Rentré d'Italie pour prendre le pouvoir et constatant que « la poire n'était pas mûre », Bonaparte prépara et prit la tête d'une campagne d'apparence « extravagante » (1), loin de Paris, avec en perspective la traversée de la Méditerranée contrôlée par les escadres anglaises, vers un pays bien plus rêvé que connu, avec des soldats vêtus d'uniformes de laine pour s'attaquer au désert. De son côté, le Directoire – qui venait d'obtenir la paix de Campoformio et en négociait les prolongements à Rastadt – autorisa l'aventure, y consacrant d'excellents soldats, prenant un risque diplomatique inouï en provoquant des monarchies jusque-là amie (Turquie) ou neutre (Russie).
Alors, oui, la question doit être posée. Pourquoi l'Égypte?
Quels sont les principaux arguments développés par les contemporains, les historiens et Napoléon lui-même pour justifier l'expédition d'Égypte? Ils s'articulent autour de trois séries d'explications : le rêve oriental de Bonaparte, le désir du Directoire d'éloigner le général de Paris, les nécessités de la guerre et de la diplomatie.
I. Le rêve oriental de Bonaparte
On donne parfois comme une des causes essentielles de la campagne d'Égypte le « rêve oriental » de Bonaparte. C'est en pensant à Alexandre que le général aurait conçu et imposé le projet au Directoire.
a) La société des Lumières et l'Égypte
La passion des Français pour la terre des Pharaons est antérieure à la campagne de Bonaparte. Elle a pris son essor dans la première moitié du XVIIIe siècle, sur le fondement d'études qui donnaient de l'Égypte une vision mystique (travaux sur les hiéroglyphes du jésuite Kircher au XVIIe siècle) ou la rattachaient à la tradition judéo-chrétienne (de nombreux épisodes de la Bible ont pour cadre ce pays) (2). Trois types d'événements furent à l'origine de ce regain d'intérêt au siècle des Lumières :
– découvertes archéologiques lors de fouilles romaines (1711), création d'un musée égyptien par le pape Benoît XIV (1748) et d'une Egyptian Society à Londres (1741);
– parution d'ouvrages scientifiques dont, dès 1719, celui du bénédictin Bernard de Montfaucon (L'Antiquité expliquée et représentée en figures), ou celui du comte de Caylus (Recueil d'antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines, 1752-1767);
– multiplication des relations de voyages comme celles de Paul Lucas (publication de 1714 à 1720, pour une équipée qui avait eu lieu en 1704), Benoît de Maillet (1727), Richard Pococke (1743) ou de romans à succès, tel Sethos, anecdote de l'ancienne Égypte, de l'abbé Terrasson (1731).
Cette « ambiance égyptienne » ne fut pas sans conséquences sur les esprits français. Le développement de la franc-maçonnerie (phénomène social de première importance au siècle des Lumières, car il concerna les élites de tous les pays) se fondait sur des rites réputés remonter, pour certains d'entre eux, à l'Égypte ancienne ainsi que le montre l'opéra maçonnique de Mozart, La flûte enchantée (1791) (3). Les monarques « éclairés » de toute l'Europe firent édifier des sphinx, des obélisques. En France, cette mode architecturale fut soutenue par Marie-Antoinette et les grands seigneurs (voir l'obélisque du parc Monceau, par exemple) (4) et, en 1785, l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres lança un concours sur un thème égyptien.
Un « exotisme de salon » (5) autant qu'un réel intérêt historique et archéologique, largement antérieurs à ceux qui allaient suivre la campagne d'Égypte, s'étaient développés au XVIIIe siècle.
b) Bonaparte et l'Orient
Comme son siècle, Bonaparte a été attiré par l'Orient et l'Égypte. Dans sa jeunesse, il a lu et annoté l'Histoire des Arabes, de Marigny, Les Ruines (1791) et, plus tard, Le voyage en Syrie et en Égypte pendant les années 1783, 1784 et 1785 (1787) de Volney (6), les Lettres sur l'Égypte de Claude-Étienne Savary (1785) et les Mémoires sur les Turcs et les Tartares, de Tott. Il s'en inspira pour écrire une nouvelle, Le Masque Prophète, à la veille de la Révolution. En 1795, dans un de ces moments de mélancolie qui jalonnèrent sa jeunesse, Napoléon aurait même envisagé de rejoindre les armées ottomanes.
