Quand Savary et Fouché faisaient fabriquer de la fausse monnaie…

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Comme celles d'aujourd'hui, les guerres napoléoniennes furent, selon le mot d'Alexandre Adler dans l'une de ses chroniques, des  » guerres totales  » (1) où, par exemple, la part de l'espionnage et de l'intoxication du camp adverse est de mieux en mieux connue (2). Au-delà, on peut dire que tous les secteurs d'activité furent mobilisés : budget de l'État et domaine extraordinaire pour financer la guerre (ainsi que le montra en son temps le professeur Jacques Wolff dans la Revue du Souvenir Napoléonien), économie industrielle et agricole pour équiper et nourrir les troupes, etc. L'affaire dont il est question ici est un des épisodes de cette guerre  » totale « . En effet, malgré les dispositions des lois criminelles qui punissaient de mort les faux-monnayeurs, Fouché et surtout Savary, ministres de la Police successifs de Napoléon, organisèrent et exploitèrent une fabrique de faux billets destinés à déstabiliser les finances des ennemis de la France et, parfois, ce qui est encore plus extraordinaire, à soulager le budget de l'État français. De quoi faire réfléchir tous ceux qui imaginent que les  » affaires  » dont on se repaît aujourd'hui sont une dérive du monde  » moderne « . Certaines techniques souterraines et certains agissements de l'État sont, au contraire, vieux comme le monde. En cela, ici comme ailleurs, l'histoire n'est pas le passé. Sa connaissance peut éclairer le présent.
 
C'est sans doute au début de 1809 que Fouché mit sur pied, avec la complicité de Desmarets, le chef de la police secrète, un réseau secret – voire plusieurs réseaux – de falsificateurs dont… des graveurs du gouvernement et du dépôt de la Guerre. D'abord testés à leur insu par des agents du ministère, sur de difficiles travaux en taille-douce (dont des imitations de billets de la Banque d'Angleterre, ce qui aurait dû attirer leur attention), puis convoqués séparément au ministère, les graveurs Didot, Gatteaux et Lale (3) reçurent des modèles de billets de banque autrichiens et anglais à contrefaire. Desmarets leur confia :  » Vous allez être dépositaires d'un grand secret d'État, c'est à vous à vous tenir en garde contre tout interlocuteur qui voudrait le connaître et à nous prévenir de suite « . Puis, selon le témoignage de Lale, le chef de la police secrète  » sortit de son bureau une liasse énorme de billets de la Banque d'Angleterre ; il plaça  sur sa table l'épreuve de la planche que j'avais gravée à côté de l'original ; il me dit que cette gravure a été vue par le ministre (…) qu'elle s'est trouvée dans toutes ses parties d'une parfaite ressemblance « .

Un moyen classique de la guerre économique

L'opération lancée ici par Fouché n'avait rien d'extraordinaire en soi. La Révolution avait déjà connu ses affaires de fausse-monnaie : les émigrés débarquant à Quiberon avaient dans leurs bagages plusieurs milliards de livres de faux assignats. Selon les mémoires de Barras, le Directoire avait tenté de rendre la monnaie de leur pièce (si l'on ose dire) aux Anglais en prescrivant la fabrication et la diffusion de fausses livres sterling. De même, des effets falsifiés de la Banque de Vienne furent répandus en Italie, fabriqués dans des officines de l'armée de la République cisalpine (4). Au moment de Marengo, Bonaparte était parfaitement informé de ces pratiques et les encourageait, de même qu'il approuva la fabrication de faux florins. Ces activités se poursuivirent par la suite et les services de police des pays en guerre avec la France saisirent de tous temps des coupures suspectes.
Pour l'opération menée par Fouché et Savary, à partir de 1809, c'est l'ensemble des documents que l'on possède sur cette affaire qui la rend particulière en en permettant une connaissance de certains détails. Généralement, les faussaires laissent peu de traces de leur activité. Dans celle qui fut consuite par les deux ministres de la Police de Napoléon, les documenst ne manquent pas, des rapports publiés par les républicains pour gêner les bonapartistes, après 1870, aux documents retrouvés par les historiens aux mémoires des complices, dont le préfet de Police Pasquier qui faillit, en son temps, faire capoter toute l'affaire, dans une cocasse et  intempestive intervention de ses services.

Un système perfectionné par Savary

L'affaire lancée dans le bureau de Desmarets allait prospérer et, après le départ de Fouché, être continuée sous Savary. Homme d'ordre, le duc de Rovigo s'évertua même à peaufiner le système. Il délivra d'abord à tous les complices un sauf-conduit pour les mettre à l'abri de l'efficacité de… sa propre police. Ainsi, celui de Lale :  » M. Lale, étant chargé de dresser des cartes très secrètes pour le cabinet de Sa Majesté, ne devra communiquer absolument avec qui que ce soit, excepté avec les artistes qui sont nécessaires à la confection de l'ouvrage. Si, pour quelque motif que ce puisse être, un officier de police civil ou judiciaire se présentait chez lui, porteur d'ordres, de quelque nature qu'ils soient, M. Lale devra leur exhiber la présente réquisition, et il est expressément défendu audit officier de police de pénétrer dans le local où se fait le travail, de faire aucunes questions ou perquisitions qui y soient relatives ou qui puissent nuire au secret ; mais au contraire de se retirer sur-le-champ auprès de l'autorité qui l'a envoyé, laquelle référera du tout à Son Excellence le ministre de la Police soussigné et prendra ses ordres. Fait à l'hôtel de la police générale de l'Empire, le 1er août 1810. Signé : le duc de Rovigo  » (5).

