Napoléon organisateur de l’Université

Auteur(s) : BOUDON Jacques-Olivier
Partager

Introduction

Napoléon est généralement présenté, à juste titre, comme le bâtisseur d’une oeuvre civile sans précédent. En quatre ans, il réforme l’administration, la justice, les finances, réorganise les cultes, lance le grand chantier de la codification, autant de créations durables puisqu’entre 2000 et 2004 a été célébré le bicentenaire de nombre d’institutions fondées sous le Consulat : le Conseil d’État, les préfets, la Banque de France, le concordat, la légion d’honneur, le franc, le code civil etc. On a aussi, il est vrai, commémoré la loi du 1er mai 1802 sur les lycées qui donnait une nouvelle organisation au système éducatif en France, en faisant une synthèse entre les traditions de l’Ancien Régime et les acquis de la période révolutionnaire (1) . Certes, les lycées ont survécu et nombre des grands lycées d’aujourd’hui sont fiers de rappeler qu’ils sont nés sous le Consulat. Mais, dans le domaine de l’éducation, Napoléon dut remettre l’ouvrage sur le métier pour corriger les malfaçons de sa première loi. C’est ainsi que naît la loi du 10 mai 1806 fondant l’Université impériale qui, avec les décrets d’application adoptés en mars 1808, crée le système éducatif dont la France conserve l’héritage, même si les modifications de la loi ont été très nombreuses en deux siècles. Encore le système est à nouveau amendé en 1811, comme si d’emblée, en matière de politique éducative, la réforme s’avérait difficile.

Le visage du système éducatif dans la France de 2006 n’a apparemment plus rien à voir avec ce qu’il était deux siècles plus tôt. Entre-temps, le pays a connu la généralisation de l’enseignement primaire, puis de l’enseignement secondaire et la massification de l’enseignement supérieur. Pourtant l’ossature de ce système a été conservée. Hier comme aujourd’hui, c’est l’État qui reste le principal acteur de la politique éducative conduite en France, sans que l’on se soit suffisamment interrogé sur la capacité de ce cadre, forgé pour quelques dizaines de milliers d’élèves et d’étudiants, à s’adapter à un enseignement de masse.

Les débats sur l’éducation

La loi du 1er mai 1802 (11 floréal an X), connue pour être la loi créant les lycées, avait en fait une portée générale et concernait aussi bien l’enseignement primaire, l’enseignement secondaire que l’enseignement supérieur. Il faut en relire l’article 1er qui permet de bien comprendre en quoi la loi de 1806 introduit un changement de philosophie fondamental. Cet article 1er stipule :
« L’instruction sera donnée,
1° Dans des écoles primaires établies par les communes;
2° Dans des écoles secondaires établies par des communes ou tenues par des maîtres particuliers ;
3° Dans des lycées et des écoles spéciales entretenus aux frais du trésor public. »

Autrement dit l’État ne prend en charge directement que le dernier degré de la formation, celui qui doit permettre de fournir les élites du pays, notamment pour l’armée et l’administration. Il prévoit la création de 45 lycées, un par ressort de cour d’appel, et conserve les « écoles spéciales », comme l’École Polytechnique, ou les écoles militaires fondées à la fin de l’Ancien Régime ; il crée également, par la même loi du 1er mai 1802 l’école spéciale militaire, et s’apprête à réorganiser les études de droit, de médecine et de pharmacie. Pour le reste, l’État conserve un droit de surveillance sur les autres écoles secondaires, mais la loi de 1802 est finalement très libérale et accorde, ce que l’on ne note pas toujours, un pouvoir important aux communes. Celles-ci sont même encouragées à faire appel à des congrégations religieuses pour tenir les écoles primaires. De même elles appuient souvent la création d’écoles secondaires ecclésiastiques, dites aussi petits séminaires, qui sont en fait des écoles secondaires privées. Celles-ci attirent un nombre croissant d’élèves qui échappent ainsi aux lycées et à l’enseignement qui y est donné.
Napoléon se rend très vite compte qu’en laissant subsister deux réseaux scolaires concurrents, celui des écoles communales ou privées d’une part, celui des lycées d’autre part, il affaiblit sa fondation. Très vite deux failles sont en effet apparues. La première provient des effectifs. Les lycées s’établissent entre décembre 1802 et le printemps 1804, en général dans des bâtiments de collèges d’Ancien Régime et souvent en se substituant à une école centrale fondée sous le Directoire. Mais ils peinent à recruter des élèves. Les effectifs dépassent rarement les 200 élèves, et la moitié voire les trois quarts sont des boursiers de l’État, recrutés parmi les fils d’officiers ou de fonctionnaires. Les fils de notables rentiers préfèrent les écoles secondaires ecclésiastiques ou les institutions privées. L’autre grief adressé à l’organisation née de la réforme de 1802 tient à la médiocrité du corps professoral. Comme l’écrit, à Napoléon, Fourcroy, directeur de l’instruction publique au ministère de l’Intérieur : « Presque toutes les places dans les lycées et les écoles secondaires sont occupées par des vieillards et des hommes qui touchent à la vieillesse, et l’on voit peu de gens qui se destinent à l’enseignement » (2) . En effet rien n’a été prévu pour la formation des enseignants qui se recrutent donc parmi les anciens professeurs, souvent issus des congrégations religieuses enseignantes.