Dans la société française du Directoire, fille du XVIIIe siècle, l'Orient restait marqué de mystère, de gloire et de richesse. »Nous avons vingt-neuf ans, l'âge d'Alexandre », disait alors Bonaparte à Bourrienne (mais nous savons aussi qu'il faut se méfier des Mémoires de Bourrienne). Comme ses contemporains, il songeait –et parfois s'identifiait– aux pharaons d'Égypte, aux légions de César, aux dynasties arabes et aux campagnes des Macédoniens.
Mais de là à conclure que ce fin politique dont la carrière avait pris un tour décisif en Italie a succombé à un « rêve » au moment de s'engager dans le projet égyptien, le raisonnement paraît excessif. On devrait donc préférer à l'expression « rêve oriental » celle utilisée par Iradj Amini : une tentation d'Orient. Dans la recherche de la place de chaque argument justifiant la campagne d'Égypte, cette façon de définir les relations entre Bonaparte et cette aventure nous semble plus acceptable (7): elle intègre bien la culture du jeune général sans exclure les autres arguments.
II. Le Directoire voulait se débarrasser de Bonaparte
À son retour d'Italie, Bonaparte fut froidement accueilli par le Directoire.Le général envisageait de participer aux luttes pour le pouvoir. Il en devint gênant pour le régime. Les directeurs inventèrent-ils le projet égyptien pour l'éloigner de Paris ?
a) Un général dangereux
Rentré d'Italie le 5 décembre 1797, Bonaparte fut reçu solennellement par le Directoire, le 10. Durant cette cérémonie, au milieu d'une longue adresse, le général glissa une remarque sur les « meilleures lois organiques » à mettre en place en France. Ce commentaire fit frémir les directeurs. Le vainqueur de Rivoli venait de dévoiler publiquement ses ambitions : il lorgnait à présent sur le pouvoir politique. Le chroniqueur contre-révolutionnaire Mallet du Pan écrivit alors : « Bonaparte peut se tenir assuré que la moitié de ses acclamateurs l'eussent étouffé sous ses couronnes triomphales » (8). Nommé à la tête de l'armée d'Angleterre, populaire et sûr de lui, il représentait un danger pour le régime menacé en permanence d'un coup d'État.
Comment occuper Bonaparte ? Les directeurs et leurs amis ont dû se poser souvent la question. En janvier 1798, le bruit courut que le général allait rejoindre le congrès de Rastadt, puis qu'il allait prendre le chemin des Pays-Bas occupés par les Français pour organiser la République batave. Rien de cela ne se réalisa. Bonaparte se rendait à l'Institut, fréquentait les fêtes données par les dignitaires du régime en son honneur, travaillait au Luxembourg avec les directeurs.
Vers le 10 janvier, tout s'accéléra. Bonaparte se sentit enfin général en chef de l'armée d'Angleterre. Une pluie d'ordres et de nominations s'abattit sur ses subordonnés. Il transmit même un plan d'invasion au ministre de la Guerre, Schérer, qui désespérait de le voir venir (9). Pourquoi une reprise aussi soudaine de l'activité du général ? En 1802, il expliquera à Reubell que l'ambiance parisienne commençait alors à lui peser : sans fonction civile, il avait été amené à se mêler du gouvernement et s'était trouvé au centre des querelles politiques du moment. Il lui fallait prendre du recul: il ne voulait pas apparaître commecomplice des jeux de pouvoirs dont le microcosme parisien s'était fait une spécialité.
Tout cela était exact, mais Bonaparte l'avait bien cherché. Il s'occupait bien de politique et avait réussi à réconcilier contre lui les factions révolutionnaires au sein du Directoire. Se fondant sur des témoignagescroisés avec les papiers du Foreign Office, Albert Espitalier a montré que le général n'avait pas été insensible aux sirènes royalistes (10) et en avait entretenu Barras. Le directeur était resté prudent, conseillant de voir venir. Plus tard, Bonaparte fit sonder Barras pour se faire élire au Directoire. À ce moment, on aurait vraiment parlé de coup d'État. Barras ne donna pas suite. En se découvrant de la sorte, Bonaparte avait pris un risqueénorme.
