Politique et Théâtre. Une visite impériale en Hollande en 1811

Auteur(s) : CHEVALLEY Sylvie
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Politique et Théâtre. Une visite impériale en Hollande en 1811
Mademoiselle Duchesnois

A la date du samedi 21 septembre 1811, le Registre journal de la Comédie-Française porte la mention suivante :
« Aujourd'hui MM. Talma, Damas, Mmes Duchesnois et Bourgoin sont partis pour Bruxelles d'après l'ordre donné par S.E. le maréchal Duroc, à l'effet de se trouver au passage de S.M. l'impératrice de cette ville ».
Bruxelles, devait être, pour les comédiens, la première étape d'un voyage vers le nouveau fief impérial, la Hollande. En 1811, Napoléon était au faîte de sa puissance. Son mariage en 1810 avec Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, la naissance d'un fils, le 20 mars 1811, semblaient promettre la pérennité à un nouvel Empire d'Occident. L'Empereur décida de consacrer les premières semaines de l'automne à la visite de son département du Nord.
Napoléon aimait sincèrement le théâtre, et dès son accession au pouvoir, il avait fait des Comédiens français les serviteurs des fastes de sa cour et les hérauts de sa gloire, en province et à l'étranger. La présence de Talma et de ses trois camarades était de rigueur dans un voyage de prestige.
La Hollande proclamée République batave en 1795, n'avait cessé depuis d'être sous la « protection », pour elle désastreuse, de la France. Le traité conclu le 24 mai 1806 avait érigé la République en royaume. La couronne en échut à Louis Bonaparte. Roi étranger d'un pays en plein désarroi économique, Louis se prit d'affection pour la Hollande et les Hollandais et gouverna en bon roi, avec générosité et désintéressement. Son souci des intérêts de sa nouvelle patrie irrita fort l'Empereur, et il fut bientôt contraint par la violence à l'abdication et à la fuite. Le 9 juillet 1810 Napoléon annexa la Hollande à l'Empire.
Les Comédiens n'avaient été informés de leur nouvelle mission que peu de temps avant le jour du départ. Le 14 septembre, Talma écrit à Louis Ducis, son beau-frère : « J'oubliais de te dire que je fais mes préparatifs pour aller en Hollande. Damas, Duchesnois et Bourgoin en font autant ».
L'ordre impérial arrivait fort à propos pour les vedettes du répertoire tragique, car elles avaient été quelque peu tenues à l'écart depuis la naissance du roi de Rome. La gaieté était de rigueur à la cour, et, par ailleurs, Marie-Louise n'aimait pas la tragédie. Talma s'était alors souvenu des grands succès qu'il avait remportés en 1797-1798 à Amsterdam, La Haye et Rotterdam, et cédant aux instances répétées de ses anciens admirateurs, il venait de solliciter un congé pour aller en Hollande, savourer l'admiration publique et faire un belle récolte d'argent. Sa tournée personnelle allait être auréolée de la gloire impériale.