C’est de ce constat que naît l’idée de créer une véritable corporation enseignante sur le modèle de ces congrégations religieuses telles que les jésuites ou les oratoriens, qui dirigeaient un vaste réseau de collèges sous l’Ancien Régime. Napoléon s’appuie naturellement sur les observations de ses collaborateurs qui lui ont, depuis 1804, proposé plusieurs plans en ce sens. Chaptal, lorsqu’il était encore ministre de l’Intérieur, lui a ainsi proposé de restaurer la congrégation de l’Oratoire, fondée au XVIIe siècle, et de lui confier trois ou quatre lycées, afin de créer une émulation avec les autres établissements publics. De son côté, Fourcroy suggère de réunir en une seule association, soumise au gouvernement, trois congrégations détruites par la Révolution, mais dont des membres survivent, à savoir l’Oratoire, la congrégation la Doctrine chrétienne et celle des Bénédictins de Saint-Maur.  Cette idée est cependant abandonnée par crainte de voir naître des réactions d’hostilité à l’encontre d’une renaissance du monachisme en France (3).

Mais Napoléon n’en conserve pas moins cette idée de s’inspirer du modèle des congrégations enseignantes d’Ancien Régime. Dans une « Note sur les Lycées » qu’il dicte le 16 février 1805, en réponse à un rapport de Fourcroy sur le sujet et à un projet du Conseil d’État, il pose le double problème du financement des lycées – insuffisant quand le nombre de 150 élèves n’est pas atteint – et celui du recrutement des professeurs, et s’interroge à haute voix : « Peut-être le temps arrivera t-il bientôt de s’occuper de la question de savoir s’il faut former un corps enseignant. Ce corps, ou cet ordre, doit-il être une association religieuse, faire voeu de chasteté, renoncer au monde etc. ? Il ne paraît pas qu’il y ait aucune connexité entre ces idées ». Napoléon poursuit en suggérant, citant le modèle des jésuites, que soit formé un corps enseignant au sein duquel les carrières seraient progressives et dont les membres ne pourraient pas se marier. « Ce corps aurait un esprit. L’Empereur pourrait en protéger les membres les plus distingués, et les élever par ses faveurs plus haut dans l’opinion que ne l’étaient les prêtres lorsqu’on considérait en eux le sacerdoce comme une sorte de noblesse. Tout le monde sentait l’importance des Jésuites ; on ne tarderait pas à sentir l’importance de la corporation de l’enseignement ». Et Napoléon conclut en affirmant qu’il s’agit pour lui d’une priorité : « De toutes les questions politiques, celle-ci est peut-être de premier ordre. Il n’y aura pas d’état politique fixe s’il n’y a pas un corps enseignant avec des principes fixes. Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux etc., l’État ne formera point une nation ; il reposera sur des bases incertaines et vagues ; il sera constamment exposé aux désordres et aux changements » (4). En bon lecteur de l’Esprit des lois de Montesquieu, Napoléon est convaincu de l’importance de l’éducation pour inculquer aux enfants l’amour de la patrie (5). Ainsi, quelques mois après l’établissement de l’Empire, il assigne à la formation des élites le soin de jeter les bases d’un nouvel ordre social et politique. C’est aussi une nouvelle illustration de sa volonté de terminer la Révolution. Il réaffirme aussi le rôle de l’État en matière d’enseignement.

Napoléon s’est aussi convaincu depuis 1802 que l’enseignement devait reposer sur un triptyque, comprenant les sciences, les humanités et les principes chrétiens. En 1802, la loi sur les lycées ne faisait aucune allusion à la religion. Au contraire, l’obligation pour les proviseurs et censeurs d’être ou d’avoir été mariés laissait penser que l’on voulait écarter les prêtres des fonctions de la direction de ces nouveaux établissements. Néanmoins, dès 1803, Portalis, directeur des cultes, réussit à faire entrer un aumônier dans les lycées. Après le sacre qui manifeste la volonté de Napoléon de s’appuyer sur l’Église, l’importance de ce socle religieux est confirmée. Napoléon qui lui-même n’est guère croyant, développe devant Champagny l’idée que pour s’affermir dans le pays l’enseignement doit reposer sur les principes chrétiens : « Dans une nation et sous un gouvernement qui professent le christianisme, il n’y a point d’éducation, si l’on ne forme des élèves chrétiens. Ce n’est pas seulement en attachant à un lycée un aumônier qui y dit la messe le dimanche qu’on atteindra le but. La religion doit être profondément gravée dans le coeur et dans la raison des élèves ». À Fourcroy, il ne disait pas autre chose, même si les mots employés étaient plus rudes : « L’homme sans Dieu, je l’ai vu à l’oeuvre en 1793 ! Cet homme-là, on ne le gouverne pas, on le mitraille ; de cet homme-là, j’en ai assez ! Ah ! et c’est cet homme-là que vous voudriez faire sortir de mes lycées ? Non, non ; pour former l’homme qu’il nous faut, je me mettrai avec Dieu ; car, il s’agit de créer, et vous n’avez pas encore trouvé le pouvoir créateur, apparemment ! » (6). Sans doute aussi Napoléon veut-il lutter contre la concurrence des écoles secondaires ecclésiastiques qui par définition s’appuie fortement sur la religion.