La riposte du Directoire ne se fit pas attendre. À quelques jours du 21 janvier, date anniversaire de la mort de Louis XVI, le Directoire fit savoir au commandant de l'armée d'Angleterre qu'il souhaitait sa présence aux cérémonies officielles. Ainsi, en s'affichant avec la gauche, Bonaparte s'affaiblirait sur sa droite.Il refusa d'abord, puis accepta d'être de la « fête », à condition de figurer dans la délégation de l'Institut, et non dans celle du gouvernement.
b) Éloigner Bonaparte, à ce prix ?
Le général avait compris qu'il lui fallait rompre avec le nid de complots parisiens (dont il devenait chaque jour davantage un acteur) pour attendre l'évolution de la situation, tout en moissonnant encore
un peu de gloire militaire et pouvoir finalement revendiquer un rôle de « héros réconciliateur ». Et puisqu'on lui proposait un théâtre d'opérations anglais, il s'y consacra. Il travailla sérieusement au projet de débarquement et effectua une grande inspection de ses troupes et de la marine. Il en revint pessimiste. L'opération était risquée : « La France (n'engageait) qu'une armée, l'Angleterre jouait son existence » (11). Bonaparte confia à Bourrienne : « Ce coup de dés est trop chanceux. Je ne le hasarderai pas » (12).
Le 23 février, il remit ses conclusions au Directoire : « Quelques efforts que nous fassions, nous n'acquerrons pas d'ici plusieurs années la supériorité des mers (…). Le vrai moment de se préparer à cette expédition est perdu, peut-être pour toujours » (13). En conclusion, il proposait d'attaquer les intérêts anglais à Hambourg ou au Hanovre, voire de « faire une expédition dans le Levant qui menaçât le commerce des Indes « .
Depuis quelques temps, l'expédition d'Égypte avait été mise au goût du jour par Talleyrand. Est-ce à dire que les directeurs fusionnèrent les deux projets (se débarrasser de Bonaparte et intervenir en Égypte ?). On ne pourrait jurer qu'ils n'y pensèrent pas. Un espion napolitain écrivit à son gouvernement, après le départ de l'expédition : « Je peux vous assurer que le tiers de la capitale, et presque tous les directeurs, excepté Barras, désirent que Bonaparte périsse ou soit au moins humilié » (14).
Mais là ne résidait pas sans doute la motivation essentielle des directeurs. Voir Bonaparte s'éloigner ne leur déplaisait pas, mais de là à prendre de tels risques en Égypte ! Certains des membres de l'exécutif s'opposèrent même à l'aventure. « Nous n'allons quand même pas exposer trente à quarante mille des meilleurs soldats français au hasard d'une bataille navale, à seule fin de nous débarrasser d'un général ambitieux ! Encore faudrait-il m'assurer que l'expédition d'Égypte sera profitable à la République et ne servira pas seulement les desseins de Bonaparte ! », se serait écrié La Revellière-Lépeaux (15). De son côté, Reubell (directeur « spécialisé » dans la politique étrangère) avait d'autres ambitions : il fallait s'attaquer directement à l'Angleterre, du côté de l'Irlande, la « Vendée anglaise », comme on disait alors. Et ce serait trop mépriser les directeurs que de penser qu'ils étaient prêts à sacrifier à leurs intérêts immédiats, non pas Bonaparte, mais la flotte qui devait le transporter et des milliers d'hommes de leurs meilleurs troupes, alors que la guerre européenne menaçait de reprendre. Reubell déclara : » Nous n'avons pas encore la paix avec l'Empire. L'Autriche reste armée, il est inconcevable que, dans une position pareille, nous nous défassions de 30 à 40000 hommes de bonnes troupes et de nos meilleurs généraux, dont Bonaparte ».