Talma, dans le rôle de Néron.Une « visite » de Napoléon n'était pour personne une partie de plaisir. Inlassable, il voulait tout voir, tout inspecter dans le moindre détail, jauger les hommes du pouvoir, capter l'admiration et l'affection des populations. L'Impératrice l'accompagnait et sa tâche n'était pas toujours divertissante.
A la mi-septembre, Napoléon et Marie-Louise quittèrent Compiègne. L'Empereur se dirigea vers les côtes des Pays-Bas, l'Impératrice gagna le palais de Laeken, dans la banlieue de Bruxelles. Le 23 septembre, chaleureusement accueillie par la population de Bruxelles, elle se rendit au théâtre de la Monnaie où jouait la troupe locale ; le public l'acclama. Le surlendemain elle assista à la présentation « par ordre » d'Andromaque ; les Comédiens de l'Empereur tenaient naturellement les rôles principaux. L'assistance fut prodigieuse, « attirée par l'espoir de jouir encore de l'auguste présence de S.M. l'Empereur ». Napoléon repartit immédiatement, Marie-Louise le rejoindra à Anvers, le 30. Cependant, les Comédiens poursuivaient leur route vers Amsterdam. Le temps était mauvais et le voyage fut pénible. Talma et ses camarades arrivèrent à Amsterdam pour trouver un théâtre désert : la troupe hollandaise n'attendait pas si tôt les Comédiens de l'Empereur et elle était allée jouer à La Haye. Le 1er octobre, Talma écrivit une lettre fort mélancolique à Caroline Vanhove, sa femme : « Amsterdam est bien triste … tout cela est bien languissant… mais l'arrivée de l'Empereur qu'on désire ici beaucoup, va faire revivre et donner un mouvement à la ville… La misère est grande à Amsterdam, et l'on espère que l'Empereur accordera des immunités et des licences pour commercer… ».
Amsterdam espérait recevoir Napoléon dès le 5 octobre. Le Journal de Paris apprend par son correspondant d'Amsterdam que « les préparatifs qui se font de toutes parts annoncent que les fêtes qui se feront à cette occasion seront très brillantes ». Amsterdam, glorieuse du titre de « troisième ville de l'Empire » que Napoléon lui avait conféré, élève des arcs de triomphe dans les rues et complète sa garde d'honneur ; les habitants se pressent de rentrer de leurs campagnes « pour faire les honneurs de leurs maisons aux personnes distinguées de la suite de LL. MM. Une foule d'étrangers afflue de tous côtés pour jouir du spectacle le plus glorieux et le plus touchant qui se soit jamais offert aux yeux des Hollandais : la présence du plus grand des monarques ».
Mais Napoléon, après avoir visité Anvers, fera escale à Rotterdam, puis, sans hâte, par « la belle route de Wacht à Amsterdam, suivra les bords enchanteurs du canal, [de la rivière] traversant les beaux villages aux jardins somptueux ». Il n'arriva à Amsterdam que le 9 octobre.

Le début des Comédiens de l'Empereur était annoncé depuis les derniers jours de septembre. Il est évident que quatre tragédiens ne pouvaient assumer à eux seuls la représentation d'une tragédie, et ils devaient compter sur la coopération des comédiens attachés au « Spectacle français d'Amsterdam. Deux théâtres prospéraient alors à Amsterdam, le Théâtre de la Ville, ce Hollandsche Schouwburg » dit « Théâtre hollandais » et le « Spectacle français », tous deux « privilégiés » par le département du Zuide-zee. Chaque théâtre donnait quatre ou cinq représentations par semaine, parfois aux mêmes jours. Le Spectacle français, « Théâtre du Binnen Amstel », né en 1781 d'un groupe d'amateurs, était situé sur l'Erutenmarket. L'édifice existe encore sous le nom de « De Kleine Comedie » (La Petite Comédie). Il pouvait accueillir 500 spectateurs. La troupe n'était composée que de professionnels. L' »Etat du Spectacle français d'Amsterdam pour la saison 1811-1812″ mentionne une troupe de tragédie et de comédie (24 acteurs), une troupe d'opéra (17 chanteurs et choristes), un orchestre (15 instrumentistes), un souffleur, et un « buraliste, concierge et limonadier », en fait trente personnes, car la plupart des comédiens étaient aussi des chanteurs. Peu de théâtres de province en France auraient pu se flatter de posséder une troupe aussi importante, et elle méritait, semble-t-il, d'être considérée comme « la meilleure troupe de province de toute l'Europe ». La direction collégiale était exercée par cinq membres de la troupe.
De 1810 à l'arrivée des Comédiens de l'Empereur, le répertoire n'avait compris que cinq tragédies. Une seule, Zaïre, sera reprise par les Comédiens de l'Empereur, qui enrichirent le répertoire de onze autres ouvrages. On peut imaginer quel travail assumèrent les comédiens du Spectacle français ! Le répertoire comique, bien entendu, était considérable : 150 titres.
Le Théâtre hollandais, actif depuis 1774, était situé près de l'ancienne porte de Leyde, à l'emplacement même du théâtre d'aujourd'hui. Il pouvait accueillir plus de mille spectateurs. Son personnel était beaucoup plus important que celui du Spectacle français, et d'une qualité professionnelle indiscutablement supérieure. Le répertoire était établi par la direction, qui comprenait trois acteurs dont, fait extraordinaire, une femme, la célèbre Johanna Ziesenis-Wattier. De l'avis des connaisseurs du xixe siècle, elle était digne de figurer dans l'histoire du théâtre européen avec Mme Ristori, aux côtés de Rachel.