Fourcroy et la loi de 1806

Fourcroy est le véritable maître d’oeuvre de la réforme éducative. Il est directeur général de l’Instruction publique depuis le 20 septembre 1802 (7). Il a alors succédé à Roederer qui avait été l’initiateur de la loi sur les lycées, mais Fourcroy avait participé également à son élaboration comme conseiller d’État. Chimiste de renom, il avait pris une part active à la Révolution, comme membre de la Convention, président du Club des Jacobins, puis membre du Comité de Salut Public au lendemain du 9 thermidor. Il s’inscrit dans la lignée des législateurs qui ont oeuvré, pendant la décade révolutionnaire, à une réforme de l’enseignement ; celui-ci doit à ses yeux favoriser le progrès des lumières et de la civilisation. Fourcroy est donc l’un de ces savants engagés en politique, que Bonaparte a rallié à sa cause en le nommant d’abord au Conseil d’État puis à la Direction générale de l’Instruction publique. Celle-ci est théoriquement dépendante du ministère de l’Intérieur, mais dans la pratique, elle acquiert une autonomie de plus en plus grande, Fourcroy voyant du reste passer trois ministres successifs, Chaptal, Champagny et Cretet. Ses fonctions de directeur général ne l’empêchent pas de continuer à enseigner, notamment au Muséum d’histoire naturelle et à l’École Polytechnique, même si c’est par intermittence. Le voyageur allemand Reichardt, qui visite Paris en 1802, témoigne en effet que les cours se donnaient irrégulièrement : « À diverses reprises, écrit-il, je me suis présenté inutilement aux heures indiquées pour les cours de Fourcroy, Chaptal et autres princes officiels de la science. L’irrégularité peut être indifférente à des Parisiens ayant des loisirs, à qui il suffit de contempler de temps à autre un ministre ou un conseiller d’État se prélassant dans une chaire ; pour un étranger ces absences imprévues sont vexantes » (8). C’est donc Fourcroy qui prépare la loi portant création de l’Université impériale.

Reprenant les termes de la note de Napoléon sur les lycées de février 1805, Fourcroy déclare au début de 1806 : « Il n’y aura pas d’État politique fixe, s’il n’y a pas de corps enseignant avec des principes fixes. Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, etc., etc., l’État ne formera point une nation : il reposera sur des bases incertaines et vagues ; il sera constamment exposé au désordre et aux changements. Outre les hautes considérations politiques qui appellent une pareille institution, l’établissement d’un corps enseignant est encore le seul moyen de sauver l’instruction publique elle-même d’une ruine totale. Les débris des anciennes corporations enseignantes ont suffi jusqu’à présent pour soutenir l’édifice ; mais ces ressources s’épuisent chaque jour ; et si l’on trouve encore des maîtres capables, il est à craindre qu’il ne s’en trouve bientôt plus. Presque toutes les places, dans les lycées et écoles secondaires, sont occupées par des vieillards ou des hommes qui touchent à la vieillesse, et on voit peu de jeunes gens qui se destinent à l’enseignement. Une corporation, telle que celle dont Votre Majesté a conçu la pensée et tracé le plan, peut donc seule régénérer l’instruction publique et assurer la prospérité » (9).

C’est sur cette base que le Conseil d’État est invité à discuter à partir du mois de février 1806. Les débats se développent au cours des semaines suivantes, à raison de deux séances par semaine. Napoléon y participe activement et donne son point de vue, comme il a pu le faire en d’autres circonstances. Il reprend en particulier le modèle des jésuites, tout en précisant qu’il ne doit pas s’agir d’une congrégation dirigée par Rome. Au même moment en effet les relations se sont tendues avec la papauté, ce qui se ressent dans ses propos. Du reste, il a lui-même ordonné à son ministre de la police de pourchasser les anciens jésuites, dissimulés sous le nom de Pères de la Foi. Ce n’est pas la Compagnie de Jésus en tant que telle qu’il entend ressusciter, mais l’esprit qui prévalait en son sein en matière d’éducation. De même il insiste sur l’idée que le corps enseignant ainsi créé doit avoir une certaine autonomie, notamment par rapport aux ministres, ce qui signifie qu’il dépendrait directement de l’Empereur. C’est effectivement l’option choisie. En revanche, il se montre moins attaché au célibat des enseignants, à la différence des premiers projets, rappelant ce qui est pour lui l’essentiel : « Mon but principal, dans l’établissement d’un corps enseignant, est d’avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales ». Enfin il précise qu’il entend laisser l’enseignement féminin en dehors du champ de l’Université, en des propos qui confirment, deux ans après la publication du Code civil, la place qu’il assigne aux femmes dans la société : « Je ne crois pas qu’il faille s’occuper d’un régime d’instruction pour les jeunes filles ; elles ne peuvent être mieux élevées que par leurs mères ; l’éducation publique ne leur convient point, puisqu’elles ne soient appelées à vivre en public ; les moeurs sont tout pour elles ; le mariage est toute leur destination ».

Les échanges au sein du Conseil d’État, rapportés notamment par Pelet de la Lozère, laissent apparaître les divergences existant en son sein. Les critiques portent sur le monopole, mais aussi sur la place de la religion dans le projet. C’est ce qui explique qu’on s’en tient en 1806 à un cadre législatif qui demande à être complété. On peut sur ce point suivre l’archichancelier Cambacérès, qui écrit dans ses Mémoires : « Après de substance, et longs débats auxquels je pris souvent part, il fut convenu de s’en tenir cette année à un projet qui ne serait que la comme le prélude du plan général que l’on soumettrait au Corps législatif dans l’une des prochaines sessions. La base de ce projet était la formation d’un corps enseignant sur lequel reposerait tout le système de l’éducation de la jeunesse » (10).

Malgré les réserves émises au Conseil d’État, le projet est achevé et présenté devant le Tribunat puis le Corps législatif. Ce dernier est alors présidé par Fontanes qui a été particulièrement consulté au cours des débats. Devant les députés, Fourcroy défend le projet qu’il a largement contribué à faire naître, tout en soulignant qu’il ne remet pas en cause la législation antérieure. À ses yeux, « il n’a pas pour objet de détruire, mais de consolider les institutions nouvelles, d’en lier entre elles les diverses parties, d’en établir, d’une manière invariable, les rapports nécessaires avec l’administration générale » et Fourcroy termine par un éloge de l’Empereur : « Quant à moi, Messieurs, après avoir consacré pendant trente années le peu de lumières que l’étude et l’amour des lettres et des sciences m’ont permis d’acquérir, je m’applaudirai toute ma vie d’avoir concouru à réorganiser l’éducation et l’instruction publique, d’après les vues du grand homme qui, non content d’avoir illustré son siècle et fait le bonheur de ses contemporains, prépare de hautes destinées à la génération qui doit nous succéder » (11).