III. La conquête de l’Égypte, élément d’un projet diplomatique cohérent
Et si l'expédition d'Égypte s'était tout simplement inscrite dans un projet diplomatique cohérent ? L'hypothèse peut être étayée par plusieurs rappels.
a) La conquête de l'Égypte : un projet ancien
Le projet d'invasion de l'Égypte était ancien, une sorte de « classique » de la diplomatie française des XVIIe et XVIIIe siècle. Sans remonter à Leibniz qui le conseilla à Louis XIV (sans d'ailleurs être reçu par le Roi-Soleil), il fut souvent évoqué avant et pendant la Révolution. Dans les années 1780, on avait envisagé à plusieurs reprises une action militaire pour protéger les marchands français. Le projet le plus avancé avait été initié par le ministre de la Marine Sartine qui avait envoyé le baron Tott en reconnaissance. Louis XVI n'avait pas osé aller plus loin et Tott… avait écrit un livre à succès à partir de ses observations. En 1793, et surtout, en 1795 plusieurs rapports adressés à la Convention avaient décrit la conquête comme « facile ».
b) La politique méditerranéenne de Talleyrand
« Une chose est certaine : l'idée de l'expédition d'Égypte appartient à Talleyrand », a écrit un historien (16). Bonaparte le reconnut plus tard, devant Reubell : « C'est Talleyrand qui me remit un mémoire sur l'expédition d'Égypte. J'ai cru que cela venait du Directoire » (17). Le ministre des Relations Extérieures voulait promouvoir une grande politique méditerranéenne. Il était « le représentant de la tendance coloniale issue de l'Ancien Régime » (18). Ami de Volney, il avait l'idée de continuer ici la politique de Choiseul, ministre de Louis XV qu'il avait bien connu. Pour prendre sa revanche du traité de Paris (1763), la France devait renforcer ses bases en Méditerranée (y compris en Égypte) et s'en servir pour repartir à la conquête des Indes, soit par la terre (ce qui était long et incertain), soit par l'Égypte et la mer Rouge (par un canal reliant les deux mers, ou parun « double port » permettant le passage des troupes et du matériel).
Talleyrand parla des colonies, de la Porte et de l'Égypte à l'Institut, en juillet 1797, dans un Essai sur les avantages à retirer des colonies dans les circonstances présentes. Invoquant la perte certaine de leurs colonies par la France et l'Angleterre, l'ancien évêque appelait ses contemporains à se préparer à négocier avec l'empire ottoman la cession de l'Égypte. » Sur le ton le plus posé, le plus académique, Talleyrand prophétise », s'enthousiasme Jean Orieux (19).
Trois jours après son accession au ministère (20 juillet 1797), Talleyrand remit au Directoire plusieurs rapports visant à l'organistion d'expéditions vers les Indes, afin d'y attaquer les intérêts commerciaux anglais.
c) Rencontre du projet de Talleyrand et de la volonté de Bonaparte
La vision de Talleyrand rencontra la volonté de Bonaparte qui commençait à projeter la suite de sa carrière. Lui-même homme de la Méditerranée, il méditait des projets de développement des intérêts français sur ses rivages. Il écrivit au Directoire: « Il faut que nous conservions le port d'Ancône à la paix générale et qu'il reste toujours français. Cela nous donnera une grande influence sur la porte ottomane et nous rendra maîtres de la mer Adriatique, comme nous le sommes, par Marseille et l'île de Corse, de la Méditerranée » (20). Au même moment, il commanda des livres et des cartes, commença à lire le Coran et annota le Voyage en Égypte et en Syrie, de Volney.
Il est possible –sinon probable– que le vainqueur de Rivoli se soit ouvert de ses nouveaux projets à Talleyrand dans leur correspondance confidentielle. Un mois après les premiers rapports de Talleyrand sur l'Inde et les colonies, Bonaparte écrivit au Directoire qu'il occupait les îles Ioniennes, ajoutant : « Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l'Angleterre, il faut nous emparer de l'Égypte. Le vaste Empire ottoman, qui périt tous les jours, nous met dans l'obligation de penser de bonne heure à prendre des moyens pour conserver notre commerce au Levant » (21). Deux projets politiques avaient fusionné.
