Octobre 1865 : l’entrevue de Biarritz

Auteur(s) : DE BRUCHARD Marie
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Souvent représentée à tort comme une promenade sur la plage de Biarritz entre Napoléon III et Bismarck, cette entrevue fut plutôt une série d’entretiens dont la teneur n’est connue que par un rapport contemporain – celui de Bismarck à Guillaume de Prusse – et par des ouï-dire plus tardifs… L’enjeu n’en était pas moins l’avenir de l’Europe.

Octobre 1865 : l’entrevue de Biarritz
Timbre (date inconnue) "aus dem Leben des eisernem Kanzlers"/"Sur la vie du chancelier de fer"

Le contexte géopolitique

La fin de la guerre des Duchés n’a pas entraîné celle des ambitions du ministre-président prussien Bismarck. Tout au long de l’année 1865, ces duchés, sans gouvernement à l’issue de la mort du roi du Danemark en 1863, restent un point de tension en Europe. La répartition de ces territoires entre la Prusse et l’Autriche a certes été décidée par le traité de Vienne du 30 octobre 1864, mais le compromis du condominium austro-prussien sur ces territoires demeure fragile durant toute l’année 1865.

Lorsque l’Autriche propose, quelques mois après ce traité, de confier le destin des duchés à la diète de Francfort, la Prusse menace aussitôt de mettre ses troupes en alerte. Une nouvelle et tiède convention, signée à Gastein le 14 août 1865, met provisoirement fin aux menaces de conflit : l’administration du Schleswig est entièrement donnée à la Prusse. Le Holstein est confié à l’Autriche avec des octrois particuliers pour satisfaire Bismarck : la rade Kiel est transformée en port de guerre prussien ; un canal entre le Nord et la Baltique est mis en chantier ; des lignes de télégraphe et de chemins de fer sont ouvertes à la Prusse sur ces terres administrées par l’empire autrichien. Dans le souci d’éviter un conflit ouvert, l’empereur autrichien François-Joseph cède également ses droits sur le Lauenbourg au roi de Prusse pour 2,5 millions de taler danois.

Cette position affaiblie de Vienne encourage logiquement Bismarck à poursuivre un travail de sape sur l’empire autrichien. La bienveillance de la Russie est acquise à la Prusse depuis la résolution musclée de la révolte polonaise de 1863, où la Prusse a plus ou moins secrètement appuyé la Russie pour mater les insurgés. La Grande-Bretagne, bien que le sort des Polonais ait ému beaucoup de membres de ses chambres, n’a aucune intention de s’engager dans un conflit armé sur le continent. Isolé politiquement, François-Joseph voit donc son empire secoué par de multiples insurrections, notamment en Italie depuis la guerre contre le Piémont, et l’appui de quelque allié de taille lui manque cruellement.

La question italienne est justement restée au coeur des préoccupations de Napoléon III, allié au Piémont à l’époque. Dans ces années 1860, l’empereur des Français enjoint toujours François-Joseph à céder la Vénétie en vue d’une plus grande unité italienne et d’un apaisement dans la péninsule, notamment pour protéger les États pontificaux. L’empereur autrichien s’y refuse.

Bismarck entend bien jouer de cette situation pour s’assurer la neutralité de la France en cas de poursuite de ses conquêtes sur les territoires germanophones. Napoléon III est encore auréolé de ses victoires en Italie et son armée est considérée comme la plus puissante sur le continent. La signature d’un traité de commerce entre la Prusse et la France en 1862 prouve que les relations entre les deux pays ne sont pas mal engagées à cette époque. Peu avant l’entrevue de Biarritz, Bismarck esquisse une tentative de rapprochement plus grand en déclarant à l’ambassadeur de France en Prusse en septembre 1865 qu’il faudrait que la France « auquel la Prusse reconnaîtrait le droit de s’étendre éventuellement partout où l’on parle français dans le monde, consentît à garantir, par un bon vouloir constant, la Prusse contre les dangers dont elle serait menacée par un autre côté. » Cette introduction ambiguë à l’entrevue de Biarritz résume à elle seule le trouble, voire le malentendu, qui s’opère bientôt.

