Poésie et théâtre pour les victoires de Bonaparte lors de la Première Campagne d’Italie

Auteur(s) : ANONYME
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Poésie et théâtre pour les victoires de Bonaparte lors de la Première Campagne d’Italie
Rivoli, Bonaparte haranguant ses soldats par Raffet. Coll. part.

On peut être surpris de trouver sous la plume de l'austère Edgar Quinet, professeur au Collège de France, qui sera représentant du peuple en 1848, proscrit en 1851 et député en 1871, « Le chant du pont d'Arcole ». Mais le professeur de littératures étrangères, anticlérical et démocrate, proche de Michelet, philosophe de l'Histoire, était le fils d'un soldat de la Révolution et féru de poésie épique. Il entreprit lui-même une trilogie ambitieuse : Ahasvérus (1833), Napoléon (1836) et Prométhée (1836). C'est de Napoléon qu'est extrait ce « chant » de style romantique qui a parfois de faibles accents hugoliens, mais dont la poésie reste abstraite et intellectuelle, et rappelle plutôt Vigny.
« En ce jour-là, ­ c'était un des jours de brumaire, Les saules du Ronco jetaient une ombre amère ; La sarcelle avait fui ; le marais, sur ses bords, En tremblant s'éveillait : les roseaux sous la bise, Dans la fange, meurtris, ployaient leur tête grise ; Et sur l'étang des morts passait l'âme des morts.

Le passage du pont est impossible
« Et la vague d'Arcole en son lit reculait. »
« Mais voilà qu'un cheval erre dans la mêlée. Moins blanche était la neige au flanc de la    
[vallée ;
Voilà qu'un cavalier a quitté les arçons.
Ah ! moins prompt est le cerf quand la biche est    
[blessée,
Voilà que dans ses bras, comme sa fiancée,
Il a pris l'étendard aimé des nations.
« Et puis, s'enveloppant de ses plis tricolores,
Il arbore, en courant, sur les arches sonores
La nouvelle bannière. À son nom, effrayés,
Les sabres sur son front ont glissé sans murmure,
Se rappelant celui qui leur fait leur pâture,
Les canons ont léché la poudre de ses pieds.

« Mais les rois ont pleuré ; leur long passé    
[s'envole.
Quand le pont de l'abîme est franchi dans Arcole,
Le sentier est ouvert à tout le genre humain.
Les générations, dans l'avenir puisées,
Désormais passeront sous ses voûtes brisées ;
Le bélier aux chevreaux a montré le chemin.
« Et depuis ce jour-là, comme aux jours de    
[brumaire,
Les saules de Ronco jettent une ombre amère.
La Maremme sanglote. On entend sur ses bords
Le clairon retentir. Au fond des eaux tremblantes
On voit rouler des chars et des armes sanglantes,
Et sur l'étang des morts passer l'âme des morts. »

L'artillerie à Rivoli par Horace Vernet. Coll. part.Par Cyrano et L'Aiglon Edmond Rostand a marqué le théâtre du début du siècle. La preuve : ce drame de René Fauchois, Rivoli, représenté pour la première fois à l'Odéon le 28 mars 1911. Les passages cités sont extraits du 4e acte, « La Victoire », qui représente le plateau de Rivoli, la nuit qui précède la bataille. On pense irrésistiblement à l'acte de L'Aiglon, comme on pense à Rostand en lisant Fauchois qui lui a pris techniques et tournures, la virtuosité et l'imagination en moins.

(masséna, sautant de cheval)
Le général en chef ?

(croissier)
Il est là.

(masséna, s'essuyant le front avec sa manche)
Quel galop !…
 
(bonaparte)
Approchez Masséna !…

(masséna.)
Je ne suis pas de trop ?…

(bonaparte.)
Non ! je vous attendais !… Vous passerez l'Adige
Cette nuit !…

(masséna.)
Impossible !

(bonaparte.)
Il faut passer, vous dis-je !

(masséna.)
Impossible !

(bonaparte.)
Ce mot n'est pas français ! D'un prompt
Mouvement…

(masséna.)
Je n'ai pas d'équipages de pont !…

(bonaparte.)
Vous vous en passerez. Vous ferez un miracle.
Lorsque j'ai commandé je n'admets plus d'obstacle !
Dirigez sur ce point vos troupes que j'attends !

Bonaparte expose son plan face à l'offensive d'Alvinzy qu'il juge mal conçue et vouée à l'échec. Les généraux ont compris.

(masséna.)
En avant ! J'ai saisi l'affaire !…

(joubert.)
ça ira !

(berthier.)
Augereau va tenir en respect Provera !…
masséna, sur le point de remonter à cheval, au fond.
Mes enfants, celui-là n'est pas une mazette !…

(le marrois.)
Eh ! non !…

(masséna.)
Quelqu'un de vous a-t-il dans sa musette
Quelque chose à manger ?

(croissier.)
Tiens !… Prends ça, Masséna !

(masséna.)
C'est bien sec du pain sec !

(croissier.)
Ah ! c'est tout ce qu'on a…

(masséna.)
Il me faudrait les dents d'un cheval pour y mordre !

(croissier.)
Si tu ne les as plus, rends-le moi !…

(masséna, lui montrant ses dents dans une grimace.)
Tiens, sous-ordre !
On peut bouffer du marbre avec ça !…
(Il monte à cheval.)

(croissier, riant.)
Sûrement !