Le 23 août 1797, Talleyrand écrivit à Bonaparte : « Rien n'est plus important que de nous mettre sur un bon pied avec l'Albanie, la Grèce, la Macédoine et autres provinces de l'Empire turc d'Europe, et même toutes celles qui baignent la Méditerranée, comme notamment l'Égypte, qui peut un jour nous être d'une grande utilité » (22).
d) Les faiblesses de l'Empire Ottoman
Àla fin du XVIIIe siècle, l'Empire ottoman était déjà, cinquante ans avant que l'expression ne soit mise à la mode, un « homme malade » en Europe. Gouverné par le sultan Sélim III depuis 1789, il était constitué de territoires hétéroclites regroupant tout l'Islam occidental, à l'exception du Maroc. Le despotisme était la règle de fonctionnement de l'empire et la corruption régnait en maître. L'autorité de la Sublime Porte sur ses possessions devenait inexistante au fur et à mesure qu'on s'éloignait de la capitale. Les potentats locaux (les pachas) ne rendaient pas compte à Constantinople.Hors de la Turquie proprement dite (et encore !), rien ne fonctionnait au royaume de Sélim, submergé par une explosion démographique à peine tempérée par les épidémies de peste. Le Sultan avait peu prêté attention à la Révolution française, poursuivant une politique d'amitié avec ce pays. Mais la présence française restait limitée à une poignée de diplomates et de conseillers militaires. La Porte s'était insensiblement tournée vers de nouvelles puissances, jusqu'alors peu présentes dans la région (Angleterre et Prusse) tout en poursuivant sa politique traditionnelle de défense de ses frontières contre ses prédateurs naturels, l'Autriche et la Russie. Bien que battue militairement, la Turquie avait arraché de bons traités à Sistova (1791) et Iassy (1792).
De Paris, l'autocratie turque apparaissait comme faible et déliquescente. Il fallaitprendre ses positions en prévision de l'effondrement de la Porte, ainsi que l'écrivait Talleyrand à Bernadotte, parti prendre l'ambassade de Vienne : » La République est fermement résolue à ne pas laisser s'accomplir la ruine de la Porte sans s'assurer à elle-même une part assez considérable (du) commerce de la mer Méditerranée ». Ainsi, le ministre plaçait son « projet égyptien » dans une nouvelle définition des relations entre la France et la Porte. Pour lui, la traditionnelle amitié entre Paris et Constantinople n'était pas un préalable obligé de la diplomatie française. Les faiblesses de la Turquie (c'est ainsi que les révolutionnaires appelaient l'Empire ottoman) devaient conduire à une redéfinition des rapports entre les deux pays. Ils ne devaient rester amis que pour permettre à la République d'empêcher, d'une part, l'irruption de la Russie en Méditerranée et, d'autre part, la progression de l'Autriche vers le sud.
C'est pour ménager ces intérêts divergents que le Directoire conçut la fable d'une invasion de l'Égypte dirigée contre les seuls Mamelouks et non contre la Porte. Ce faisant, Paris ne pouvait guère espérer consoler ou attendrir le Sultan : vouloir faire la « police » sur ses terres et y rétablir l'ordre, c'était surtout stigmatiser sa faiblesse et le forcer à réagir avec force.
e) La route des Indes
À quoi pouvait bien servir une expédition en Égypte dans la guerre européenne et, singulièrement, dans l'affrontement franco-anglais ?
On ne peut douter que le commerce de l'Angleterre avec l'Inde ait été directement visé dans les « buts de guerre » en Égypte. C'est des Indes que Londres puisait une bonnepartie de sa richesse : 90% des produits coloniaux du sous-continent revenaient aux marchands anglais. Dérégler cette source de revenus, c'était ralentir, voire tarir les sources de financement de la guerre en Europe. Les instructions du Directoire à Bonaparte étaient sans équivoque : « Il chassera les Anglais de toutes les possessions de l'Orient où il pourra arriver, et notamment, il détruira tous leurs comptoirs de la mer Rouge (…). Il fera couper l'isthme de Suez, et il prendra toutes les mesures nécessaires pour assurer la libre et exclusive possession de la mer Rouge à la République française ». L'annonce de l'arrivée des Français au Caire provoqua d'ailleurs un début de panique dans les milieux d'affaires londoniens, preuve que l'objectif indien doit être pris au sérieux. Outre les escadres de Nelson et de Sidney Smith, celles de l'Océan indien furent mises en alerte, tandis que les garnisons des comptoirs britanniques étaient renforcées.
