confiât à Haussmann : « Paris est le cœur de la France, et toutes les améliorations utiles qu’on y adopte contribuent puissamment au bien-être général. (…) Mettons tous nos efforts à embellir cette grande cité, à améliorer le sort des habitants, à les éclairer sur leurs véritables intérêts. Ouvrons des rues nouvelles, assainissons les quartiers populeux qui manquent d’air et de jour, et que la lumière bienfaisante du soleil pénètre partout dans nos murs, comme la lumière de la vérité dans nos cœurs (Discours au banquet). »
On lui doit aussi le développement des villes d’eau consacrée au thermalisme (comme Vichy dont il était coutumier), avec leurs activités destinées à amuser les curistes : tauromachie, casinos, théâtres, opéras. Cela vaut autant avec la découverte des bains de mer et la création de stations comme Biarritz, Deauville, Le Touquet, etc.
Et au-delà, c’est une France qui voyage désormais, le tourisme allant croissant grâce au chemin de fer. Les premières cartes postales de l’époque en témoignent. Cette construction des voies de chemin de fer ont été déterminantes dans le maillage territorial français, tant pour les déplacements de populations que le transport des produits manufacturés à l’ère industrielle.
La navigation fluviale, destinée au commerce, fut également déployée à grande échelle avec la création d’un réseau de canaux à travers la France, encourageant également les débouchés commerciaux maritimes, désormais facilités après l’ouverture du canal de Suez (1858-1869) préfigurant celui de Panama. Sous le Second Empire ce dernier fut d’abord imaginé au Nicaragua, avant d’échoir à Panama.
Cependant, loin d’être une fois encore acquis au doux commerce, cette nouvelle voie maritime devait être un point de tension. En effet, le projet rencontre aussitôt l’opposition des États-Unis ; le président américain Rutherford B. Haye fit publiquement connaître son désaccord : « Notre intérêt commercial est supérieur à celui de tous les autres pays, de même que les relations du canal avec notre pouvoir et notre prospérité en tant que Nation. (…) Les États-Unis ont le droit et le devoir d’affirmer et de maintenir leur autorité d’intervention sur n’importe quel canal interocéanique qui traverse l’isthme. »
Cela nous renvoie au bellicisme américain qui ponctuera souvent le XXe siècle tandis, tandis que pris d’un aveuglement certain Napoléon III déclarait la première des guerres franco-allemandes (1870) où allait sombrer le Second Empire et, quelques décennies plus tard, l’Europe entière.
En cela, Napoléon III fut sans doute l’inspirateur génial d’une œuvre fondatrice et organisationnelle de la France moderne, autant sinon davantage que son oncle, mais il en fut également son fossoyeur en cédant aux provocations de l’Allemagne, qui disputaient le leadership continental que la guerre de 1870 allait lui permettre d’asseoir. Cette rivalité sera la cause du suicide européen.

Olivier de Maison Rouge
Janvier 2023

Olivier de Maison Rouge est avocat associé (Lex Squared) et docteur en Droit. Il est enseignant à l’Ecole de guerre économique (EGE). Son dernier ouvrage, Gagner la guerre économique, a été publié chez VA Éditions en mars 2022. Sur napoleon.org, il est l’auteur de l’article « Napoléon Ier, chef de guerre économique » (mars 2021).

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