hanna Ziesenis-Wattier (documentation du théâtre Herengracht, Amsterdam).Pendant leur séjour à Amsterdam, les Comédiens de l'Empereur jouèrent au Théâtre de la Ville, en alternance avec les artistes hollandais. Par suite, il leur était loisible de juger de leurs talents respectifs. Le comédien Jelgerhuis, nous le verrons plus loin, n'en manqua pas une occasion. Pendant la même période, les tragédiens hollandais jouèrent plusieurs ouvrages de leur répertoire, adaptés de Ducis, Baour-Lormian, Voltaire et Racine.
La saison impériale commença le jeudi 3 octobre, par Adélaïde du Guesclin. Le 4, les Comédiens de l'Empereur jouèrent Phèdre. Le 5, Damas participa « avec beaucoup de talent », à la représentation des Deux Gendres, d'Étienne (rôle de Dalainville) au Spectacle français. Il y paraîtra à nouveau le 13 dans Les Femmes savantes de Molière (rôle de Clitandre) et L'Amant bourru de Monvel (rôle de Morinzer). Le 6, les Comédiens de l'Empereur jouèrent Andromaque au Théâtre hollandais, le 8 Iphigénie en Aulide.
L'approche de l'Empereur enfiévrait Amsterdam. Le 9 enfin, Napoléon et Marie-Louise arrivèrent, vers deux heures et demie, aux portes de la ville en liesse. Depuis la veille, tout travail avait cessé, les boutiques étaient désertes, la population était dans les rues, pleines comme aux jours de fêtes. Après un flot de discours, les magistrats remirent à l'Empereur les clefs d'Amsterdam. Les murs franchis, le canon tonna, les cloches se mirent à sonner. Acclamés par la population, LL.MM. se rendirent au « Palais » entre une double file de Gardes nationaux alignés devant les maisons ornées de festons et de banderolles. « L'Empereur a été reçu véritablement à merveille, confirme Talma. Le cortège de son entrée était magnifique : cinq à six mille hommes de la plus belle cavalerie ont défilé avant et après lui. L'Impératrice était en voiture et lui à cheval. Il y a eu un grand empressement des Hollandais ».
S'il faut en croire l'obséquieuse servilité de la presse, le mot « empressement » est bien faible pour décrire les transports des Hollandais à la vue de « de ce héros que nous adorons, et que l'on nomme en Hollande le Dieu de l'avenir. Les habitants de cette grande ville ne peuvent se rassasier du plaisir de contempler de près leurs Augustins Souverains ».
Le lendemain, Napoléon se rendit au port, à pied, à travers une double haie de quelque quinze mille spectateurs qui criaient « Vive l'Empereur », et il visita le port en chaloupe. Le 11, il fit le tour de la ville en yacht par les canaux, répondant « de la manière la plus affectueuse » aux acclamations d'un peuple ému de la confiance qu'il témoignait aux habitants de la ville ». Confiante ou non, l'Impératrice circula dans Amsterdam en voiture découverte.