L’entrevue de Biarritz

Le ministre-président de Prusse rejoint la cour de l’empereur des Français sur la côte basque du 4 au 12 octobre 1865.
Des échanges précis qu’il y a avec Napoléon III, on ne connaît que sa version, dans un rapport adressé au roi de Prusse Guillaume. Mérimée, présent à la cour, à Biarritz, écrit de son côté : « Il y a eu entre l’Empereur et M. de Bismarck une grande conversation, mais dont ni l’un ni l’autre ne m’ont rien dit. Mon impression a été qu’il avait été poliment mais assez froidement reçu. » Plus tard, Émile Ollivier, qui n’assista bien évidemment pas à ces échanges puisque en opposition à l’Empereur à l’époque, rapportera le propre récit de Napoléon III dans son chapitre consacré à l’entrevue de Biarritz de L’Empire libéral, son oeuvre majeure en 17 volumes (1895) : Napoléon III d’après ses propres dires aurait été « ni désobligeant, ni d’un empressement extraordinaire, mais simplement cordial et distingué ».

Bismarck aurait d’abord évoqué la question des duchés et sa volonté d’annexer entièrement les territoires y compris du Holstein, moyennant compensation pour l’Autriche. Cette solution ne semble pas avoir dérangé Napoléon III. Le souverain français peut sur le moment considérer qu’il n’y a pas matière à une reprise d’un conflit armé avec l’Autriche à propos de ces territoires : les négociations durent depuis des mois ; l’Autriche semble céder du terrain par elle-même dans les négociations et la promesse de compensations financières semble présager de futures tractations autour d’une table.

Le ministre-président aurait également manifesté son soutien au détachement de la Vénétie de l’empire autrichien. En signifiant par là une inclinaison favorable à la cause italienne, il ne peut que trouver un écho favorable chez Napoléon III qui milite pour cette solution depuis des années. L’unité globale allemande ne semble pas avoir été un enjeu pour Napoléon III, mais l’empereur des Français semble ouvert à la volonté prussienne de réorganiser l’Allemagne du Nord sous son égide. La condition qu’il y aurait posée est le non franchissement du Main, l’affluent horizontal du Rhin. Tout en garantissant à Bismarck l’impossibilité d’une alliance entre France et Autriche, Napoléon III aurait ainsi vu dans les ambitions prussiennes un moyen d’équilibrer les rapports de force dans les territoires germanophones au détriment de l’Autriche et donc en faveur de l’Italie.
Un dernier échange entre Bismarck et Napoléon III eut lieu en ctobre 1865, au retour des deux hommes à Paris : pas plus qu’à Biarritz, il n’aboutit à un accord en bonne et due forme, et il se conclut sur un ton flou bienveillant mais réservé.

Octobre 1865 : l'entrevue de Biarritz.Histoire illustrée du Second Empire. Tome 4, Taxile Delord (1892) © Gallica, BnF
Octobre 1865 : l’entrevue de Biarritz.
Histoire illustrée du Second Empire. Tome 4, Taxile Delord (1892) © Gallica, BnF

Conséquences et non-conséquences de l’entrevue

Napoléon III avoua plus tard ne pas avoir réellement réussi à « démêler exactement ce que voulait Bismarck et il ne me fit aucune proposition formelle. De mon côté, je ne lui exprimai aucun désir personnel quelconque » (cité par Émile Ollivier). De fait, le ministre-président n’avait pas souhaité de signature concrète d’un accord avec la France mais juste sonder l’Empereur sur un éventuel soutien à l’Autriche.

L’entrevue de Biarritz assure à Bismarck que la voie d’une négociation avec l’Italie est libre, voire encouragée par la France. Napoléon III n’y voit pas encore les conséquences de l’ouverture d’un double front qui va mettre à terre l’Autriche puis plus encore signer la mort de la confédération germanique entière ; seule la « libération de la Vénétie » semble compter à ses yeux, à côté d’une vague évocation de compensations territoriales pour la France afin d’équilibrer le tout.

« À Biarritz, on ne put pas même causer, parce que, si l’un des interlocuteurs avait à demander, il n’avait rien à offrir », dira Émile Ollivier dans ses écrits. Les médiations comme les réclamations territoriales de Napoléon III quelques mois plus tard après la guerre austro-prussienne allaient fort peu ressembler à cet échange resté dans le vague de Biarritz.

Marie de Bruchard, octobre 2015

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