Vingt-quatre presses furent installées dans une maison discrète, au 25, rue de Vaugirard. Des artistes, des mécaniciens, des spécialistes des filigranes et des imprimeurs furent mis, chacun à leur niveau, à contribution sans être forcément dans la confidence. Les ouvriers étaient payés au tarif confortable de 9 francs par jour. Au départ, chacun accomplissait sa tâche séparément des autres, tant il vrai que les opérations secrètes le restent plus longtemps lorsque l'activité est bien séparée et les réseaux segmentés. Ainsi, Lale a raconté qu'il grava ses plaques dans une maison du faubourg Saint-Jacques, sous la surveillance d'un certain Terrasson, agent du ministère de la Police.
Une fois son travail accompli, chaque artiste apportait qui ses plaques, qui ses encres ou ses papiers rue de Vaugirard où opérait l'imprimeur en chef Fain, frère du secrétaire de l'Empereur, qui coordonnait la production des faux billets.
Lale affirme que le résultat de son travail fut mis sous les yeux de Napoléon en personne et que l'Empereur et Duroc firent une rapide incursion rue Vaugirard pour constater de visu que tout se passait bien (6). C'est probable car il n'y a aucun doute que l'Empereur ait été l'initiateur de ce qui se tramait. Psychologiquement, il était un adversaire des billets de banque qu'avec son ministre du Trésor Mollien, il assimilait au plus absurde et au plus destructeur des emprunts  » (7). Il ne permit jamais que les effets de la Banque de France deviennent une véritable monnaie, limitant leur émission et la réservant aux grosses sommes. Telle n'était pas la prudence des autres pays européens et de l'Angleterre en particulier, ce qui rendait plus facile l'écoulement des faux billets.

De la fausse monnaie de tous les pays ennemis

On n'eut guère le temps de profiter des premiers travaux de ces complices involontaires de la guerre économique puisqu'il fallut détruire les stocks de billets autrichiens dès la paix de 1809 conclue. Napoléon révéla d'ailleurs à Metternich que l'économie autrichienne l'avait échappé belle : près de 300 millions de faux florins étaient sur le point d'être diffusés et seraient détruits. Il y eut tout de même quelques coupures égarées puisque la Banque d'Autriche dénonça à plusieurs reprises des Français qui tentaient de réaliser des faux billets. Quant aux effets britanniques qui furent répandus à travers l'Europe pendant plusieurs années, Savary en personne veilla à ce que les plaques en taille-douce soient suffisamment solides pour qu'on puisse les utiliser plus longtemps.
Au début de 1812, Savary étendit son inavouable activité (qui avait son pendant dans les pays ennemis) : la monnaie russe devint cette fois la cible des faussaires, avant qu'on étende la production aux effets des autres pays de la coalition. Le conseiller d'État Lelorgne d'Illeville, bien connu des historiens pour avoir été un maître-espion, se chargea cette fois de la coordination de l'affaire. À l'été 1813, Napoléon lui-même donna des ordres pour préparer de la fausse monnaie autrichienne alors que l'Autriche n'avait pas encore déclaré la guerre à la France :  » Le duc d'Otrante (…) me mande que le meilleur moyen de frapper sur cette puissance en cas de guerre, c'est d'influer sur son papier-monnaie, sur lequel reposent tous ses armements  » (8). Des billets de la Banque de Prusse furent donc produits. Et Lale de noter :  » En examinant ces billets, il se passa en moi quelque chose d'extraordinaire. La Prusse était en paix avec la France. Cette idée était pour moi accablante, et de suite je pris la ferme résolution de ne point me charger d'un pareil travail « . Desmarets dut donc trouver un autre artiste.
Tout en participant à la guerre économique et à l'effort de guerre, le ministre de la Police en profitait pour alimenter sa caisse de fonds secrets (qui recevait aussi de fortes sommes détournées de la caisse des Jeux avec la complicité de Schulmeister). Certains fournisseurs étaient tout simplement rémunérés en fausse monnaie.