Au théâtre, les Comédiens de l'Empereur étaient fort occupés. Talma informe Caroline qu'il a joué Rhadamiste le 10, Oreste le 11, de nouveau Achille le 12, aussi pour la seconde fois. « Tu vois par là que j'ai joué trois jours de suite et des rôles assez forts. Il a fallu faire cet effort pour l'arrivée de l'Empereur et j'ai parfaitement soutenu cette fatigue ; ma voix a été très bonne, même à la représentation d'hier et je suis fort satisfait de mon larynx ». Et il ajoute : « Je ne te parle pas de mes succès, qui sont toujours les mêmes ».
Le public, il faut le reconnaître, « jouait bien ». Une grande partie appartenait à une élite intellectuelle et sociale imprégnée de culture française. Les hauts fonctionnaires et les notabilités de Hollande recevaient tour à tour des invitations aux spectacles ; cependant, une partie de la salle restait à la disposition du public qui pouvait entrer librement et admirer à son aise « les talents distingués de quatre artistes qui ont fait depuis longtemps les délices de la capitale de l'Empire ». « Je veux, disait l'Empereur, que le peuple prenne part aux réjouissances. C'est pour lui qu'elles sont faites et non pas pour des gens qui n'ont que l'embarras du choix dans leurs plaisirs ». De telles paroles, largement répétées, rendaient Napoléon très populaire.
Un incident vint pourtant troubler cette euphorie : Zaïre avait été annoncée pour le vendredi 11. Les autorités avaient fait mettre des fanaux le long de la route que devait suivre l'Empereur pour se rendre au théâtre. La salle, élégamment décorée, était éclairée de bougies, toutes les personnes présentes au spectacle avaient en main des guirlandes et des branches de palmier, une pièce de circonstance devait être jouée en impromptu. « L'attente de jouir de la présence de LL.MM. avait disposé tous les coeurs à une joie vive et à une allégresse qu'il est rare de voir si unanime. Malheureusement, cette douce attente a été trompée ; à huit heures on a su dans la salle que LL.MM. ne viendraient pas ».
Que s'était-il passé ? Talma livre à sa femme le mot de l'énigme : « L'Empereur devait venir avant-hier assister à la représentation d'Andromaque [de Zaïre], mais avant de partir on lui a dit qu'on donnait une petite pièce de circonstance faite par Chazet, qui est venu exprès pour elle. Ça a paru lui déplaire beaucoup et pour cette raison il n'a pas voulu venir ». Le programme du être bouleversé sur le champ : Zaïre céda la place à une deuxième représentation d'Andromaque ; la tragédie fut suivie de la petite pièce de l'infortuné Chazet, Les Chantiers de Saardam ou l'Impromptu hollandais, joué par les comédiens du Spectacle français. Le rideau se levait sur un décor de village ; au fond un canal, sur ses bords un chantier de vaisseaux en construction. Une innocente intrigue montrait les habitants de Saardam se réjouissant de recevoir bientôt les souverains ; les filles du village formaient en dansant les mots « Vive Napoléon ! Vive Louise ! » écrits en guirlandes de fleurs. En dépit de l'absence des souverains, la pièce suscita l'enthousiasme. Des couplets, chantés sur l'air « J'ai vu partout dans mes voyages », furent très applaudis. Le Courrier d'Amsterdam les trouva « spirituels et parfaitement bien tournés », et en publia deux :

Il ne faut pas qu'ça vous étonne,
Quoique ça soit bien étonnant,
Car jamais on n'a vu personne
Comm'lui marchant à pas d'géant.
Le secret dont sa marche se couvre
A causé plus d'un quiproquo.
Un jour on le croyait au Louvre
Quand il était à Marengo (bis).
Les Anglais, qui pour leur patrie
Ne forment que des projets vains,
Méconnaissent de son génie
Et les calculs et les desseins.
Par celui qui gouverne au Louvre
Quels obstacl'ne s'raient aplanis !
Un jour ils le verront à Douvres,
Quand ils le croiront à Paris (sic).