Finalement le projet est adopté et devient la loi du 10 mai 1806. Le texte en est très bref ; il ne comporte que trois articles :
1. Il sera formé, sous le nom d’Université impériale, un corps chargé exclusivement de l’enseignement et de l’éducation publics dans tout l’Empire.
2. Les membres du corps enseignant contracteront des obligations civiles, spéciales et temporaires.
3. L’organisation du corps enseignant sera présenté, en forme de loi, au Corps législatif, à la session de 1810.

Ainsi l’Université impériale peut se définir comme une corporation composée de l’ensemble des enseignants. On ne peut plus enseigner en France si l’on n’appartient pas à cette corporation, elle-même placée sous la tutelle de l’État. C’est ainsi que naît le monopole de l’État, par l’intermédiaire de l’Université, sur l’enseignement. Le principe étant fixé, reste à le mettre en application. C’est l’objet des décrets de mars 1808 qui donnent son contenu à la loi du 10 mai 1806 et ne peuvent par conséquent en être séparés.

Les décrets d’organisation de l’Université

« La loi du 10 mai 1806 avait créé un corps enseignant et avait délaissé au gouvernement le soin d’organiser cette partie importante de l’ordre social », raconte Cambacérès dans ses mémoires avant d’ajouter : « L’Empereur avait été peu satisfait du projet rédigé par Fourcroy, et ne lui avait donné qu’une existence provisoire ». C’est en effet le décret du 17 mars 1808 qui fonde véritablement l’Université créée deux ans plus tôt. Il définit l’Université comme une corporation, formée par l’ensemble des membres du corps enseignant. C’est par les enseignants et non par les établissements que s’exerce le contrôle de l’État sur l’enseignement et donc le monopole qu’il entend instituer sur lui. Cela signifie concrètement que peuvent subsister des établissements privés, mais ils doivent nécessairement être dirigés par des hommes diplômés de l’Université. C’est donc par le diplôme que se fait l’agrégation à l’Université. Le premier diplôme universitaire est le baccalauréat ès lettres que l’on vient passer au chef-lieu d’académie devant les professeurs des facultés. Il se prépare dans les lycées dont le rôle est ainsi réaffirmé. Toutefois le baccalauréat n’est alors obtenu que par 2 000 élèves par an – il est cependant obligatoire pour s’inscrire en faculté. En outre, les études supérieures sont payantes, de même que les examens, ce qui contribue au caractère élitiste de cette formation.

L’Université est un corps hiérarchisé. Elle est placée sous la tutelle du grand maître de l’Université qui, comme le souhaitait Napoléon, acquiert une très grande autonomie vis-à-vis des différents ministères. Fourcroy avait naturellement espéré accéder à cette fonction, en tant que promoteur de la loi. Napoléon lui préfère Fontanes, alors président du Cors législatif. Connu surtout pour ses liens anciens avec les néo-monarchistes et les catholiques, Fontanes incarne la nouvelle orientation qu’entend imprimer Napoléon à l’enseignement en le faisant reposer sur les principes chrétiens. Du reste il place aux côtés de Fontanes, aux fonctions de chancelier de l’Université, un évêque qui a fait ses preuves à Amiens, avant d’aller réorganiser l’Église du Piémont, à savoir Mgr de Villaret. De même au sein du Conseil de l’Université, chargé d’entourer le Grand Maître et de discuter des projets de règlements et de statuts, ainsi que des programmes, on retrouve parmi les dix membres nommés à vie sur les trente que compte ce conseil, le supérieur de la Compagnie de Saint-Sulpice, Emery, l’ancien évêque d’Alais, Mgr de Beausset, ou encore le théoricien de la contre-révolution, Louis de Bonald. Ils voisinent certes avec des représentants du monde des sciences, tel Jussieu, mais Napoléon n’en a pas moins marqué, dans la composition des instances supérieures de l’Université, son souhait de s’appuyer avec force sur les principes chrétiens, et même catholiques.

Trois niveaux d’enseignement sont désormais clairement distingués. À la base l’enseignement primaire qui reste de la responsabilité des communes, lesquelles peuvent faire appel soit à des instituteurs laïques, soit à des congrégations enseignantes, notamment la congrégation des Frères des Écoles chrétiennes dont Napoléon a encouragé le développement en lui accordant une subvention. Au sein de l’enseignement secondaire sont désormais distingués les lycées ouverts essentiellement dans les chefs lieux d’académie, et les collèges qui se développent dans les autres villes. C’est à ce niveau que l’organisation du corps professoral a été redéfinie. Dans les lycées, le personnel administratif, qui vit dans l’établissement, c’est-à-dire les proviseurs, les censeurs, les régents et les maîtres d’études, doit être composé de célibataires, alors qu’au contraire en 1802 la loi recommandait qu’ils soient mariés ou veufs afin d’empêcher l’invasion des lycées par les anciens clercs. En 1808 en revanche, ceux-ci sont les bienvenus à condition qu’ils acceptent de se soumettre à l’État. Du reste on voit apparaître de plus en plus de prêtres ou d’anciens prêtres dans les fonctions de proviseurs. Les professeurs en revanche ont le droit d’être mariés, mais il est vrai qu’ils vivent en dehors du lycée. Aucune femme en effet ne doit entrer dans l’établissement. L’uniforme noir porté par les membres de l’Université contribue un peu plus à en faire une congrégation laïque. Pour assurer la formation des professeurs de lycées, le décret du 17 mars 1808 restaure l’École Normale, qui avait connu une première organisation en 1795. Elle reçoit la mission de former les professeurs du secondaire, tant en lettres qu’en sciences. Mais il faut encore deux ans pour qu’elle ouvre, en 1810, dans les locaux de l’actuel lycée Louis-le-Grand à Paris. Les élèves, recrutés dans les lycées, par les inspecteurs d’académie, y effectuent une scolarité de deux ou trois ans. La première promotion comprenait 50 élèves, dont une très forte majorité de littéraires. Parallèlement l’agrégation, inventée au XVIIIe siècle, est rétablie pour sanctionner les études des futurs professeurs.