(masséna.)
Vous n'avez pas de sucre aussi pour ma jument ?

(croissier.)
Non ! On a tout vendu ! Plus rien dans la boutique !…
masséna, à cheval, partant.
Au revoir, l'épicier !

(croissier.)
Au revoir, la pratique !…

Mais voilà que dans la nuit Bonaparte entend crier : « César ! ». Il demande : « Qui crie ainsi ? » On lui donne cette réplique qu'on croirait imitée comme les vers précédents de la scène du siège d'Arras dans Cyrano :
« Dans les rochers
Des tambours belliqueux qu'enfièvre cette veille
Provoquent des échos qui font la sourde oreille !… »
Et sur cette réponse, Bonaparte songe, s'adressant à Marmont :
« Dis-moi ton sentiment…
Crois-tu que ces guerriers fameux de qui l'épée
Illumine les temps d'un reflet d'épopée
Nous ressemblaient ? César, Alexandre, Annibal,
Étaient-ils, comme nous, des hommes que le mal
Faisait crier, pleurer, souffrir ?… Ces capitaines
Dont l'histoire nous lègue en des fresques    
[hautaines
Les exploits, et les mots touchants ou solennels,
Mangeaient-ils du pain sec avec leurs colonels !
Comprends-moi !… Nous savons que leur gloire    
[fut grande,
Mais leur coeur fut-il grand, dis ?… Je te le
   
[demande !…

(marmont.)
Pour moi.

(bonaparte.)
Réfléchissez davantage, mon cher…
Vous répondez toujours trop vite… Par le fer…
Et la flamme, ils ont mis leur sceau sur un beau    
[livre !
Certe, ils ont su ne pas mourir !… Ont-ils su vivre ?
César répudia sa femme… Il eut raison…
Un amant découvert dans sa propre maison
Justifiait assez sa rigueur… Mais Plutarque
Sur César amoureux ne fait nulle remarque…
Lorsque ses légions campaient devant Clermont
Était-il comme moi, cette nuit, sur ce mont ?
Ses licteurs ont-ils lu sur son front volontaire
La secrète douleur que sa bouche a dû taire ?
Que je voudrais savoir si César a pleuré !
O larmes de César, lourd chagrin ignoré
Des annales… regrets qui sur sa rude épaule
Penchiez sa tête au fond des campagnes de Gaule,
Vous êtes descendus avec lui dans la mort !…
L'histoire n'en sait rien, Marmont… Tu dors ?…
Marmont s'était endormi contre un arbre, debout.
Il dort !…

(une voix dans l'ombre.)

J'étais soldat, l'Histoire a regardé mes armes :
Tout est bien ! Je n'ai rien conquis avec mes    
[larmes.
Le sang noir qui jaillit des cuirasses d'airain
Seul a mouillé sur moi mon glaive souverain.
Sur les mains du guerrier les larmes font des    
[taches. J'ai passé, rude et brusque, entre l'éclair des    
[haches.
J'étais soldat ; devant mon dur profil lauré
L'avenir ne doit pas savoir si j'ai pleuré !…
Toi, qu'un grand deuil, ce soir, avait choisi pour    
[cible,
Demain, sur l'étrier, ferme et droit, impassible
Au-dessus du choc rouge et noir des régiments,
Tu jetteras ton coeur dans tes commandements !…

(bonaparte.)
Soit ! Je renfermerai ma peine en moi !… Personne
Ne saura de quel froid incessant je frissonne !…
Aurais-je la victoire, au moins ?

(la voix dans l'ombre.)
Tu l'as déjà !
Celui que la laideur d'un jour triste outragea
Et qui n'a pas permis au mal qui vint le mordre
De répandre, autre part qu'en lui seul, son    
[désordre, Qui, malgré sa douleur, imposa ses instincts
Grondants, selon ses voeux voit marcher ses    
[destins !…
Toutes les passions qui meurtrissent la terre
Sont en nous. Le héros, lucide et solitaire,
Les jugule d'abord dans sa poitrine, puis
Il va combattre, ­ et toi, Victoire, tu le suis !

(bonaparte.)
Pourquoi lutter ?…

(la voix dans l'ombre.)
Pour vaincre !

(bonaparte.)
Ah ! je vaincrai sans joie,
Désormais…
la voix dans l'ombre.
Le vainqueur offre sa vie en proie
Aux victoires ! Plus rien n'éblouira ses yeux ;
Et la pâleur des morts ceint les fronts glorieux !
Bientôt, tu traîneras cette amertume noire
Qui roulait sur mon coeur aux grands soirs de    
[victoire !
Tu ne voudras plus rien… Tu vaincras… Tu    
[vaincras…
Et ta gloire sera si lourde sur tes bras
Qu'un jour, ô malheureux… Malheureux !…

(La voix s'évanouit.
Et Bonaparte va dormir une heure, avant la bataille…)

Tout y est dans cette touchante copie de Rostand : l'exposé de l'action, dans le premier extrait ; les jeux de mots de la conversation familière, dans le deuxième ; l'envolée lyrique dans le troisième : mélange des genres venu tout droit du drame romantique et poussé au paroxysme par Rostand. Mais si celui-là a réussi L'Aiglon, personne n'a jamais réussi un Bonaparte ou un Napoléon.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
412
Numéro de page :
40-44
Mois de publication :
03-04
Année de publication :
1997
Année début :
1796
Année fin :
1797
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