On ne négligera pas que même renouvelé par la secousse révolutionnaire, le personnel politique de l'époque restait formé d'hommes du XVIIIesiècle que les désastres de la guerre de Sept Ans et la perte des Indes et du Canada avait heurtés. Pour eux, l'occupation de l'Égypte, c'était la route des Indes qu'on pouvait couper, puis emprunter pour aller venger les malheurs de Dupleix et détruire la puissance commerciale de l'Angleterre.
Ainsi, à la question « pourquoi l'Égypte? », il convient de continuer à donner une réponse complexe, tant l'alchimie des causes est, à deux cents ans de distance, difficile à percer. Les éléments que nous venons d'énumérer y trouvent tous leur place. C'est donner à chacun son poids dans la décision qui demeure la grande difficulté de l'exercice.
La volonté et les « tentations » de Bonaparte, filles de son éducation et de sa culture d'homme du XVIIIe siècle, l'entraînèrent à « pousser » un telprojet. Mais il n'aurait pu l'emporter face aux directeurs réticents si la conquête n'avait pas eu un intérêt stratégique et ne s'était inscrite dans des desseins plus vastes. Talleyrand lui donna sans doute les clés du système : l'ambition méditerranéenne de la France combinée aux pions qu'il fallait placer dans l'hypothèse d'un effondrement rapide de l'Empire ottoman. Quant aux nécessités immédiates de la guerre économique contre l'Angleterre, elles réclamaient une initiative forte, sinon décisive.Puisque l'invasion des îles britanniques était impossible, il fallait frapper ailleurs. Les Indes s'imposèrent, sur fond d'un vieux rêve de revanche. Mais comment menacer les Indes sans dominer les mers ? L'Égypte, carrefour terrestre et porte possible sur l'Océan Indien, avait les vertus d'une base de départ idéale.
Puisqu'il le voulait tant –et acceptait ainsi de s'éloigner durablement de Paris–, puisque les intérêts de la France en Méditerranée le justifiaient, puisque la destruction de la puissance économique anglaise le rendait nécessaire, le Directoire décida de conquérir l'Égypte.
Décembre 1797 : Bonaparte rencontre Talleyrand
Bonaparte était en Italie lorsque, après quatre années d'exil en Angleterre et aux États-Unis, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord était revenu à Paris, le 25 septembre 1796. L'ex-évêque était rentré en grâce auprès du Directoire, avait été nommé à l'Institut, puis aux Relations extérieures, le 16 juillet 1797. Dix jours plus tard, il écrivit à Bonaparte, pour lui annoncer sa nomination : » Justement effrayé par les fonctions dont je sens la périlleuse importance, j'ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilités dans les négociations. Le nom seul de Bonaparte est un auxiliaire qui doit tout aplanir » (1). La réponse de Bonaparte fut tout aussi charmante : « Le choix que le gouvernement a fait de vous fait honneur à son discernement. Il trouve en vous de grands talents, un civisme épuré et un homme étranger aux égarements qui ont déshonoré la Révolution. Je suis flatté de devoir correspondre avec vous et de vous mettre par-là à même de vous convaincre de l'estime et de la haute considération que j'ai pour vous » (2). À compter de cet été 1797, le général et le diplomate allaient toujours rester « en contact ».