L’existence des établissements privés n’est pas, pour l’heure, remise en cause, mais ils sont désormais placés sous le contrôle de l’État. Ils reçoivent de l’Université, moyennant finance, un brevet valable pour dix ans. L’État concède donc une partie de son pouvoir établissements privés versent le vingtième de leur pension à l’État et, pour passer le baccalauréat, ils doivent prouver qu’ils ont séjourné deux ans dans un lycée. Ces contraintes qui limitent de fait la liberté de l’enseignement secondaire n’empêchent cependant pas l’essor des établissements privés, en particulier des petits séminaires. Seuls les grands séminaires échappent au contrôle de l’Université puisqu’ils sont placés sous la responsabilité des évêques.

Dans l’enseignement supérieur, la réforme de 1808 crée cinq ordres de facultés : les facultés de droit et de médecine, qui se substituent aux écoles spéciales organisées précédemment, auxquelles viennent s’ajouter les facultés de lettres, de sciences et de théologie. Leur création est directement liée à la volonté de former les enseignants des établissements secondaires. Elles représentent les trois domaines du savoir et de la connaissance qui sont du reste à la base de la formation dans les lycées. Elles ont cependant aussi pour vocation de délivrer un enseignement qui doit favoriser le développement des connaissances les plus récentes, enseignement sanctionné par des grades, du baccalauréat au doctorat, en passant par la licence. À bien des égards, l’organisation des facultés s’inspire du modèle d’Ancien Régime, mais alors que l’enseignement des lettres et des sciences était réuni dans les facultés des arts, il est désormais séparé en deux types de facultés distinctes, ce qui crée une dichotomie appelée à perdurer dans le système éducatif français. Cette division est d’autant plus forte que les facultés ne sont pas réunies en universités, même si elles peuvent cohabiter parfois dans les mêmes bâtiments. Par rapport à l’Ancien Régime, le nombre de facultés est plus restreint, ce qui correspond à un effort de rationalisation, mais aussi à un souci d’économie.

À côté des facultés, certaines écoles spéciales créées antérieurement conservent cependant un statut propre. C’est le cas de l’école spéciale militaire, transférée de Fontainebleau à Saint-Cyr en 1808 ; elle voit ses effectifs s’accroître fortement pour atteindre un pic de 813 élèves immatriculés au début de 1813 – 350 sont cependant radiés. L’École Polytechnique, fondée en 1794, s’est orientée depuis 1804 dans la voie de la militarisation ; le décret du 16 juillet 1804 instaure à Polytechnique le régime de l’internat et organise l’École en un bataillon à quatre compagnies. Un an plus tard, l’École prend ses quartiers sur la Montagne Sainte-Geneviève, dans les bâtiments réaménagés de l’ancien collège de Navarre. L’enseignement qui y est dispensé fait la part belle aux mathématiques, tout en restant pluridisciplinaire, puisqu’on y enseigne également les sciences physiques, les arts graphiques, à savoir la géométrie descriptive ou la topographie, et enfin à partir de 1806 on y adjoint la grammaire et les lettres. À l’origine, le principe avait prévalu d’enseigner le dernier état de la science, ce qui fut fait au moins dans les premières années, avant qu’une certaine routine s’installe. Il n’en demeure pas moins que l’École Polytechnique a été sous l’Empire un des hauts lieux de la science française. Y enseignent alors Lagrange, Monge, Fourcroy, Berthollet. Mais une nouvelle génération émerge également qui poursuivra sa carrière dans les années suivantes, avec Arago, Ampère, Cauchy ou Vauquelin. L’enseignement théorique à l’École dure deux ans, avant une spécialisation de deux ou trois ans dans les écoles d’application : École des Ponts et Chaussées, École des Mines, et surtout sous l’Empire, École impériale de l’artillerie et du génie de Metz, née de la réunion en 1801 de l’école du génie anciennement située à Mézières et de l’école d’artillerie de Châlons-sur-Marne. Sous l’Empire, plus de la moitié des Polytechniciens – la proportion atteint les trois quarts des élèves à la fin de la période – entre dans l’artillerie ou le génie.

La création de l’Université s’est en outre accompagnée de la mise en place d’un nouveau cadre administratif. L’Empire est découpé en 32 académies (27 pour la France actuelle) qui reprennent le cadre du ressort des cours d’appel, déjà utilisé pour la création des lycées. Ces académies regroupent donc au moins un lycée, les collèges, les écoles primaires et, dans certains cas, les établissements d’enseignement supérieur situés dans leur circonscription. Le décret du 17 mars 1808 place à la tête de chaque académie un recteur qui est le représentant du Grand Maître de l’Université et joue un rôle considérable dans l’organisation scolaire de son ressort. L’académie de Paris a cependant un statut à part, puisqu’elle est dirigée directement par le Grand Maître de l’Université. Les recteurs sont pour la plupart des professionnels de l’enseignement ; 85 % des premiers nommés ont exercé une fonction enseignante, et l’on compte parmi eux un quart d’ecclésiastiques (12). Ils ont pour mission d’assurer la mise en place du nouveau système scolaire décidé par la loi de 1806 et le décret de 1808 et forment donc une pièce essentielle du dispositif, car ce sont eux qui, sur le terrain, sont chargés de donner corps à l’unité de l’enseignement dispensé dans le pays.