Le secret découvert… par la police

Mais pendant que l'équipe secrète de Savary se livrait à ses activités illicites, la préfecture de Police veillait. Les hommes de Pasquier – notamment le commissaire Maçon – chargés de la surveillance des imprimeries signalèrent à leur chef l'existence et l'activité suspecte d'un atelier clandestin installé dans une maison isolée. Le préfet de Police raconta la suite dans ses Mémoires :  » Je n'hésitai pas à ordonner que la maison fût cernée au milieu de la nuit ; je délivrai le mandat de perquisition pour qu'aux termes des lois, on pût s'en faire ouvrir les portes aussitôt que le jour paraîtrait (…). Il fallut enfoncer les portes, il y eut quelques blessés de part et d'autre, et le résultat fut la découverte d'une fabrication, organisée en grand, de faux billets de banque. Cette fois, il (s'agissait) de la banque russe et même de la banque de Vienne (…). Les faux billets, les planches, les poinçons, tout fut saisi et transporté à la préfecture de Police ; mais l'expédition était à peine terminée que le duc de Rovigo accourait chez moi, dans un état de véritable consternation. Toute cette belle entreprise était conduite, selon ses ordres et sous la direction de M. Desmarets, par un imprimeur nommé Fain, dont le frère était un des secrétaires particuliers de l'Empereur. Il fallut alors avouer qu'on avait imaginé ce moyen pour payer les fournitures que l'armée française obtiendrait en Russie  » (9).
Le duc de Rovigo put dès lors reprendre son trafic qui s'acheva fin 1813, avec la destruction définitive des outils servant à la fabrication des faux billets.

Des centaines de milliers de faux billets

Après la chute de Paris, en 1814, les Russes cherchèrent à mettre la main sur le matériel qui avait servi à l'impression des faux billets : il s'agissait pour eux d'un secret de polichinelle car la police du tsar avait pu intercepter plusieurs des effets falsifiés. Les occupants ne purent rien récupérer, et pour cause : Savary avait pris ses précautions.
Louis XVIII fut informé de l'affaire, par une minutieuse enquête de Beugnot, commissaire à l'Intérieur et aux Cultes et, à ce titre, responsable de la Police (10). Dans un rapport qu'il fit au roi, il précisa :  » Les mêmes hommes qui avaient dirigé la première opération (1809) conduisirent les deux autres (1810, 1812). On suivit les mêmes errements, on employa les mêmes procédés ; il n'y eut de changement ni dans les graveurs, ni dans les imprimeurs, ni dans les timbreurs : les mêmes individus se mirent en rapport, les uns avec les autres, comme cela était pratiqué en 1809 ; enfin tous les éléments de la première fabrication servirent successivement pour les suivantes. Les ateliers seulement furent déplacés  » (11). Selon le même rapport, 430 000 florins autrichiens furent envoyés en Italie, 180 000 furent donnés à un banquier français et 60 000 furent vendus à des particuliers. Les faux billets de la banque d'Angleterre (500 000 billets environ) furent écoulés notamment par Schulmeister et Bourrienne, ancien secrétaire de Bonaparte devenu chargé d'affaires à Hambourg. Beugnot ne précisa pas si les coupures russes furent mises en circulation, mais il est probable que ce fut le cas puisque l'armée du tsar rechercha les fameuses plaques en 1814. Après la chute de l'Empire, plusieurs pamphlets furent publiés, qui révélèrent l'affaire au grand public, tandis que des négociants, qui avaient été payés dans cette  » monnaie de singe « , portèrent plainte contre Savary, Desmarets et Schulmeister.
Pour ne pas gêner ses relations renaissantes avec les anciens adversaires de la France, Louis XVIII allait étouffer l'affaire.

Notes

(1) " Napoléon déclenche la guerre totale ", Historia, janvier 2001, pp. 52-57.
(2) Voir, récemment, A. Montarras, " Le renseignement dans la préparation de la campagne de Russie de 1812 ", Revue Historique des Armées, n° 4, 2000, pp. 3-12. On attend avec impatience la publication des travaux d'Alain Montarras qui est un excellent connaisseur de ces aspects sur lesquels travaille aussi l'universitaire polonais Andrzej Nieuwazny. Du côté des ennemis de la France, l'historienne anglaise Elisabeth Sparrow a fait avancer d'un grand pas les études sur les activités d'espionnage des agences anglaises dans son Secret Service (Londres, 1999).
(3) Le témoignage du graveur Lale a été publié dans Papiers et correspondance de la famille impériale, 1870, t. I, pp. 289-318.
(4) Les complices de cette opération la poursuivirent pour leur propre compte après le traité de Lunéville. Ils furent arrêtés en 1803. Le graveur Fournel, compromis dans cette affaire, fut réemployé par la suite par le ministère de la Police. Voir A. Montarras, " Fausse monnaie ", Dictionnaire Napoléon, 1999, t. I, p. 790.
(5) Attestation du duc de Rovigo, Papiers et correspondance de la famille impériale, t. I, pp. 292-293. La délivrance de telles attestations et sauf-conduits par Savary se justifiait par le fait que plusieurs des administrations d'origine des faussaires avaient reproché à leurs collaborateurs de ne plus être assidus.
(6) Les ministres des Finances (Gaudin), du Trésor (Mollien) ainsi que le secrétaire d'État Maret étaient sans aucun doute eux aussi dans la confidence.
(7) Lettre de Mollien à Napoléon, 19 mars 1810, citée par J. Arnna, Napoléon Ier. Lettres au comte Mollien, 1959, p. 167.
(8) Napoléon à Savary, 11 août 1813, L. Lecestre, Lettres inédites de Napoléon Ier, 1897, t. II, p. 281.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
437
Numéro de page :
13-16
Mois de publication :
oct.-nov.
Année de publication :
2001
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