Leur première impression mutuelle avait été bonne. Talleyrand passait pour un modéré ambitieux, à l'échine et à la morale souples. Bonaparte n'avait pas non plus de position politique arrêtée. Proche des jacobins pendant la Terreur, homme de Barras depuis Vendémiaire, il penchait à présent du côté de l'ordre et trouvait les institutions de l'an III inadaptées. Tous les soupçons courraient à son sujet. Que voulait-il ? Qu'allait-il faire et avec qui ? Sans conteste, Talleyrand et Bonaparte lorgnaient le pouvoir. L'ancien évêque d'Autun savait que, sans la force armée, il ne parvicndrait à rien. Quand au général, il ne pourrait rien non plus sans des appuis politiques solides et diversifiés. Chacun devait s'appuyer sur l'autre, par stratégie, non par amitié. Au fil des lettres secrètes -dont la plupart n'ont pas été retrouvées mais dont il est fait mention dans plusieurs correspondances officielles-, une alliance objective se noua. En réponse à une « lettre confidentielle » que lui avait envoyée le ministre, le général lui livra même ses vues politiques sur la France et son gouvernement (3). Après Fructidor, Talleyrand flatta Bonaparte, se félicitant du concours et du comportement d'Augereau et concluant : « On voit qu'il a été à bonne école ». Furieux de l'invasion de Venise décidée par Bonaparte sans en avoir référé au gouvernement, Talleyrand le félicita pourtant pour Campoformio, en des termes forts : « Voilà donc la paix faite, et une paix à la Bonaparte ! (…) Amitié, admiration, respect, reconnaissance… On ne sait où s'arrêter dans cette énumération « . Le ministre des Relations extérieures avait auparavant encouragé le général en chef de l'armée d'Italie à mener ses négociations avec indépendance : « Livrez-vous à vos combinaisons, elles porteront sûrement le caractère de grandeur et de stabilité que vous savez donner à tout » (4).
Dès son retour d'Italie, le vainqueur de Rivoli fréquenta assidument le ministre des Relations Extérieures. Au Luxembourg, le 10 décembre, lorsqu'il fut reçu par le Directoire, c'est Talleyrand (et non le ministre de la Guerre) qui le « présenta » et lorsque le général glissa la fameuse phrase sur les « meilleures lois organiques » à mettre en place, Talleyrand murmura à son voisin : « Il y a là de l'avenir ».
L'ancien évêque d'Autun, toujours en quête des moyens d'asseoir ou d'augmenter son pouvoir, avait décidé de s'appuyer sur le vainqueur de l'Italie et en faire sa créature. L'historien allemand Franz Blei a décrit avec réalisme la façon dont Talleyrand reçut Bonaparte en son hôtel particulier et, par là-même, le guida dans les allées du pouvoir parisien : « Lorsque le général vit le ministre pour la première fois, il fut frappé de sa ressemblance avec Robespierre : même visage pâle, impénétrable, immobile comme un masque sauf la vibration des narines, mêmes plis profondément marqués allant du nez effrontément retroussé à la bouche aux coins tombants, même regard des yeux gris-vert. Et aussi, même attitude toute droite, exagérée à cause du pied bot et du souci de dissimuler très adroitement la canne dont il faut bien pourtant se servir pour la marche. Le général, petit, maigre, nerveux, devait lever la tête, couverte par la chevelure noire du front au collet de l'habit, pour parler au ministre qui lui rendait ce geste supportable en se penchant lui-même d'un mouvement qu'il ne voulait pas condescendant et qu'il rendait naturel (…). Le ministre conduisit son hôte parmi la foule des invités qui faisaient la haie (…). Et dans tout ce que faisait, disait et écrivait le jeune vainqueur, Talleyrand avouait avoir trouvé une manière nouvelle, assez riche en force, en habileté et en esprit d'entreprise pour qu'il pût attendre beaucoup de son génie » (5).
(1) Lettre du 24 juillet 1797, Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 255.
(2) Cité par J. Orieux, Talleyrand, 1970, p. 285. L'authenticité de ce texte, retrouvé après la mort de Talleyrand dans les papiers de la duchesse de Dino, a été mise en doute par G.-A. Morlot et J. Happert (Talleyrand. Une mystification historique, 1991, p. 263). Peu importe : il est probable que Bonaparte – qui connaissait Talleyrand de réputation, tant celui-ci avait été actif en 1789-1792 – avait envie de se rapprocher de lui. Quel que soit le texte de sa réponse d'août 1797, le premier échange de lettres fut le début d'une correspondance soutenue.
(3) Lettre du 19 septembre 1797, Correspondance, n° 2223.
(4) J. Orieux, Talleyrand, p. 287.
(5) F. Blei, Talleyrand, 1980, p. 67.