Étudiants et professeurs

La réorganisation voulue par Napoléon a remodelé le système éducatif français. Elle a permis à l’enseignement secondaire de retrouver le niveau qui était le sien avant la Révolution ; il touche en 1810 autant d’enfants qu’en 1789, soit 50 à 60 000 pour la France hexagonale. Parmi eux, 10 000 fréquentent les 36 lycées existant dans les frontières de la France de 1789, 22 000 les 270 collèges de l’Empire, 27 000 sont alors encadrés par 377 établissements privés. Le réseau scolaire présente une réelle continuité avec l’Ancien Régime. On trouverait des traces de cette continuité également au sein des facultés.

Toutefois l’audience des cinq ordres de facultés, auxquelles il faudrait ajouter les écoles de pharmacie, reste faible. En 1814, il n’y a en France, dans ses frontières actuelles, que 6 131 étudiants (13).  Il est vrai qu’à la fin de l’Empire, la jeunesse est mobilisée par l’effort de Guerre, Napoléon puisant directement dans les lycées pour recruter ses officiers. En octobre 1811, le grand maître de l’Université présente ainsi au ministre de la guerre 154 candidats provenant de 23 lycées, ayant bien soin de préciser qu’ils ont obtenu l’accord de leurs parents pour partir à l’armée. Dès lors les pages célèbres de Vigny dans Servitudes et grandeur militaires prennent tout leur sens : « Vers la fin de l’Empire, je fus un lycéen distrait. La guerre était debout dans le lycée, le tambour étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu’un langage froid et pédantesque. Les logarithmes et les troupes n’étaient à nos yeux que des degrés pour monter à l’étoile de la Légion d’honneur, la plus belle étoile des cieux pour des enfants » (14).

On comprend ainsi que la fréquentation des facultés soit alors en baisse, ce qui fait dire à Poumiès de la Siboutie, dans ses Souvenirs d’un médecin de Paris : « Une circonstance caractéristique de cette époque, c’était la grande proportion de boiteux, de bossus ou autres infirmes qu’on observait parmi les étudiants. La même observation pouvait se faire, du reste, dans toutes les classes de la société. La conscription, les engagements volontaires, les écoles militaires enlevaient les jeunes gens les plus forts, les plus beaux, les mieux faits, ne laissant dans la famille que ceux qui étaient faibles, petits, débiles, affectés de quelque infirmité qui les rendaient impropres au service » (15).

Près de la moitié de ces étudiants fréquente l’une des 9 facultés de droit et en premier celle de Paris qui réunit près du quart de l’ensemble des étudiants français, toutes disciplines confondues, ce qui montre à la fois l’importance du droit dans la formation des élites et l’influence de la faculté de Paris. Le droit conduit aux carrières juridiques, mais aussi aux carrières administratives. « Les étudiants en droit, écrit Poumiès de la Siboutie, se distinguaient facilement des étudiants en médecine ; ils étaient mieux tenus, paraissaient plus riches et l’étaient en effet […] Un étudiant en droit a trois ans d’études, quatre examens, une ou deux heures de cours par jour ; avec un peu de volonté, il peut se tenir au courant de ses leçons sans que ses plaisirs en souffrent » (16).

Les 21 facultés de lettres regroupent 1 332 étudiants en 1814-1815. Cette dispersion s’explique par le fait que les facultés de lettres ont pour premier objet de décerner le baccalauréat ès lettres, indispensable pour suivre des études supérieures, y compris en sciences. La faculté de lettres de Paris n’est pas alors la plus importante. Abritée à la Sorbonne, elle ne compte en effet que 70 étudiants inscrits, mais accueille également un public éclairé, exclusivement masculin, qui vient entendre les cours d’histoire de François Guizot ou les cours de philosophie de Pierre-Paul Royer-Collard. Guizot n’a que 25 ans quand il est nommé par Fontanes professeur d’histoire moderne. Il évoque dans ses Mémoires son premier cours : « J’ouvris mon cours au collège du Plessis, en présence des élèves de l’École normale et d’un public peu nombreux, mais avide d’étude, de mouvement intellectuel, et pour qui l’histoire moderne, même remontant à ses plus lointaines sources, aux Barbares conquérants de l’empire romain, semblait avoir un intérêt pressant et presque contemporain (17). En troisième position viennent les trois facultés de médecine de Paris, Montpellier et Strasbourg qui réunissent 1 194 étudiants en 1814. Les neuf facultés de sciences ont un public beaucoup plus restreint, composé de 326 étudiants, et ce malgré l’excellente réputation de la science française au début du XIXe siècle, mais l’essentiel des étudiants attirés par les carrières scientifiques sont dans les écoles militaires comme Polytechnique. Les trois écoles de pharmacie accueillent également quelques centaines d’étudiants. Enfin les neuf facultés de théologie recrutent essentiellement au sein des séminaires.

En 1808 la création des facultés de lettres et de sciences oblige à recruter des professeurs. Chaque faculté de lettres devait en avoir au moins trois (littérature, philosophie, histoire), chaque faculté de sciences, au moins quatre (mathématique, mécanique, physique, chimie et histoire naturelle). En 1813, l’ensemble de ces professeurs compose un corpus de 145 individus, 89 en lettres et 56 en sciences (18).  80 % des professeurs de lettres et 50 % des professeurs de sciences ont plus de 43 ans, un cinquième sont prêtres. Ils ont en général une longue expérience de l’enseignement et cumulent encore pour certains leurs fonctions à la faculté avec une charge de professeur de lycée (50 % en lettres, 40 % en sciences), ce qui montre le lien fort existant entre le lycée et la faculté qui est souvent voisine. La même observation vaut pour les facultés de théologie qui recrutent généralement leurs professeurs au sein du grand séminaire voisin. C’est là sans doute une des raisons des difficultés des facultés créées ; Elles peinent à trouver leur autonomie et à s’affirmer dans le paysage scolaire d’autant mieux que leur fréquentation reste faible, ce qui n’encourage sans doute pas les professeurs à redoubler d’efforts.