Napoléon eut certainement des échos de l'amère déception des spectateurs hollandais et des comédiens du Spectacle français. Le lendemain, samedi 12, ses ordres bouleversèrent à nouveau la programmation des deux théâtres. « A quatre heures de l'après-midi, écrit Talma, on est venu nous avertir pour jouer Iphigénie en Aulide (…). Le soir, les Hollandais devaient jouer : ils ont été obligés de nous céder la place (…). L'Empereur est arrivé au spectacle à huit heures et est resté jusqu'au cinquième acte de la tragédie. Il a été très vivement applaudi ». Le Courrier d'Amsterdam du 14 octobre donne un compte rendu sentimental de la soirée : « … l'attente du public n'a pas été trompée. A huit heures et demie, LL.MM. sont entrées dans leur loge, et cette fois le spectacle était dans la salle. C'était un coup d'oeil magnifique que celui d'une immense assemblée se levant tout entière, répétant ses cris spontanés de Vive l'Empereur ! Vive Marie-Louise ! et agitant dans les airs des branches de laurier. Lorsque l'enthousiasme des spectateurs a permis d'entendre autre chose que leurs voix, l'orchestre a exécuté l'air : Où peut-on être mieux…, les cris de Vive l'Empereur ont éclaté de nouveau et S.M. s'est penchée sur le bord de la loge ; il semblait dire par son sourire affectueux : Oui, je suis au milieu de mes enfants.
« Talma et Mlle Duchesnois ont joué avec leur talent accoutumé, mais par respect on ne les a pas applaudis ; à la fin de chaque acte les témoignages de la joie publique se manifestaient par des explosions unanimes que l'on ne pouvait comprimer et qui se renouvelaient d'une manière si vive que LL.MM. pouvaient facilement s'apercevoir qu'ils étaient en France. Après le quatrième acte, l'Empereur et l'Impératrice se sont retirés. LL.MM. avaient été accueillies par l'allégresse et le bonheur, elles ont été reconduites par la reconnaissance et le regret ».

Le surlendemain, dimanche 15 octobre, Zaire reprit place au programme des Comédiens de l'Empereur. La tragédie fut suivie d'un « hommage public du Théâtre hollandais à l'Empereur et Roi et à son Auguste épouse », pièce allégorique due à M. C.A. van Ray, chef de la police secrète sous Napoléon (!), Les Muses rétablies par Mars sur la Parnasse. « Tous les artistes du Théâtre hollandais ont rivalisé avec le directeur pour monter cette pièce avec l'éclat qu'elle mérite. Les sieurs Snock et Majofski, ainsi que notre première actrice dramatique Wattier-Ziesenis, se sont presque surpassés eux-mêmes dans les caractères d'Apollon, de Jupiter et de Melpomène. La pièce fut accueillie et applaudie avec le plus vif enthousiasme ».
Napoléon n'assista pas à cet hommage, mais il se rendit au Théâtre hollandais le mercredi 23. Ce soir-là, les comédiens hollandais jouèrent « par ordre » Fedra, avec Mme Wattier-Ziesenis, Snoek et Grevelink. « LL.MM. furent acclamés à leur arrivée et à leur départ après la fin du deuxième acte, par un public transporté de cette marque de bonté de leurs augustes souverains, qui ont bien voulu condescendre à assister à un spectacle dans une langue qui leur est étrangère ». Napoléon connaissait assez bien le chef d'oeuvre de Racine pour juger du talent d'interprètes étrangers. Mme Wattier, aurait-il dit au général Berthier, est la plus grande actrice de l'Europe. Il lui exprima le plaisir qu'il avait eu à l'entendre et lui accorda une pension de 2000 livres « en considération de ses talents et de ses services, et comme une preuve de sa satisfaction ».
Le lendemain, 24 octobre, à sept heures du matin, l'Empereur quitta Amsterdam, escorté jusqu'à Harlem par la garde d'honneur à cheval. Le Courrier d'Amsterdam du 25 octobre déclara : « Les jours que LL.MM. ont passés dans cette ville seront à jamais une époque mémorable dans nos annales ». Et toute la Hollande se félicita du temps magnifique dont avait joui le pays pendant la visite de LL.MM. !…

Cependant, Talma et ses camarades poursuivaient leur mission culturelle. Après Zaïre étaient venus Gaston et Bayard le 17, puis Hamlet le 18, au bénéfice de Talma, Iphigénie en Aulide le 22, Mahomet le 24. Mlle Duchesnois, probablement jalouse du succès de Mme Wattier, joua Phèdre pour la seconde fois, le 25. « Il paraît qu'on a voulu dédommager Mlle Duchesnois, note Jelgerhuis, car la dernière fois qu'elle avait joué Phèdre, il n'y avait guère eu de spectateurs. Cette fois-ci, la salle était pleine à craquer. Au troisième acte, une des ouvreuses, animée d'un enthousiasme bien hollandais, m'a averti qu'un machiniste français appartenant à la troupe, était monté sur la galerie pour jeter une couronne de lauriers sur la scène, – ce qui arriva en effet. Cette même ouvreuse m'a remis le poème en français ci-joint, et à la fin de la pièce, il en pleuvait de tout pareils de tous les coins de la galerie, l'un était attaché à une couronne ».
Alors, sous de vives acclamations, Talma se montra un instant, suivi de Mlle Duchesnois et de Mlle Bourgoin. Pour terminer la soirée, La Gardère récita le poème dédié à Duchesnois :
Assemblage parfait des plus heureux talents,
Déité séduisante ! accueille notre hommage.
Ainsi qu'à Melpomène on t'offre un pur encens.
Toi seule Duchesnois est sa vivante image.
Tu sais par de puissantes armes
Enivrer nos esprits même au sein des horreurs.
Sans art nous décelant tes charmes,
Le plaisir fait couler les larmes
De tes nombreux admirateurs.