La réforme de 1811

La création de l’Université impériale ne permit pas de régler le problème de la concurrence entre établissements publics et institutions privées qui, bien que théoriquement rattachées à l’Université, avaient en fait conservé une très grande autonomie à son égard. Dès 1809, des plaintes sur le poids pris par l’Église dans les questions éducatives remontent jusqu’à Napoléon qui décide de diligenter une grande enquête auprès des préfets, par l’intermédiaire de Savary, nouveau ministre de la police. Amorcée en juillet 1810 auprès des préfets de départements sièges d’une académie, l’enquête est prolongée en septembre en direction de tous les préfets. Les réponses confirment la concurrence que livrent aux lycées les institutions privées et en particulier les écoles secondaires ecclésiastiques. Or, depuis 1809, la tension avec le pape s’est accrue. Pie VII a été arrêté et envoyé à Savone en résidence surveillée, tandis que les mesures à l’encontre des catholiques se multiplient. Naguère considérée comme un des garants de l’ordre social, l’Église apparaît désormais comme voulant former un État dans l’État. Le ministre de la police exprime avec force cette crainte d’une invasion cléricale, quand il écrit dans le Bulletin de police du 11 août 1810 :
« L’Université étant la mère et la fondatrice de l’instruction publique, elle gouverne l’opinion ou du moins la dirige selon ses vues. Le plus grand nombre de ses chefs qui ont été prêtres, ou attachés plus ou moins à cet ordre ont tous un penchant à rétablir les idées religieuses dans toute leur force, à recréer un empire qu’ils ont perdu, et à dominer sur les esprits en donnant aux études et aux idées de la jeunesse une forme dirigée vers la superstition et le cagotisme » (19).

Il importe donc aux yeux de l’État de surveiller le contenu des enseignements dispensés dans les écoles, comme l’exprime Savary dans sa circulaire aux préfets : « Vous ferez surtout en sorte de savoir quels sont les textes sur lesquels les élèves composent ; c’est de ce choix que l’on peut induire si le maître est attaché à nos institutions ou si, par des principes contraires, il cherche à inculquer aux élèves des principes opposés. Vous vous assurerez particulièrement si l’histoire glorieuse de la 4e dynastie est employée dans les devoirs des élèves » (20).  Il ne s’agit pas seulement de faire aimer sa patrie aux jeunes gens, mais aussi de leur inculquer l’amour de la famille régnante.

C’est à partir des résultats des enquêtes diligentées en 1810 qu’est lancé le projet de réformer l’Université en renforçant le poids des lycées. Pour ce faire, Napoléon propose d’augmenter leur nombre et leurs effectifs ; chaque lycée devrait avoir au moins 300 élèves. Dans le même temps, il souhaite limiter le nombre des écoles secondaires ecclésiastiques. Présenté devant un conseil d’administration de l’intérieur au mois de février 1811, ce projet est examiné par le Conseil de l’Université le 1er mars. Le décret d’application n’est cependant signé que le 15 novembre 1811 (21). Son principal objectif est de renforcer le monopole de l’Université, en obligeant les élèves des institutions privées et des écoles secondaires ecclésiastiques à suivre les cours des collèges et des lycées, du moins à partir de 10 ans. De même, il ne peut plus exister qu’un petit séminaire par département qui doit impérativement se situer en ville ; ses élèves sont tenus de porter la soutane et de payer la contribution scolaire. Ces mesures devaient avoir pour résultat d’augmenter la fréquentation des collèges et lycées, puisque tous les jeunes gens scolarisés dans l’enseignement secondaire étaient désormais tenus de s’y rendre. C’est pourquoi le décret du 15 novembre 1811 prévoit aussi le doublement du nombre de lycées, fixé à 100 pour l’ensemble de l’Empire. La réforme de 1811 devait être mise en oeuvre à compter de juillet 1812. Elle ne fut qu’imparfaitement appliquée, ce qui signifie que jusqu’à la fin de l’Empire un système concurrentiel s’est maintenu au niveau de l’enseignement secondaire.
La réforme concerne également l’enseignement primaire, moins délaissé qu’on ne l’a souvent dit. Napoléon ne revient pas sur les dispositions de la loi de mai 1802 qui confiait la responsabilité d’ouvrir des écoles primaires aux communes, mais déjà le décret de mars 1808 les avaient placées sous la surveillance des recteurs, désormais seuls habilités à agréer la nomination des instituteurs proposés par les maires. De même les textes de 1808 prévoyaient l’organisation de classes « normales » dans les collèges et les lycées pour former des instituteurs, la première école normale étant par ailleurs créée à Strasbourg en 1810, à l’initiative du préfet, signe que l’on se préoccupe du développement de l’enseignement primaire. Le gouvernement s’inquiète aussi en 1811 de l’emprise de l’Église sur ce secteur. En dix ans en effet, il a laissé se développer des congrégations religieuses enseignantes, à l’image de la congrégation des Frères des Écoles chrétiennes, autorisée en 1804, qui est intégrée à l’Université en 1808 et est subventionnée par l’État ; en 1811, le nombre de frères s’élève à 274, répartis dans 42 maisons. L’État n’a certes pas les moyens de se passer de ces congréganistes, mais il fait en sorte de mieux contrôler leurs activités par l’intermédiaire des recteurs, mais aussi des préfets et encourage les instituteurs laïcs à prendre leur autonomie par rapport au clergé, par exemple en acceptant la charge de secrétaire de mairie plutôt que celle de sacristain. Ainsi s’ébauche une instruction primaire publique qui est encore loin d’être laïque, mais tend à échapper à la tutelle des communes (22).