Le 27 octobre, Hamlet fut joué pour la seconde fois, au bénéfice de Talma. La salle tout entière se leva pour acclamer le tragédien, et Calland jeta sur la scène une pièce de vers à sa gloire, dont les copies furent bientôt répandues dans la salle :
L'autre jour, chez un statuaire,
Je demandais Lekain, Garrick et Roscius.
– Depuis longtemps, je n'en ai plus,
Dit l'artiste ; pourtant, je puis vous satisfaire
On ne vend plus ces bustes-là,
Mais aujourd'hui, – c'est la coutume, –
On prend le buste de Talma.
Pour les avoir en un volume.
Mlle Duchesnois et Damas avaient-ils concouru de mauvaise grâce au triomphe de leur célèbre camarade ? Dans une lettre du 1er novembre, Talma se dit « bien mécontent ici de Duchesnois, un peu aussi de Damas ». Il était temps de se séparer.

Mlle Duchesnois, Damas et Mlle Bourgoin reprirent le chemin de la France. Mlle Duchesnois s'arrêta à Bruxelles où elle donna quatre représentations. Le chaleureux accueil des Bruxellois dut mettre un peu de baume sur son amour-propre quelque peu malmené en Hollande. L'Opinion du Parterre estime que sa tâche était plus difficile que celle de ses compagnons de voyage. « Talma et Damas ne devaient pas craindre la concurrence des acteurs hollandais, trop éloignée du véritable genre de la tragédie ; Madame Wattier-Ziesenis, au contraire, était une rivale redoutable, qui aurait obtenu les plus grands succès sur notre scène si elle eût fait parler Melpomène en français : il n'en est donc que plus glorieux pour Mademoiselle Duchesnois d'avoir été goûtée et applaudie à Amsterdam comme elle l'est à Paris ».
Talma avait fait l'admiration générale. « Un grand nombre de personnes qui ont habité Londres, Pétersbourg, Vienne, et qui ont fréquenté les spectacles de ces capitales n'ont qu'un même avis, déclare le Journal de Paris du 2 novembre : « … c'est qu'à moins d'avoir vu Talma, on ne connaît point toute la grandeur de l'art dramatique. Quant aux habitants d'Amsterdam qui n'entendent pas le français, il n'en est aucun qui ne se sente ému par le jeu muet de ce grand acteur ». Bien qu'il écrit à sa femme, le 1er novembre, qu'il commençait à s'ennuyer « furieusement » et comptait les jours, Talma céda aux instances de ses admirateurs et s'attarda à Amsterdam pour donner trois représentations supplémentaires : Philoctète dans l'île de Lemnos, le 29, Manlius Capitolinus le 31, Œdipe le 3 novembre. Il quitta Amsterdam le lendemain.
Sur le chemin du retour, il donna quelques représentations à La Haye, Rotterdam et Bruxelles, suscitant partout l'enthousiasme. Le célèbre tragédien remonta sur la scène française le 4 décembre, dans la tragédie d'Œdipe, en présence de l'Empereur et de l'Impératrice.
Napoléon s'était montré habile en offrant aux Hollandais, pendant un long mois, les services de ses plus éminents tragédiens. Le souvenir de leurs représentations et leur apport culturel devaient être plus durables que l'éclat politique de la visite impériale.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
359
Numéro de page :
13-18
Mois de publication :
juin
Année de publication :
1988
Année début :
1811
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