L’enseignement féminin conserve en revanche une très grande autonomie sous l’Empire. Napoléon s’en est peu préoccupé, sauf en encourageant la création des maisons d’éducation de la Légion d’honneur, dont la première ouvre à Écouen en décembre 1805, la seconde à Saint-Denis. Ces maisons accueillent des filles d’officiers ou de fonctionnaires publics, favorisant ainsi un relatif brassage social, et servent de modèle à un enseignement secondaire féminin qui pour le reste est essentiellement assuré par des congrégations religieuses. Mais l’effort est loin d’être négligeable puisque ce sont près de 16 000 jeunes filles qui sont encadrées dans les pensionnats ou institutions répartis sur tout le territoire. De même, bien qu’en retrait par rapport à celui destiné aux jeunes garçons, l’enseignement primaire pour les filles se développe, grâce en particulier à l’essor des congrégations féminines que l’État a encouragé, conscient du rôle que jouent les femmes dans l’éducation des enfants ; cette instruction vise en effet essentiellement à préparer de bonnes mères de famille (23). L’éducation des filles reste cependant cloisonnée ; elles n’ont accès ni aux lycées ni à l’enseignement supérieur ni à aucune des écoles spéciales, réservés à l’élite des jeunes gens qui seuls sont appelés à former les cadres de la nation.

Le système éducatif français est évidemment très différent en 2006 de ce qu’il était à la fin de l’Empire, mais l’oeuvre construite par Napoléon a néanmoins laissé des traces. Il est à l’origine d’une conception centralisatrice de l’éducation dont l’ossature a été conservée, du grand maître de l’Université devenu ministre, jusqu’au proviseur de lycée, en passant par les recteurs et inspecteurs généraux. Il impose l’idée que l’État a un devoir en matière de formation des citoyens et par là donne naissance à une Éducation nationale, entendu comme une éducation contribuant à la construction de la nation. Enfin le projet de bâtir une corporation enseignante a été pérennisé sans doute au-delà des espérances de son concepteur. Le corps enseignant, comme on dit encore aujourd’hui, n’a cessé de se développer depuis deux siècles, en conservant une grande unité sur le plan des valeurs et de la défense de ses intérêts catégoriels. C’est aussi l’un des héritages de Napoléon qui, à travers la fondation de l’Université, démontre sa volonté de reconstruire la société française en faisant émerger des corps intermédiaires entre l’individu et l’État.

Notes

Notes
(1) Voir Jacques-Olivier Boudon (dir.), Napoléon et les lycées. Enseignement et société en Europe au début du XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions/Fondation Napoléon, 2004, 392 p.
(2) Rapport de Fourcroy à Napoléon, 27 février 1806.
(3) Alphonse Aulard, Napoléon Ier et le monopole universitaire, Paris, Armand Colin, 1911, p. 146.
(4) « Note sur les lycées », 16 février 1805, Correspondance de Napoléon Ier, t. 10, pp. 144-148.
(5) Voir Montesquieu, Esprit des lois, « De l'éducation dans le gouvernement républicain ».
(6) Cité par A. Aulard, op. cit., p. 150.
(7) Thierry Lentz, « Les directeurs généraux de l'enseignement », dans J.-O. Boudon (dir.), Napoléon et les lycées, op. cit., pp. 241-254.
(8) Johann Friedrich Reichardt, Un hiver à Paris sous le Consulat, présenté et annoté par Thierry Lentz, Paris, Tallandier, 2002, p. 494.
(9) Cité par A. Aulard, op. cit., p. 152.
(10) Mémoires inédits. Éclaircissements publiés par Cambacérès sur les principaux événements de sa vie politique, présentation et notes de Laurence Chatel de Brancion, Paris, Perrin, 1999, t. 2, p. 85.
(11) Ibid., p. 86.
(12) Jean-François Condette, « Les recteurs d'académie sous l'Empire », dans J.-O. Boudon (dir.), Napoléon et les lycées, op. cit., pp. 327-378
(13) A.N., F 17/1712 et Jean-Claude Caron, Générations romantiques.
Les étudiants de Paris et le quartier latin (1814-1851),
Paris, Armand Colin, 1991, 435 p., p. 38
(14) Alfred de Vigny, Servitudes et grandeur militaire, dans OEuvres, Pléiade, t. 2, p. 688.
(15) Poumiès de la Siboutie, Souvenirs d'un médecin de Paris, Paris, Plon, 1910, p. 87.
(16) Ibid., p. 89.
(17) François Guizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, Paris, Michel Lévy, t. 1, 1858, 483 p., p. 15.
(18) Marie-Madeleine Compère, « Les professeurs de facultés dans l'Université impériale », dans J.-O. Boudon (dir.), Napoléon et les lycées, op. cit., pp. 305-326.
(19) Bulletin du vendredi 11 août 1810, dans Nicole Gotteri, La police secrète du Premier Empire. Bulletins quotidiens adressés par Savary à l'empereur de juin à décembre 1810, Paris, Champion, 1997,p. 212.
(20) A.N., F 7/2222, le ministre de la police générale aux préfets, 24 septembre 1810.
(21) Charles Schmidt, La réforme de l'Université impériale en 1811, Paris, Société nouvelle de Librairie et d'Édition, 1905, 132 p.
(22) René Grevet, L'avènement de l'école contemporaine en France (1789-1835), Rennes, Septentrion, 2001, 358 p.
(23) Rebecca Rogers, Les demoiselles de la Légion d'honneur, Paris, Plon, 1992, 374 p.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
464
Mois de publication :
Avril-mai
Année de publication :
2006
Partager